Les pierres

(extrait de "Autre chose", Le Seuil, 1959)

 

Quelques gouttes espacées tombent encore mais un rai de soleil perce vers l'ouest entre les nuages, plutôt un pan jaune lavé qui doit être la lumière. Sur la véranda une mince couche de buée efface le paysage, n'en laisse voir qu'une image imprécise, comme tremblée, qui semble le repousser où la sensibilité au jour, mais aussi à l'humidité comme au froid, ne seront qu'une même approche. Une lame très vive rase la pierre, frappe aux chevilles et la douleur se déploie en une nappe épaisse, enveloppe les jambes puis la taille, vient aux épaules. L'eau sonne sur le toit de zinc, se condense en petites masses vives qui glissent le long du verre, s'arrêtent et bientôt reprennent leur hasardeuse dérive, à contre-pente du courant d'air.
L'anneau de vieux cuivre incommode parce qu'il n'est pas rigide, que son poids ramène contre la serrure si on le saisit mal, tourne sans heurts mais la porte vitrée résiste, coincée vers le haut, à gauche, du côté opposé à celui des gonds, par cette même rouille en boucle sur la fermeture, vibre sous deux, trois secousses, cède - les gouttes redressent leurs trajectoires, toutes chutes précipitées.
Sur la haute marche du perron il tire une bouffée de cigare, respire comme s'il y trouvait un réconfort, mais vite. Il tremble: " Temps frais, nuageux, avec averses sur la partie ouest de la France ", selon qu'a dû le répéter sa mère, ou son frère, ou quelque autre personnage, avant ou pendant le repas. Il descend un degré, rajuste son veston car il a froid vraiment, " le printemps est en retard ". Ses yeux, par-delà les basses marches, l'allée parallèle, la plate-bande sans fleurs (ou peut-être y en a-t-il: des plants de tulipe?), la pelouse en pente jusqu'au chemin de la ferme, la mare entre deux haies, ses yeux fixent un point de la colline d'en face. Il regarde la départementale incurvée à mi-hauteur (tout est courbes, dans le bocage), ou la prairie et ses arbres nus, des animaux; ou bien il contemple, au-delà du lourd repli, l'averse qu'il a vu un jour, un autre jour d'autres vacances de Pâques, surgir à son sommet, noyer le pré, atteindre la mare, le chemin, la pelouse, qu'il a entendu crépiter sur la véranda où déjà il se trouvait à moins qu'il ne fût dans le salon, à la plus proche fenêtre du Salon Blanc.
Il jette un coup d'oeil vers ce qu'il devra donc appeler la lumière puis il se décide, descend le perron ou plutôt le dégringole, entraîné par son poids plus qu'il ne l'attendait, fléchit la jambe sur l'allée pour ne pas choir, puis, tournant, se redresse sans dommage. Et s'il choisit la gauche, l'ouest, pour sa marche hésitante qui ne paraît pas avoir d'autre fin qu'elle-même, qu'un départ et peut-être une fuite, ce n'est pas tant l'accroc de soleil, ni la route qui vers la droite barre l'allée, que la pente descendante, reposante, entraînante que suit l'avenue dans son orbe jusqu'à la ferme, sous la pelouse à taupinières. Ou peut-être, parce qu'à gauche sont les arbres, le massif de rhododendrons sous les fenêtres, le frêne des cuisines, le bosquet de houx et de buissons à boules blanches en été, peut-être est-il entré dans le chant des gouttes, le bruit mou qu'elles ont en tombant non plus du ciel mais du toit puis des branches; leur note plus ou moins flasque selon le gravier, le sable, l'amorce d'une flaque dans l'ornière; si différente de la ville où l'eau s'échappe par le seul trou de la gouttière, rebondit sur les avancées du cinquième et, parfois, de l'entresol, s'écrase dans la cour avec un bruit plus net, plus haut que celui de sa chute aux étages.
