Dix-huit mars

(extrait de "Autre chose", Le Seuil, 1959)

 

Le premier soir du printemps, quand la température est assez douce pour qu'on puisse à nouveau s'arrêter dehors, au sortir du repas un doute nous vient, une hésitation, un soupçon peut-être. La nuit semble s'ouvrir sur des profondeurs nouvelles et pourtant elle se ferme, ce n'est plus l'obscurité maigre et sale avec laquelle on se pressait d'en finir, une qualité confortable l'imprègne au contraire, diffuse, comme d'étoffes et de coussins où l'on aimerait s'attarder mais sans repos, dans l'espoir d'on ne sait quel plaisir, de gestes sans fatigue, de muets échanges. L'ombre entre les maisons paraît celle, fragile en même temps qu'épaisse, de ce qui pourrait être une aile sur les toits s'il n'en fallait parler de façon moins grossière, la dégager plutôt de l'ensemble fini des paroles, comme parfois le feu se révèle à une altération de l'air. On voudrait dire... mais justement on ne peut rien dire et pas même ceci. Le bleu est d'une encre plus sombre, cependant nous sommes en deçà du regard; les bruits sont de tous les jours, et nous vibrons à l'unisson d'autres rumeurs. Vibrer, voilà bien le dernier verbe où nous tenir - et jusqu'à notre peau que nulle brise toutefois ne frôle - mais encore ne peut-il s'agir que d'un mouvement très ralenti, presque immobile bien qu'il soit intense, et dépouillé, purifié, abstrait - mouvement d'une voix sans mots, lumière aveugle. Autre chose brusquement est là, existe, et nous livre à l'inquiétude.
Sans doute dans la forêt des animaux se sont mis en marche. Les passants qui n'ont pas encore dîné se hâtent, heurtent de l'épaule, à l'entrée de la salle, ces autres dont le pas rapidement se raccourcit, amorce une courbe puis s'arrête, étonné semble-t-il de se découvrir incertain. Le projet qui l'instant d'avant commandait d'aller vite, de soudaines distances le rendent inatteignable, feraient presque douter de sa permanence. On erre entre les groupes qui sur le trottoir tardent à se former, puis, à peine le sont-ils, en une lente dérive se défont; feutrées, les conversations s'éteignent à quelque inutile détour, faute d'entamer la douceur un peu fébrile dont s'imprègne jusqu'au timbre des voix. On suspend le geste amorcé, retient son souffle. Peut-être ce qui empêche de s'abandonner tout à fait est-il un sentiment voisin de la réserve, celui-là qui fait suivre des yeux, avec un mépris mêlé de reproches, les quelques-uns qui rient et parlent haut: pour lesquels cette soirée n'existe pas encore, ignorant qu'après l'entremets il n'y aura plus rien à faire, ou qui la connaissent et déjà ne la supportent pas et fuient, comme c'est une façon de se distraire que d'être attentif aux promeneurs. La nuit seule est importante, que malgré tout on continue de chercher dans les attitudes et les regards et que l'on croit voir, compacte, s'insinuer entre les manteaux jusqu'au milieu des cercles de parleurs; la nuit, ou plutôt cet appel d'inconnu qui semble provenir de sa plus intime substance et forcer la nôtre, si persuasif et fort qu'il faudrait pour le taire se décider à quelque éclat ou au sommeil bien que l'impatience qu'il met en nous, gâtant d'avance les choses désirables, on sente qu'elle résistera et qu'il faut choisir de s'en montrer curieux. Alors on hésite à regagner sa chambre, et, après s'être attardé dans un café, avoir attendu quelque anonyme ami, on part, choisissant au hasard entre les rues.

