L'opéra du brame

(extrait de Le cerf et sa vénerie)

 

 

Une nuit de septembre, au clair glacé de la lune, un des musiciens va donner le " la " : d'une voix puissante et grave, longuement vibrante comme un gong tibétain. Ce sera le signal. Des profondeurs obscures de la forêt d'autres voix lui feront écho, ici et là, dans la distance - voix de basses, lourdes chacune de menaces et de désir. Au timbre situé quelque part entre lion et taureau. Violoncelles plutôt que violons. Comme jaillies, bouillonnantes, des entrailles mêmes de la terre. Venues du ventre et qui vous nouent l'estomac.

Voix bientôt à l'unisson, prêtes à l'attaque. La musique enfle et s'organise, amorce plusieurs thèmes qu'elle entremêle aussitôt, prend nuit après nuit de l'ampleur. Maintenant les altos répondent aux basses, dans un vibrato continu qu'éclairent à intervalles les trilles fuguées d'un ténor. Toutes les voix font chorus, toutes les cordes sont tendues à se rompre, tous les cuivres et tous les bronzes martèlent la cadence. La forêt tremble de toutes ses fibres, de toutes ses feuilles, au souffle puissant de la symphonie fantastique : caisse de résonance ivre de fureur et de bruits, monument sonore, matrice d'un éternel plain-chant à son premier matin.
Pourtant, il s'agit moins d'un concert que d'un opéra : les chanteurs se déplacent sur la scène, rentrent en coulisse pour ressortir ailleurs, vont et viennent, se défient ou s'ignorent, s'affrontent parfois. L'action rebondit de poursuites en parades et de duels en rapts : roman de cape et d'épée, saga de mousquetaires et de reîtres. L'enjeu ? Le chœur nombreux et muet des figurantes ; le harem ; l'amour. Jeux de l'amour ne laissant rien au hasard, tant les nœuds de l'intrigue sont noués à double tour, tant son fil va vite et droit son chemin. Pas de digressions, de scènes inutiles, de remplissage. A peine des temps morts que soulignent des silences, comme ils le font de ce temps fort qu'est l'acte procréateur.
Livret sans faiblesses. Mise en scène réglée au millimètre. Partition grandiose, à l'exacte mesure du texte. Décor somptueux des lourds rideaux de feuillages et des tapis d'herbe haute, des colonnades et des voûtes, des échappées sur le ciel. Jeux de lumière noire de la lune et des étoiles, nébuleuses blanches de la brume, coups de projecteurs éclatants du soleil, lente montée des couleurs, feux de bengale et d'artifice au crépuscule : le spectacle est total, son emprise absolue. Nous sommes par conséquent des milliers à vouloir nous en éblouir - et c'est alors que la fête va tourner au drame…