Suspendues à la barrière de l'enclos, en face du houx qu'en fuyant un merle a secoué, de brillantes billes apparaissent et se gonflent, distendent leur mince verre comme sous l'action d'un souffleur - et croit-il qu'elles vont éclater elles tirent un peu sur l'attache, l'éprouvent, la brisent et coulent dans l'herbe, sans que nulle jamais ne tinte. Il aimerait pourtant que quelque chose sonnât clair, correspondît à ce à quoi confusément il aspire, la lumière, un rire, une fille aimable; que le brusque soulagement du perron (et vraiment le paysage s'était rué sur lui, comme une averse des lointains se précipite) ne se perdît pas en ces cheminements obscurs où l'eau patiemment s'obstine, s'infiltre silencieuse entre mottes et brindilles. Mais après le plain-chant et le bond elle progresse encore, pourrissement, moisissure. Les troncs - celui du chêne près de la barrière - les morceaux de bois coupé noircissent. L'herbe, comme foulée, ternit telles les plaques moussues, spongieuses, des planches appuyées contre la remise. Un arceau de fer rouille l'eau recueillie. Parfois un brin se redresse, une brindille, l'allée colle à son gravillon; et qu'attendre en effet de ces minutes d'après la pluie quand celle-ci n'est plus que souterraine, et que seules luisent les gouttes arrêtées par les branches, si le jour est trop faible pour atteindre le sol, toucher les traces? Ouverts, les nuages passent rapides mais vont glisser sous d'autres nuages, moins sombres mais sans brisures, et tandis que d'ordinaire ils sont assez vifs et désordonnés pour que le soleil y trouve passage, la lumière de l'ouest est disparue, dissoute dans la fraîcheur qui peut-être monte ou qui achève de tomber: qui est là (elle a pris position entre les arbres, au ras de l'herbe), mais sensible à la peau mieux qu'à l'oeil puisqu'au contraire les couleurs, dans la netteté neuve des contours, opposent avec plus de vigueur leurs clartés éteintes; à peine, sur le coteau à droite de la basse-cour, une brume dans la distance. Mais de son mouvement ce léger flou comme d'une fumée - il ne saurait décider tant l'eau met d'entêtement à choir, et d'amour-propre, d'habileté à se travestir lorsque sitôt tombée elle remonte pour verser encore.
Les résineux qui longent la laiterie, la remise à bois et le poulailler - adossés tous au mur nord du potager - sont immobiles car le vent ne souffle que dans les hauteurs, à mi-distance de la terre et des plus lourds et continus des nuages. Quelques branches toutefois se balancent un peu, noires de pluie, mais trop faiblement pour que les troncs ne craquent comme au début de la guerre, en 40, quand ils s'étaient réfugiés dans cette campagne pensant y être à l'abri et qu'il avait eu de longs mois de vacances, avec pour jouer la basse-cour et la ferme. Le soir, poussé par un sentiment de crainte et d'attrait irrésistible, il gagnait le passage entre les bâtiments et les sapins, ici où l'ombre se prend dans les branches sans jamais tout à fait s'en défaire, si bien que le jour n'y est qu'une nuit moins sombre. Il regardait la femme nourrir les poules ou préparer le beurre, parfois des hommes scier le bois. On allumait dans la laiterie, un peu de lumière rampait jusqu'au seuil et aux ornières du chemin, boueux et feutré d'aiguilles, défoncé par les charrois. Des voix se hélaient au-dehors, chargées lui semblait-il de mystère et d'audace. Un homme entrait, mal rasé, entrechoquant sabots et paroles. La femme répondait avec douceur, ou riait, tandis que des taches brunes s'enroulaient sur le carrelage parmi le petit-lait, et lui continuait de tourner la baratte avec un bonheur que doublaient la nuit, la menace du vent et du retour aux cuisines, à la porte des cuisines qui grincerait en tournant et qu'il repousserait avec force, sauvé; alors il serait aux bonnes pendant quelques quarts d'heure jusqu'à la cloche du repas, au moment de rejoindre les autres.