Comme des bêtes familières les objets sont sortis avec le soir, ceux du moins dont la vie est nocturne, les porches, les urinoirs. Leur présence rassure, et l'espèce d'indifférence qu'ils manifestent pour les perspectives, cette diminution parallèle des platanes qui s'effacent dans la distance et sombrent. Sans halos glissées entre les arbres les lumières proches créent des zones de refus - le poli d'une branche, une fourche - où la nuit semble niée bien qu'elle en ronge les bords, mais elles ont cette assurance des choses qui vient de leurs limites. Cependant elles se répètent et plus loin la nuit les use davantage, on ne voit pas qu'elles éclairent mais seulement, réduite de plus en plus, une forme blanche voisine du cercle et qui se multiplient, se resserrent, vont à la ligne après leur nom que sur un rejet elles nous laissent. LUMIÈRE, on recueille le mot pour qu'il résonne en nous mais il se tait - ampoule au filament plus vif, globe, surface de bois que la première malgré le second détache. On tient devant ses yeux cette construction de lettres qui n'en sont plus, trait de courbes fermées puis ouvertes et closes encore, un instant brisé, enroulé de nouveau avant qu'un segment ne l'arrête mais qui devrait s'ouvrir sur un autre trait, un autre mot, se prolonger vers l'arrière comme une amorce de lien invite en avant à le faire. On voudrait forcer le dessin vers ce qui n'est pas tracé - qui ne peut l'être - et pourtant tout est dit, rien n'apparaît entre des lignes que nul indice ne révèle, de même que le tronc, le verre, le fil incandescent, ne sont que les témoins d'une onde particulière. On tenterait, dans un dernier effort, d'en situer le foyer et mesurer l'angle si notre regard, plus averti que nos idées, ne glissait le long du pointillé des lampes, décidé à ne pas voir, sautant où les feux se réduisent à l'opacité du mot, jusqu'à ce mouvement de fin de rue où la nuit, mystérieuse et pénétrable, se coule au ras du sol. Le dépit cependant demeure - et se crispe jusqu'au désir - de n'avoir pas accès aux métaphores lumineuses où d'ordinaire, est-on la proie de pareilles attaques, on trouve à maîtriser son impatience, comme si notre attente devenait promise à la déception. Et peut-être, parce qu'il s'agit bien de cela, et de n'attendre rien que l'imminence à chaque pas repoussée d'une révélation qui ne viendra plus, dont l'instant est passé mais dont subsiste la certitude, peut-être va-t-on prendre la deuxième rue à gauche et rentrer chez soi, quitter enfin ce pardessus auquel on a dû en octobre une impression d'élégance et presque de richesse, dont pendant tout l'hiver on a goûté le confort, l'épaisseur du drap et sa résistance au vent comme à la pluie, et dont le poids nous gêne à présent que la nuit est tiède, adoucie par l'averse de six heures. Il pesait autant dès la première fois mais d'autres sentiments l'emportaient alors, des sensations plus fortes: il y avait, de nous à lui, des rapports certes moins subtils que ceux par moments établis avec le jour, qui toutefois aidaient au bonheur d'exister, nous fournissaient en petits plaisirs sur quoi s'appuyait notre conscience; des liens qu'on ne tendait pas trop, qu'on gardait lâches au contraire pour se laisser mieux surprendre - et c'étaient de brusques éclaircies, des rires, un épanouissement des choses et nous vivions plus avidement, de cette façon gourmande qu'on a pressentie sur le trottoir, mais trop vite, ou d'une manière inattentive.
Et maintenant tout est rentré dans l'ordre, la nuit a déposé toute séduction dans le souvenir que déjà on en garde - un souvenir de promesse qu'il faudrait savoir oublier.

