La plage

(extrait de "Autre chose", Le Seuil, 1959)

 

POUR PHILIPPE SOLLERS

Le Martray, île de Ré

 

La plage est une géométrie où la rigueur s'effrite. Le vent, la mer, tout ce qui, plus mobile et plus libre, attaque et se retire, altèrent la courbe, plissent la surface, érodent le volume. L'étrange est que de ces opérations très peu mathématiques naisse la figure.

Bruit de la mer par faible vent : un ronflement sur une note trop haute pour ronfler, une vibration trop basse pour vibrer. La brise échevelle la chose, embrouille l'oreille, emmêle les mots. Cette voix ironise à force de mystère.

Paisible visage, lèvres murmurantes - la vivacité du souffle m'étonne.

Effluences : une fraîcheur sur le cou, les joues, les narines et la lèvre. Veux-je respirer le flot, je ne sens que mon nez qui de l'odeur me sépare.

La faune marine est un assortiment d'oiseaux. Les poissons ne hantent que les halles, les cageots à glace, les plats longs et les natures mortes.

(Notons que la mer n'est pour nous que sa surface...)

Les oiseaux de terre sont brouillons; ceux de mer ont la rigueur de signes, ponctuation du flot.

 

Partout, de droite et de gauche, sous le pied comme alentour, des océans de sable entre deux algues.

Volupté du sable : le caresser du dos des doigts ou du plat de la paume, d'un mouvement rythmique et lent, de la pression la plus émouvante. Atteindre à l'humide. Parfois un galet ainsi dénudé se rencontre, dont la consistance plus ferme enchante.

Être sensation pure. Soleil, sable, vent. L'esprit déboutonné cabriole, échappe d'un bond à quelque femme connue ou à connaître.

 

La mer a pour elle d'être ce qui sous le ciel d'horizon se prolonge, tandis que le ciel sur la terre s'écrase.

La texture du rivage détache ses mots, aligne ses phrases, découpe ses paragraphes, lance ses opinions, décoche ses traits, articule son langage. En vain tenterait-on d'arracher fût-ce un mot à la mer: celle-ci n'est qu'un contexte.

Puissance de la mer : le vent, sur elle, ne relève plus de l'air mais de l'eau. La plage est du sol concédé. Par la pente d'un arbre, l'odeur d'un souffle, le cri d'un oiseau, la mer plante des sentinelles jusque très loin du rivage.

A terre sonnent des horloges, avancent des aiguilles, se consultent des cadrans, se fabrique un temps qui tourne en rond. Le flot, ce grand sablier, ne remonte jamais à la même heure.

La mer happe d'une main, engloutit, macère puis dégorge : dira-t-on qu'elle manque d'esprit critique quand pour une perle, une tenture, une oeuvre enfin, elle amoncelle les débris, entasse les ébauches, expose les brouillons, brandit les ratures ? Peut-être, mais l'esprit de suite l'habite, et la rigueur.

Sa merveilleuse obstination dans l'approche : ses colères sont rares, ses désintéressements inconnus. Mer attentive à perte de cadences.

 

 

La mer après l'amour au sable laisse des ceintures, après ce qui fut donc plus que langue contre dents.

L'eau caresse et déplie les surfaces, et le sable sec est dans un désordre de femme insatisfaite.

Avec ses linges, ses chevelures, ses chairs apprêtées, la plage, experte d'évidence, appelle à l'amour, est la plus grave des antichambres.

L'empreinte d'un être humain n'est belle que sur la plage, et si quelque sable retenait mon pas près du pas d'une femme aimée j'y reviendrais le soir, contre les vagues.

 

 