Lorsqu'un premier cerf lance un premier brame, il met fin à plusieurs semaines de préparation durant lesquelles les principaux acteurs, lui-même et les autres cerfs de trois ans et plus, se sont distribué les rôles et les ont répétés avec soin. Entre la mi-juillet pour les plus vieux et la mi-août pour les plus jeunes, ils ont extrait de leurs étuis de velours les nouvelles armes que la nature leur a forgées au printemps : des bois plus grands, plus lourds et souvent plus ramifiés que ceux de l'année précédente ; et chacun en a pris aussitôt la mesure en les confrontant à ceux de ses compagnons, dans des joutes au ralenti normalement dépourvues de violence. Ainsi s'est établie, à l'intérieur de chacune des petites troupes alors dispersées à la périphérie des forêts, une hiérarchie très stricte : au plus fort le premier rôle, à son dauphin le second - et ainsi de suite jusqu'aux plus faibles, réduits à jouer les utilités.
Au cœur des mêmes forêts, les biches s'étaient isolées pour mettre bas, entre la mi-mai et la mi-juin, les fruits du brame antérieur : un faon, rarement deux, exceptionnellement trois. Dès que ces nouveau-nés furent assez vigoureux pour les suivre partout même en cas de fuite, elles se sont laissées rejoindre par leurs aînés d'un et deux ans, mâles ou femelles. Puis, à force de sortir leurs petits sur les mêmes places de nourrissage, plusieurs de ces mères ont pris tant de goût à se retrouver qu'elles en sont devenues inséparables : de même, dans nos squares, pendant que leurs marmots jouent dans le sable, naissent sur un banc des amitiés entre femmes… Fin août, menées chacune par une biche d'expérience, les hardes ainsi constituées comptent entre moins de dix et plus de vingt têtes exploitant en commun quelques centaines d'hectares. Début septembre, plusieurs bandes de cerfs en mal de bonnes fortunes s'en rapprochent à portée d'odorat : quand les effluves de la première biche en chaleur enfièvrent les naseaux d'un premier mâle dominant, ce qui n'était alors qu'une nurserie devient à l'instant un territoire de brame.
Comblé par sa conquête et désireux de se réserver les suivantes, le cerf construit à cet effet une véritable place forte : autour d'un endroit dégagé (clairière, lande, parcelle de haute futaie) facilitant la surveillance, il dresse une muraille olfactive en frottant ses glandes à parfum contre les branches et les troncs. Du coup, tout autre cerf attiré par l'odeur des biches se heurtera forcément à la sienne : de quoi lui donner à réfléchir ! Car s'il fait fi de l'avertissement et poursuit sa quête amoureuse, il ne peut plus ignorer ce qui l'attend : le maître des lieux risque à tout moment de lui tomber sur le poil…
Ces places fortes sont ce qu'on appelle des places de brame. Chaque territoire en comporte au moins une et parfois plusieurs, entre lesquelles les animaux se transportent au gré des circonstances : on parle alors d'un brame " roulant ". Leur lieu est souvent le même, chaque année, pendant des décennies ; il doit offrir assez de nourriture pour les biches et leurs petits, un minimum d'abris et de points d'eau pour le grand cerf.
Lorsqu'il devient " maître de place ", celui-ci commence par expulser les jeunes mâles restés attachés à leurs mères. Seuls les faons et certains daguets trouvent grâce à ses yeux : comme les premiers ressemblent à des femelles et que les seconds n'ont pas encore perdu leurs velours, ni les uns ni les autres n'ont une tête à l'inquiéter. Ayant ainsi, en un tournemain, assuré ses arrières, le tyran va se consacrer à des tâches de plus longue haleine : empêcher les biches de sortir et les autres cerfs d'entrer…
Il s'agit surtout d'un travail de chien de berger : surveiller le troupeau, rameuter les traînardes, rattraper les fugueuses, repousser les assaillants. Dans la plupart des cas, ces derniers sont trop jeunes pour faire le poids : un simulacre d'attaque suffit à les renvoyer au loin. Si tout cela n'exige donc pas de violents efforts, il y faut par contre une vigilance extrême : pas question de fermer l'œil ni seulement de traîner à table ! Pendant plusieurs semaines le grand cerf vit littéralement d'amour et d'eau fraîche : on conçoit qu'un tel régime finisse par l'épuiser, comme en témoigne d'ailleurs un amaigrissement rapide.
En fait, la plupart n'y résisteraient pas s'ils ne faisaient appel aux services d'un assistant : celui-là même, comme j'ai pu le vérifier à plusieurs reprises, qui venait en deuxième rang dans leur petite troupe d'origine. Adulte ou presque et déjà bien armé, ce factotum a suffisamment de prestance pour dissuader le gros bataillon des adolescents en maraude. Moins prudent que son aîné, actif et volontiers braillard, c'est même lui qui tient d'habitude le devant de la scène et assure le meilleur du spectacle - au point que nombre de curieux le prennent en toute bonne foi pour le maître de place… Tandis que le vrai, muet ou presque, retiré dans un taillis dont il ne sort au mieux qu'à la nuit tombée, file discrètement le parfait amour avec la seule biche en chaleur à ce moment-là.
Pourtant, le repos du guerrier n'est pas son apanage. Juste salaire ou denier de Judas? Toujours est-il que le cerf second obtient sa part de saillies, évaluée aux alentours de 15 % du total. Si la répartition des tâches s'étend donc jusqu'à l'amour, il existe en revanche un domaine entièrement réservé au plus fort : la défense de la place de brame contre les autres grands cerfs…
A la différence des jeunes, ceux-ci ne cherchent pas à détourner une biche par la ruse pour la couvrir à la sauvette ; chefs de bandes habitués à la suprématie, ils veulent s'approprier toute la harde et par conséquent son territoire, en expulsant le premier maître des lieux. Lequel, comme il va de soi, ne l'entend pas de cette oreille : entre les deux antagonistes également sûrs d'eux et dominateurs, l'affaire ne peut se régler que sur le pré.
Les auteurs s'attardent à l'envi sur la violence des combats et sur leur issue mortelle. Mais c'est commettre une grave erreur, car la merveille est au contraire le luxe inouï des précautions prises pour qu'il en aille autrement : de loin, joutes oratoires parfois indéfinies renseignant chacun sur la puissance et l'agressivité de son adversaire ; à portée de vue, démonstrations de force contre des fougères ou des baliveaux ; plus près encore - c'est-à-dire quand les armes de dissuasion précédentes n'ont pas suffi à décourager l'agresseur -, postures et parades d'intimidation. Finalement, bien peu passent outre à cette succession sonore, olfactive et visuelle de mises en garde ; et lorsque la lutte se déclenche, c'est vraiment entre rivaux de valeur et de détermination analogues : sosies ou presque, ou encore doublures comme au cinéma. L'un pouvant prendre instantanément la place de l'autre, la mort d'un des duellistes devient alors permise.
Elle est pourtant si rare qu'on peut presque parler d'accident. Quand l'issue ne fait plus de doute, il suffit en effet au vaincu de rompre le combat et de repasser la frontière de la place de brame : le vainqueur met fin à sa poursuite. Il se retourne vers le harpail, pousse un brame de triomphe, rejoint les biches au grand trot ; quelquefois, il en courtise une sans plus attendre : c'est bientôt l'accouplement - toujours surprenant tant il est rapide et semble dépourvu d'émotion… Tant de mal pour si peu !