Si l'on regagnait sa chambre ce serait en traînant du mieux possible, en cherchant au hasard un prétexte à s'attarder. On finirait par rentrer quand même, anxieux dès la porte d'une visite ou d'une lettre au courrier du soir. On aurait acheté un journal. On se mettrait à lire, commençant par la rubrique des spectacles ou les faits divers, quelque chose de rapide. On s'attaquerait aux mots croisés avec l'espoir qu'ils fussent difficiles, mais pas trop, crainte de renoncer. Ou bien on s'accouderait au balcon et regarderait les fenêtres de la cour intérieure, dont pour la première fois quelques-unes sont ouvertes à cette heure, recenserait ces habitants de l'immeuble qu'on n'a pas vus depuis quatre mois, écoutant la radio du cinquième, guettant l'ombre des bonnes sur le verre dépoli des cuisines. On s'apercevrait qu'un pan du crépi s'est effondré, le contrepoids de l'ascenseur descendrait en grinçant sur les rails. Puis, las de voir que ce dont on manque ne se trouve pas dans cette ombre fermée, à peine entamée de rectangles jaunes, on rentrerait dans la pièce, et, fenêtre entrouverte - car on ne pourrait se soustraire tout à fait à la respiration même retenue de la nuit - on s'allongerait sur le divan, bras repliés sous la nuque, à même le couvre-lit. On allumerait une cigarette, suivrait des yeux la fumée blanche devant les rideaux, noire contre le plafond, coulée en volutes molles. On n'aurait envie de livres non plus que de musique. On s'appliquerait à quelque événement de la journée, en ferait le support de rêveries fiévreuses où l'on se donnerait le meilleur rôle. Sans doute irait-on boire au robinet de la salle de bains ou mouiller son visage. Alors, comme on se rend à quelque lieu de travail obligé on s'installerait à sa table et commencerait d'écrire, disant qu'on n'a rien à dire, que nul mot ne reste où s'appuyer, que même on n'a plus le moyen de chercher ailleurs puisqu'on manque d'un point de départ, n'importe; on s'arrêterait aussitôt entre continuer et se taire, la difficulté de s'exprimer et un désir d'expression d'autant plus insistant qu'il n'aurait de prétexte que lui-même. On rechargerait un stylo pourtant à moitié plein. Et l'on déciderait brusquement, tel un insecte affolé par le feu choisit d'y brûler son aile, que le premier soir du printemps...
A marcher, on gagnera en aventure. Il est possible qu'on rencontre des amis qui proposeront de les suivre, et l'ennui de leur soirée qu'il faudra partager deviendra presque agréable d'avoir été inattendu. Du moins ressentira-t-on cela comme un espoir, moins tenace toutefois que celui de ne voir personne, puis on pensera qu'on va la croiser à l'angle d'une rue et que ce sera tout naturel, comme si on n'avait pas décommandé le rendez-vous. Elle portera sa veste de daim et sans doute une robe bleu pâle, celle qu'elle n'a pas mise depuis au moins huit jours et dont on aime le décolleté en triangle, ouvert au creux des seins. De sa main gauche, gantée, elle tiendra son sac et le gant de la main droite qui balaiera sa jupe au rythme de la démarche, car elle sera pressée, elle l'est toujours, ou du moins elle ignore ce qu'est flâner. Elle ne se doutera de rien et rapidement on se dissimulera derrière un promeneur, ou son journal, sans trop de brusquerie qui risquerait d'attirer le regard. Ou bien elle regardera sans comprendre, ses yeux soudain marqueront la surprise - elle s'arrêtera une seconde -, et alors il faudrait qu'elle n'interroge pas, ne s'étonne pas, qu'elle ait oublié qu'on avait du travail et ne s'impose qu'un instant, puis disparaisse, jusqu'au rendez-vous remis à demain; qu'elle ait senti que l'un de l'autre on ne pourrait rien apprendre ce soir mais seulement se répéter, à la différence d'hier ou d'après, peut-être d'une autre femme... Sans l'avoir désiré vraiment on sera parvenu dans un quartier lointain, mais qu'on a connu avant elle, où sur le seuil des hôtels des voix murmurent au passage. On s'engagera dans la plus sombre rue. Et dans le moment que cette possibilité nouvelle trouvera à s'accomplir, et que même on jouera à longer de près le plus grand nombre de filles, parcourant tous les passages, changeant de trottoir à bon escient, adoptant cette allure hésitante qui fait que la femme insiste, on sentira bien que ce n'est pas cela non plus qu'on est venu chercher mais plutôt le contraire: le plaisir de rejeter les êtres; on insultera les filles à mi-voix, bousculant les plus hardies; on aura des jurons pour les hommes restés debout aux carrefours, comme s'ils ne savaient pas que plus rien n'existe de ce qui était, qu'ils en ont pour quelques heures au plus. Rieuse découverte, ah ! si on a rêvé de rencontrer des amis c'était pour les éviter, puis, en s'arrangeant pour en être vu quand même, les placer devant leur propre vide. Et si on a pu craindre de la croiser, s'exagérant juste assez cette peur pour qu'elle devînt un plaisir, c'était afin de confirmer qu'autre chose est bien en jeu ce soir, malgré la difficulté de s'en rendre maître, ou à cause d'elle - cette qualité de mystère qu'a empruntée la nuit et que pour aborder il faut, d'abord, s'être débarrassé de ce qu'on croyait connaître: des objets, dont on a cessé de s'occuper, puis des êtres. Ignorants qui pensiez détenir quelques vérités, ce n'étaient que des pensées d'hiver !