Foulant au pied des orties, en écartant du coude tandis qu'il se courbe entre deux branches il émerge des sapins sur l'allée qu'il a quittée tout à l'heure, il y a longtemps et trois minutes au plus, et qui s'infléchit entre les pommiers vers la ferme, au bas de la pelouse. La fraîcheur le saisit, dont les arbres comme des chaumes juxtaposant leurs ramures l'avaient un instant protégé. Il tousse - une toux humide aussi, molle, sans le tranchant des hivers. Le boqueteau de houx cache la maison dont il ne distingue plus, entre deux tilleuls mouillés, que l'angle nord-est où se trouve la salle à manger et son papier d'oiseaux des îles, roses et bleus, qu'il persiste à mieux voir que celui jaune rayé qui depuis l'occupation le remplace. Et peut-être y songeait-il déjà pendant cet ennuyeux déjeuner de Pâques où il a bu un peu plus qu'il n'était nécessaire, non pour être ivre ni gai mais précisément " parti ", ce qu'il a réussi d'ailleurs puisqu'en plusieurs occasions il s'est aperçu, au silence soudain sur la table, qu'on attendait de lui quelque réponse. Il se souvient pourtant (mais il les a entendus dans une telle distance, à travers de si denses épaisseurs qu'il lui faudrait pour en être sûr de pénibles efforts) des noms prononcés de quelques voisins qu'on projetait de voir. Encore - et cela est plus probable - de phrases comme: " Pâques est tôt dans la saison " - " Ce n'est vraiment pas de chance " - " Déjà, en 55... " - "Le Figaro annonce d'autres pluies ". De celle-ci il est même tout à fait certain car il a bu alors, d'un trait, un autre verre de cidre pour s'éloigner davantage, ne pas écouter la suite et oublier ce qu'il venait d'entendre puisque cette importante annonce, était-elle fondée, en le privant de la plus grande surprise réduisait le plaisir des jours prochains - bref instant solennel de l'ouverture des volets, suites d'un crépuscule, giboulées. A ce moment l'averse a battu les vitres (" Tiens, qu'est-ce que je vous disais! "), il s'est tourné à demi pour observer ce trajet des gouttes qu'il n'a fait que vérifier sur la véranda en sortant, après le café qu'ils ont pris au salon en fumant des cigares, avec un fond de calvados. Les fenêtres en étaient obliquement frappées, puis des pistes parallèles se sont ouvertes vers le bas. Et de cette pluie qu'il a moins accueillie pour elle-même que comme un soulagement (contre sa lâcheté sans doute, qui le privait de couper, de mordre), il s'est demandé s'il aurait assez de ferveur pour qu'elle subsiste, comme celle de l'an passé qu'il avait vue fondre vers lui, dans sa mémoire de ces lieux où malgré les Pâques annuelles il ne revoit, ou du moins n'éprouve, que des souvenirs du temps de guerre.
Sur l'herbe de l'allée les gouttes luisent davantage, vers l'est une région plus mince s'est formée dans les nuages d'où la lumière glisse diffuse : l'oeil souffre à trop les regarder, tandis qu'un semblant d'ombre, rêvée peut-être, paraît hésiter sous les arbres. Attentif à la boue qui macule ses semelles et parfois déborde sur le cuir, il remonte à pas très lents vers le château comme s'il allait regagner sa chambre, travailler sans doute, mais non: s'il a froid, sa tête brûle encore, le sang bat trop lourd à ses tempes et ses idées sont si confuses, son attention si brumeuse et instable qu'il ne saurait écrire que des mots sans suite ni mystère, des phrases qui n'en finiraient pas de finir et qui resteraient en suspens, enlisées plutôt, au milieu de la feuille qu'il faudrait raturer, gommer, surcharger alors, qu'il commencerait une seconde fois, une troisième, qu'il essaierait sur une page neuve mais sans d'autre résultat que plus de fatigue encore. Le vent est tombé jusqu'aux plus hautes ramures qui se redressent et se penchent, tandis que des nuages se défont: il a plu. Sur le marronnier quelques bourgeons, tout de même, ou plutôt des reflets comme sur le fourneau de sa pipe ceux d'une lampe - et lorsque dans huit jours il rejoindra la ville il trouvera feuillues les branches. Une semaine, c'est vrai, dans ce pays où les maisons se dispersent en hameaux, les arbres en bosquets, sans d'autre continuité que l'herbe de même qu'il n'a que sa faiblesse pour lier ces noeuds d'attention, ces pôles d'intérêt, ces pointes de conscience... Il faudrait boire moins ou plus.
La porte du potager, enfoncée dans le mur et dont une flaque défend l'accès, résiste davantage que celle de la véranda mais sans que la rouille intervienne, puisque le panneau est de bois gris fendu et que des jours irréguliers mais larges le séparent du cadre rongé de vers, mais on doit la tirer au lieu de pousser comme il essayait de faire, d'instinct, peut-être parce qu'il assurait mieux ainsi son équilibre au-dessus de cette eau qui l'oblige à s'écarter du seuil. La porte tourne alors avec un léger grincement des charnières, et, sitôt qu'il a franchi d'un bond la flaque où s'envase un copeau (une brindille, ou même une allumette), à son entrée le jardin se lève. Non: pas même un envol de grives; des arbres dressés parce que nus encore, quelques salades; une géométrie à ras de terre, plane, de cordeaux et de bêches; le mur éboulé en sa partie sud. Et la pompe au milieu (l'image s'impose, brutale), bleue comme un broc sur un tas d'ordures.