Mais non : pour l'essentiel. Malgré de somptueuses apparences, le brame n'est pas un spectacle mais la vie dans ce qu'elle a de plus sacré, quand il lui faut se reproduire ou disparaître. A l'heure de vérité : rendez-vous d'amour que cerfs et biches ne doivent rater à aucun prix, sous peine d'engendrer la mort. Le problème serait simple s'il suffisait que les animaux s'accouplent : le désir remplit cet office. Mais il faut aussi que l'espèce, en se perpétuant, ne risque pas de dégénérer. Au fil de son évolution, elle a donc mis au point ce rituel sélectif qui lui permet, année après année, de confier l'essentiel de son devenir à ses meilleurs étalons.
Tant que personne ne vient troubler le cérémonial du brame, en gripper le mécanisme, interrompre son cours minutieux, tout va bien… Mais la symphonie est si sublime ! Des hordes de spectateurs se pressent alors à tous les guichets de la forêt, en enfoncent les portes, s'engouffrent dans les allées, se ruent vers les meilleures places et grimpent même sur la scène, semant la panique dans la troupe. L'opéra devient cirque. Les chanteurs se taisent et se réfugient en coulisse. Le chœur se disperse dans les loges. Le rideau est tiré sur un décor inutile.
Et les hommes se retrouvent entre eux, comme des cons.

(photographies: Boisrouvray)

Le cerf et sa vénerie à travers les âges, 268 pages
Editions du Gerfaut

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