Ainsi les mots ont échoué sur ma page, chargeant ce terrain vague d'un fatras où quelque formule attend peut-être qu'on s'y penche. Et certes l'écriture est le véritable inventeur de mon univers : je découvre à mesure ce que je nomme. En la décrivant je m'ajoute cette plage, intérieure. Ou plutôt je connais (quoi ? je l'ignore), je nais avec le texte qu'à partir d'elle je vais faire. Sans cette certitude, ni le plaisir que j'en aurai, je céderais à l'ennui du travail et de son imminence davantage: si morne que, rétif, allant d'instinct au plus délicieux, j'appelle le désir et son cortège d'images - un désir aussi vif que celui d'avoir écrit, et qui, l'écouterais-je, m'empêcherait bientôt tout à fait d'écrire. Je note d'abord ce désir. Puis qu'il s'apaise d'être nommé, comme si, par là, je prenais sur lui quelque avantage. Et je remarque qu'il paraît répondre à celui de tout à l'heure, lorsque, sur le sable où je guettais mon émotion, il la troublait pour m'éviter de la surprendre.
Je crois que l'absence de désir devant tout paysage est le signe d'une sensibilité fausse. Un arbre, une terre, un ciel à de certains moments réclament qu'on les étreigne ; la douceur d'un visage est parfois celle d'une lumière : j'ai pu aimer des êtres qui n'avaient rien d'aimable. Et si sur la plage - lieu peut-être le plus élémentaire - un rien suffit à m'alerter, j'y recouvre volontiers maîtrise de moi-même: inapte à combler mon attente du moins le flot la trompe, tant il la mime avec précision. De même qu'une oeuvre, une page et parfois un mot (s'il s'agit du mot juste), nous délivrent par expression de ce dont il importait de nous défaire, de même la mer est assez fidèle à mon désir pour qu'il s'apaise, surpris d'être reconnu, séduit et repoussé par son image : vague à vague, crise à crise, inlassablement la mer se propose ; par son geste toujours le même, encore qu'avec mille variantes et nouveautés, son rythme...
Soyons sérieux. Devant les vastes baies que l'Océan jette vers moi comme autant de filets où me perdre, l'émotion dominante est autre. Aimer, comme un paquet de mer, me surprend et fait retraite: il suffit qu'un contre-jour dévête une femme; pas même : que ma main s'oublie à fouiller le sable ou que, tel un jeune corps dans ses cheveux, une épave moussue soit rejetée par le flot sous les dentelles d'écume. Le désir, alors, un instant gronde. Puis je suis de nouveau muette attention, attente.
Qui donc, étant seul, comme moi ne l'est tout à fait, lui-même écoutant cette rumeur interne que lui-même autrement produit, basse et cependant parfois vive, forte jusque dans le souffle, mystérieuse, ironisante ? Qui n'a entendu dans le silence l'insatiable ressassement de la voix intérieure monotonement moutonnante, sifflante à peine, marmonnante un peu ? Ce glissement qui parfois racle, ou renâcle, et n'accroche point, qui faiblement se soulève et retombe, sans fatigue mais pour s'enclore en lui-même, qui fait des plis qu'il repasse, qui passe et se déplie - qui diable ne l'interroge ? Parfois, oui, comme la vague expirant sur la vague y pose une écume qui quelques instants surnage, un mot, une idée fait surface et tache, que l'on soupèse de l'oeil, que l'on jauge, que l'on fixe (idée fixe d'une seconde), qu'ensuite - et l'écume alors en bulles s'égrène, qui percent et se défont - l'on abandonne à la même rumeur. Plus tard seulement, comme d'un sel, attentif cette fois et armé - mais la mer sera étale à son niveau le plus lointain - nous en connaîtrons l'amertume.
La rumeur n'est pas tout, nous le savons. Même au temps des mortes-eaux sans brise, elle nous est assez étrangère, à nous qui l'écoutons du dehors, pour décourager le mot qu'elle appelle. Avide, elle nous nargue. Ne verbalisons-nous pas, négligeant ainsi d'affirmer notre pouvoir, elle nous tient, déçue, pour incapables. C'est que, ensemble diffus de toutes mes paroles, de toutes mes idées, de toute ma pensée possible, comme un livre dont chaque page s'inscrirait en transparence sur chaque page à lire, indéchiffrable ou presque en conséquence, elle a besoin que sur la lèvre de ce sol où, pic, plateau, volcan, plaine, val, corniche, aiguille, je parle, juge, jure, avoue, crie avec tout l'aplomb et l'inconséquence du terre à terre, elle a besoin que, humble enfin et seulement attentif, je traduise son langage - c'est-à-dire que j'aère sa mise en page, ponctue sa phrase, délimite ce courant qui la fonce ici de vert sombre, ce récif qui plante là un épi d'eau blanche. Que je la formule. Que je sorte du contexte (que j'y pêche) une parole, une pensée, une image. Que je la fasse miroiter comme une écaille - et je serai poète ; que j'y applique ma réflexion - alors c'est un essai qu'il me va falloir entreprendre.