Elle ne l'est pourtant pas mais plutôt de couleur rouille, d'un brun sale et rougi qui mange la peinture passée, pâlie, délavée par trop de pluies qui attaquent le métal et le rongent, en plaques caillées comme d'un vieux sang. Et le bleu qui résiste avec de petites boursouflures aux bords, des failles, des craquelures annonçant qu'en d'autres endroits il va céder, n'a rien de l'éclat qui cependant l'a frappé comme il allait fermer la porte. Même, à présent que le panneau tourne sous l'action de sa main et va se replacer dans son cadre, c'est à l'état vétuste du loquet qu'il peut imaginer comment la pompe, plantée au centre de l'allée du milieu, à quelque vingt mètres de lui, a pu devenir cette chose terne et presque incolore qu'il a cru entrevoir. Le bleu vif qu'au même instant il a noté avec surprise, en revanche sans doute sur l'indifférence du jardin, ne peut être davantage celui de la pompe à l'état neuf comme il était possible qu'elle le fût pendant la guerre, puisqu'ils sont repartis avant l'hiver pour des campagnes plus lumineuses et sûres et qu'en été, cachée parles feuillages des pommiers nains, il pouvait d'autant moins l'apercevoir d'où il se trouve qu'il était alors de petite taille, il ne sait: un mètre, un mètre vingt au plus. Mais maintenant qu'avec plus d'attention il la regarde, ce qu'il voit est moins la pompe que, floue, comme en surimpression sur ce curieux échassier au cou replié, à l'aile droite à demi déployée bien qu'il soit au repos sur une patte semble-t-il, l'image d'une photographie prise en 40 sur laquelle il apparaît, enfant, au premier plan d'un groupe familial où ses frères et soeurs l'entourent tandis que les adultes, pour que chacun fût visible, sont légèrement en retrait, l'un d'eux assis sur le bord du bassin où tombe l'eau tirée. Dans le ciel du fond, si sa mémoire est bonne et pas trop détournée vers l'invention par le cidre, on aperçoit la masse pleine et sombre des poiriers portant leurs fruits, gonflés ou pas encore tout à fait mûrs, où il aimait planter ses dents avec, parfois, un léger saignement des gencives. Cependant, si l'on y voit une dizaine de personnes comme il croit en être sûr, le cliché fut pris de trop loin pour qu'on y distingue les poires (même grosses comme un poing, dont elles n'ont pas la forme), mais dans son souvenir le jardin maintenant presque en friche n'apparaît que luxuriant, débordant de produits et de fleurs au parfum lourd, sous des nuages de moucherons tournant dans la lumière. Qu'il s'efforce à plus de précision, ce sont les doryphores que pour une pièce de cinq francs il traquait tout le jour dans les pommes de terre, ou les fèves grosses et pâles qu'on cueillait le soir en famille, qui reparaissent avec une netteté suffisante pour qu'il puisse penser tenir là, enfin, une certitude. Par contre, rien n'est moins sûr à la réflexion que ce départ d'avant l'hiver dont il ne doutait pas jusqu'alors: il fallait bien au contraire que les journées fussent courtes pour qu'il pût gagner la basse-cour à la tombée de la nuit, s'y attarder à battre la crème puis rentrer aux cuisines où il traînait quelque temps entre le fourneau et la table, avant l'heure du dîner. Ce qui l'a trompé sans doute est cette mémoire où le soleil et les fleurs ont toute l'importance, non que le ciel ne fût jamais nuageux ni les herbes hautes, mais il apprenait avec trop de confiance la beauté du beau temps, le charme des pétales et des parfums, pour prêter attention à ce qui n'était pas ces poncifs ou d'autres, comme s'il y avait faute à goûter aussi les nuages et l'averse, cette après-pluie où il trouverait à présent son plaisir si... Sur le cliché, dont les traits lentement s'organisent vers plus de précision jusqu'au moment où, désireux qu'elle soit complète, par un dernier effort il en perd tout à fait l'image, c'est un sourire heureux qu'il adresse à qui regarde. Mais justement...