Il pleut. On ne saurait dire quand les gouttes ont commencé de choir et déjà elles passent nombreuses, glissées entre la nuit et soi, comme pour marquer mieux la distance de l'ombre à l'exaltation, mais distraite, par quoi on s'efforçait de lui répondre. On marche contre le bloc liquide que le vent incline à sa rencontre - et qui n'est pas un rideau puisqu'il n'en finit plus de s'approfondir -, mains aux poches et tête dans les épaules, col relevé, fermé du mieux possible à l'insinuation patiente de la pluie. L'eau pose cependant à intervalles une fraîcheur sur la cheville et l'on prend brusquement conscience, alors que la jambe tendue vers l'arrière se mouille encore, de la longueur nouvelle de son pas. Avec amusement on prête attention au fonctionnement de sa mécanique, à l'immobilité de ce qui ne concourt pas à la marche et qui, comme on craint de voir se vider au moindre heurt les petits réservoirs de ses cheveux et des plis de son manteau, avance sans un geste, porté par le balancement rapide d'en dessous. Ainsi, au lieu de la subir a-t-on l'impression de maîtriser la pluie en l'obligeant à s'entrouvrir, telle une île entrave le courant, et si au poignet gauche une dure masse froide vient de s'abattre sous le gant, cette concession sans importance ne rend que plus agréable l'ampleur de sa domination. Afin que celle-ci soit complète, on baisse la tête à contre-pente de l'eau, les yeux fixés au sol par l'inclination du crâne, et le regard, ainsi occupé du trottoir seulement, en découvre le spectacle: on n'a jamais remarqué tant d'excréments de chiens ni que leurs formes fussent si variables, leurs tailles si diverses, leurs couleurs si nuancées; certains semblent tout frais, mous, sont d'un brun presque jaune sur quoi la pluie met des éclats de chrome; d'autres au contraire, plus anciens, foncés, ridés par le froid des nuits précédentes, se liquéfient à peine et tranchent sur les gris du sol, cette juxtaposition de petites mares qui ne sont souvent que des reflets et dans lesquelles, éphémères et toujours remplacées, les gouttes dessinent des cercles blancs et noirs sitôt brisés. Ces déchets-ci paraissent reprendre souffle, s'affirmer par ce qui n'est plus l'ennui de l'averse mais une quête amusée - ainsi que les morceaux de ficelles qui, écrasés par trop de pas, avaient fini par s'incorporer au goudron et que la pluie, en les gonflant, rend à leur aspect de ficelles. Les bouts de cigarettes ont triste mine par contre - du tabac s'écoule de leurs blessures. Et de même que de la densité plus ou moins forte des débris de chiens, et de leur fanure, on peut induire l'application des concierges, de même les agglomérats de tickets d'autobus encrés, ou de métro poinçonnés, permettent-ils de vérifier à coup sûr, en se risquant à lever les yeux, en quel point de la ville on vient de parvenir. S'il faut traverser une rue, alors, laissant penché son visage mais ne regardant plus, on confie l'attention à l'oreille, inquiet de ce chuintement des roues qui sur la chaussée, mêlé au bruit des moteurs, fait un fond sonore presque indistinct. Puis, franchi d'un bond le ruisseau qui se bouscule contre l'autre trottoir, on retrouve aussitôt son immobilité rapide, à peine irrité d'une cascade sur la joue qui en le renouvelant, entretient le plaisir de la promenade: on aime ce ronron de l'esprit tournant à vide sur lui-même, déchiffrant au lieu de défricher, à fatigue moindre. Mais alors, comme si le moyen de s'en sortir ne s'offrait qu'au niveau le plus banal et si le dénuement devait avoir, d'abord, atteint aux limites les plus pauvres, à cette remarque on dirait que la nuit bouge, qu'on l'habite mieux, qu'elle s'entrouvre un instant sur quelque lumière inconnue mais visible par transparence, puis recouverte, et dont on a pu recueillir un reflet qui faiblement en soi la prolonge, se souvient, assure au moins d'une expérience manquée. Il n'y a déjà plus que des lampadaires, des enseignes, leurs éclats disposés sur le sol comme sur la palette d'un mauvais peintre. La nuit s'est retirée au bout de la rue nouvelle, on peut les choisir plus obscures elle n'est jamais qu'à l'autre extrémité, mais qu'importe: on marcherait longtemps jusqu'à n'être plus que passage et l'écho de son pas, brisé par une musique désolée, comme accordée au bruit de tous les pas qui se mêlent aux siens avant qu'on s'en détache, dont on ne pourra plus se détacher; on laisserait partir le dernier métro, s'effacer tout à fait les lumières. Par une faiblesse plane et parfois à peine musclée, comme de la mer assoupie une vague trouve à naître et glisser au sable, on serait porté jusqu'à l'aube, filant de la distance entre le monde et soi, sa chambre et soi, une impossibilité d'entreprendre un déjà long retour...

Alors on hésite entre les rues du carrefour, après s'être attardé dans un café, avoir attendu quelque anonyme ami.

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