La rumeur interne - que trop souvent nous appelons le silence - nécessite l'écriture, une certaine écriture. Rigoureuse et obstinée dans sa rigueur sans le moindre temps mort, elle réclame en effet de qui relève son défi une rigueur semblable. Le pied marin, l'eau ne le porte davantage que celui qui ne l'est pas : le don n'est rien sans discipline de lui-même. Mon esprit, cette mer intérieure dont j'ignore les limites, j'en puis capter par hasard un trait de génie (risquons le mot : je crois que chacun pourrait être " génial "), de la même façon qu'en errant sur la plage, distrait, j'ai une chance de buter sur son seul beau coquillage. Mais alors ? Cette oeuvre la plus belle, je n'ignore pas que sur une autre plage une coque aussi belle la rejoint et l'annule à la fois, montrant que la Beauté est décisivement autre; chaque oeuvre, isolée pour les besoins de la cause, considérée comme le tout qu'elle n'est pas, ne saurait combler longtemps que les médiocres. Plus intéressant, plus émouvant, plus passionnant est l'inlassable travail de la mer, son infatigable attention, cette insatiable remise en question qui fait que, jamais satisfaite, elle produit des oeuvres également belles mais qui le sont parfois de façons contraires, et qui par-delà leurs différences demeurent unies par un seul même phénomène, le phénomène coquillage, c'est-à-dire une même méthode. Et j'aime que la marée rejette en plus grand nombre ébauches et débris...
Regardez, écoutez la mer : c'est une dialectique. Un va-et-vient perpétuel. Elle ne prend pas, comme un fleuve, de décision à sens unique ; elle oscille, non pas incertaine mais sûre de son oscillation; elle approche et tente l'accès de tous les rivages - et tous les fleuves se perdent en elle.
Ma rumeur initiale, dans la mesure où je la puis concevoir dans son ensemble, est cette même oscillation d'un bord à l'autre, de ce bord nouveau à tous les autres bords. Insoucieuse de l'horaire de mes agitations, elle flue et reflue sans jamais rien tenir pour acquis, s'efforce à imprimer sa trace sur le plus de rivages possible, à gommer cette empreinte d'une trace nouvelle. Penché sur ma table où le désordre des brouillons, des ébauches, des ratures est le désordre plan des plages, si je trouve je cherche à situer ma trouvaille, à entrevoir son contexte indistinct, à préciser de quelle façon elle échappe à son inverse et comment elle l'appelle, ne m'autorisant l'espoir que si cette approche de moi-même s'accompagne d'un sentiment d'humilité grandissante (plutôt : d'un orgueil cerné), satisfait au mieux (et jamais longtemps) d'une expression qui atteint la limite de son contraire. A ce prix seulement, fixant enfin une vague de ma houle intérieure je risque moins d'oublier la vague qui l'allait submerger - et cette voix de la mer que nul n'a jamais su traduire tout à fait, car elle est proprement intraduisible, un tremblement du langage ne peut-il pas seul en suggérer le timbre ?
La mer ignore les idées reçues, sculpte le terrain qu'elle baigne, tend à l'oeuvre d'art. Toute planche, toute épave qu'on lui abandonne, elle ne la rend que transposée, signée, unique à jamais. La main de l'auteur se distingue sous chaque oeuvre et la distingue, échec ou réussite, marque jusqu'à ses revers d'une beauté impérieuse: sous la fenêtre de ma chambre ouvrant sur l'autre rivage de l'île, large ici de cent mètres à peine, se déroule entre l'accoudoir et des éléments de bocage et de village qui n'ont pas d'importance un suspens de terre et d'eau de couleur fauve contre l'oeil, de forme plate contre le rêve, de structure spongieuse contre l'esprit, un marais attirant par ses réticences, son indifférence au voyeur. Des bras de mer à des langues de terre s'accrochent, ventousent, s'apieuvrent. Un doigt comme un serpent contourne et sinue, frotte à la nuque une tête de champ. Des lacs enserrent, des rêts étouffent. Les rangs se pénètrent des combattants des deux bords, cônes de foin contre tas de sel, aux visages fuyants - un peu Mongols - sous le casque lourd, alignés ou tapis en carrés dans un statu quo agressif aux limites des territoires. Sans résultats : voici le brouillon idéal, une page de ratures. Ici peut-être une phrase y échappe, mais non, elle nous est illisible. Là ? Mais il nous faudrait un autre courage... Exclus, indigne, incapable et peut-être pire, anxieux bientôt mais fasciné toujours par ces vases, le vertige qui me prend n'est-il pas celui d'une révélation possible, imminente, contenue déjà dans la perfection de l'échec ? Ce même tourbillon lent d'un trop long regard sur la mer, de pleines heures en vain passées à l'écoute de moi-même, cette proximité redoutable...

Et si le tout du moment se trouvait dit, ici, dans un blanc, entre deux mots, deux ratures ?

 

 

On jugera que l'image m'abuse; que je sollicite la mer au lieu de m'abandonner vers elle qui, des neiges du centre à l'enfant des rivages, attire en effet. Mais non, je n'y mets nulle complaisance, et c'est cela surtout que je voulais dire : alors qu'en autres lieux j'éprouve jusqu'à la douleur l'effort d'un être qui se parle et s'écoute ensemble, d'un esprit divisé dans ses tentatives les plus minces, la mer à ma rumeur interne impose sa voix et silence, sa rigueur attentive à mon oreille intérieure.
Sur la plage, enfin, il m'est donné de m'entendre.

Juillet 1957, par mauvais temps.

(photographies: Boisrouvray, île de Ré, 1961)

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