Au pied d'un groseillier contre lequel une ortie se hausse, une pierre beige où manque un éclat accroche son regard, à demi enfouie dans le sol. D'autres d'ailleurs l'accompagnent, de grosseurs, de teintes et peut-être de natures différentes, plus ou moins terreuses, tapies, qu'on distingue surtout en bordure des plates-bandes comme si le jardinier, en retournant le sol, les avait jetées à dessein entre les endroits qu'il aurait dû gratter et ceux où germent les semences. Cela forme une sorte de ceinture, de zone franche abandonnée aux pissenlits et que surmontent, coincés dans le haut fendu de piquets, les sachets de couleurs où était la graine qu'ils permettent à présent d'identifier. Chaque planche ou presque en est entourée sauf celle des laitues, plus nette, tandis que plusieurs sont livrées au contraire à des herbes parfois épaisses sous lesquelles on trouverait sans doute, en écartant les brins, d'autres de ces cailloux qui un à un, maintenant que l'averse est passée, émergent de leurs refuges. Contre l'ortie un escargot colle à la terre humide, dont il s'amuse à bouger les cornes à légers coups de semelle. La pierre - celle qui la première a retenu son attention - en est proche et le sillon baveux rampe vers elle, voisine aussi par le terne éclat, le camouflage, proche également de lui et c'est même cela qui fait la différence: à portée de main, il suffit de se baisser pour la prendre. Un peu de boue s'accroche à sa face inférieure et salit les doigts. Il la glisse dans sa paume, la soupèse, et après qu'elle a fait deux ou trois bonds soudain il l'assure mieux, détend son bras, lâche - avec violence elle échappe en direction de la pompe, sa courbe tendue se brise, trop haute, sur la branche d'un poirier. Mais déjà il en a pris une seconde, la lance, en ramasse une autre. Imprécises elles passent à droite, à gauche, courtes ou longues, du but qu'il leur désire avec une joie farouche, une façon de sauvagerie qui le libère, le dégrise, exprime enfin le mauvais rêve où depuis une heure il se débat. Rien ne compte à présent que la recherche des projectiles, leur forme et leur poids dont dépend la manière de s'en servir, et surtout cette parfaite trajectoire qu'il lui faut mériter à force de patience, elle et sa fin sonore, franche, sur le métal. Une pierre a heurté le bord du bassin, sauté comme de surprise, puis elle est tombée à l'intérieur avec un bruit sourd et mouillé montrant qu'il était plein. Une autre, frappant un arbre, ricoche sur le socle. Il s'agit surtout d'adapter le geste à chacune, d'évaluer, jauger, mesurer d'un coup d'oeil, de communiquer à ces choses amorphes et mornes la volonté de détruire qui l'habite; de ne pas s'emporter, qui serait inefficace, mais garder tête froide; avec obstination de se prêter à cette mystérieuse épreuve de force dont il n'a d'autre idée que le soulagement qu'il en éprouve, mais qui, déjà il est sûr, répond à un besoin d'autant plus pressant qu'il se l'est plus longtemps dissimulé: ce bonheur quand, enfin, une pierre sonne creux sur la pompe! Une autre encore, une seconde est nécessaire, puis d'autres, il importe d'en finir et d'être seul. Sans excès: ne rien précipiter, pour aller vite. Se détourner aussi de comprendre, aller au plus urgent. Un autre jour il interrogera cette confusion dont il commence à se défaire - qui commence à s'échapper de lui; comme un objet il la tiendra sous son regard mais jusqu'à reconnaître son secret misérable, quelque sentiment sans importance puisqu'il se manifeste sans plaisir, et dont l'emprise qu'il exerce sur lui marque un affaiblissement de son courage; quelque chose d'encore mystérieux, sur quoi il manque de clartés mais qui n'aveugle pas de lui-même, lié au bonheur de la pluie comme à la difficulté d'en jouir, à des souvenirs d'insouciance; qui le pousse au mensonge puisqu'il semble bien que la photographie dont il a cru se rappeler n'a jamais été prise, ou plutôt qu'il vient de le faire à partir de clichés qu'il trouvera dans les albums, comme si tout moyen était bon qui pût éveiller sa violence; quelque chose qui s'est cristallisé sur la pompe, absurde de ce qu'il lui ajoute, et sur laquelle une cinquième pierre vient de s'écraser, insuffisante et qui pourtant l'affirme davantage, lui et sa différence. Il commencera par vérifier que sur le tas d'ordures qu'il a vu hier, pendant sa promenade jusqu'au bourg, se trouve un broc d'émail bleu, percé mais de couleur demeurée vive, tranchant sur l'entourage. Puis il pourra se dispenser peut-être de questionner sur les dates, les saisons, les hivers, renseignements dont il faudra se méfier d'ailleurs car qui les détient devrait se taire ou brouiller les traces. Ensuite... C'est environ la douzième pierre. Tout en lançant il a fait le tour du jardin par le chemin de l'extérieur, évitant l'allée centrale qui l'eût conduit à toucher la pompe. Une douleur à l'épaule remplace son malaise, il ne sent plus en lui qu'un léger vide qui s'élargit et se creuse, un peu crispé, qu'à plaisir il va combler tout à l'heure: il marchera longtemps dans les fougères. Contre la porte il ramasse un dernier silex, jaune, au grain lisse en deux endroits marbré de mauve, où la boue fait des taches plus sombres. Il se retourne et sans voir, car cela n'a plus d'importance, rassemblant ce qu'il lui reste de fatigue, en jurant il la jette à toute force, le plus durement, le plus violemment, le plus brutalement qu'il peut.
Puis il sort.

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