A la voie !

(extrait de Le cerf et sa vénerie)

 

A qui ne la connaît pas, la chasse à courre assène deux chocs au premier rendez-vous : un choc visuel et un choc sonore. Les yeux sont frappés par un spectacle de couleurs vives et variées, distribuées en taches toujours en mouvement ou vibrantes, mais surtout, constellées de lueurs et d'éclats : le poil et les yeux des bêtes, le cuir et le cuivre des veneurs sont autant de capteurs de lumière. Un formidable tumulte atteint l'ouïe : hennissements des chevaux, aboiements des chiens, cris des hommes, claquements des fouets, sonneries des trompes. Séduction ou répulsion : l'impression est si forte que nul ne reste indifférent. Et quand arrive le lancer, l'émoi grandit encore : l'oreille tendue et l'œil aux aguets, comment le néophyte soupçonnerait-il que tout se passe en réalité dans un autre monde ? Invisible et silencieux, celui des odeurs.
L'animal en fuite déroule sa course comme un fil d'Ariane qu'il n'a de cesse d'emmêler inextricablement, de camoufler ou de couper net. Derrière, les chiens s'efforcent de dénouer tous ces nœuds et de raccorder tous ces bouts. Derrière encore, les veneurs suivent du mieux qu'ils peuvent cette course qui se déploie dans un véritable labyrinthe : c'est à peu près tout - le reste n'étant qu'à-côtés et détails.
Dès lors, on comprend bien que les vrais chasseurs sont les chiens ou, plus exactement, qu'il n'y a qu'un seul chasseur, la meute, analogue à un grand orchestre, dont la qualité première est que tous ses membres jouent à l'unisson, au même rythme, sur le même temps - on dit que les chiens doivent être de même pied. Mais pour interpréter au mieux la symphonie olfactive, toujours nouvelle, que compose à mesure l'animal de chasse, chacun doit briller dans une spécialité différente : le retour, l'accompagné, le change, les chemins, l'eau… A chaque ruse son virtuose. Lorsque tel est le cas, la meute peut déchiffrer la partition jusqu'à son terme ; sinon, comme celle de Schubert, la symphonie reste inachevée !
Cet orchestre a son chef : le maître d'équipage. Son oreille lui permet de distinguer, au sein du flot musical, non seulement le timbre de chaque instrument, mais encore la moindre nuance ou variation de chacun de ces timbres : il note les progrès d'un jeune flûtiste, songe à remplacer l'incorrigible troisième violon, vérifie l'homogénéité des cuivres ou encore, projette de marier la contrebasse au pianiste, dans l'espoir qu'ils auront des enfants prodiges… Pour l'heure, son rêve est de ne pas avoir à intervenir ; il ne le fera que si les chiens se mettent à jouer faux, sans pouvoir rallier d'eux-mêmes la ligne mélodique.
Une équipe est là pour l'y aider : équipe… équipage. Professionnels à l'enthousiasme d'amateurs et amateurs aux compétences de professionnels, fondus en une seule force au service de la meute.
Et les autres, tous les autres - car la vénerie n'a jamais été aussi populaire… Qu'ils soient à cheval, en voiture ou à pied, ils ne chassent pas, ils écoutent et regardent. Mélomanes au concert, amoureux des chiens venus les voir au travail, amis des bêtes réunis par le plus naturel des spectacles, celui de la lutte entre deux espèces, qui permet l'équilibre proies-prédateurs et par conséquent la vie…
C'est ici qu'apparaissent les aspects cynégétiques et surtout écologiques de l'affaire. Aussi méconnus du profane que sa nature olfactive, ils mériteraient d'être exposés mieux et plus souvent, d'autant qu'ils plaident largement en faveur de la vénerie. A plusieurs titres…
D'abord, la raison d'être du veneur étant sa meute, celui-ci a pour souci constant d'avoir assez d'animaux à lui donner à courre. C'est pourquoi tant d'équipages ont repeuplé à grands frais tant de forêts dévastées pendant la dernière guerre. Sans eux, combien seraient vides aujourd'hui !
Ensuite, seule la vénerie offre une garantie absolue de non-dépassement des plans de chasse : elle n'opère jamais de prélèvements clandestins et n'inflige pas de ces blessures qui finissent par tuer à l'insu de tous. Si bien que de deux forêts aux plans égaux parce qu'aux populations jugées équivalentes, celle chassée à courre deviendra toujours plus riche que celle chassée à tir. Une aubaine pour les promeneurs ! Lesquels bénéficient d'un autre avantage. Pour les animaux de vénerie, la notion de danger de mort est liée à la meute et à elle seule ; mais pour les autres, à l'homme, même quand rien ne justifie la crainte. Qu'il soit chasseur-photographe ou cueilleur de champignons, pour l'animal qui a eu l'expérience du tir, un être humain est toujours susceptible de porter une arme à feu. Par conséquent, les premiers mènent une existence beaucoup plus tranquille, adoptant notamment des horaires moins nocturnes, ce qui accroît les chances de les apercevoir. Les seconds, se croyant en revanche pourchassés à longueur de temps, deviennent si farouches que fantomatiques… Même là où leurs dégâts sont autant d'indices de présence, voire d'une extrême abondance ! Une fréquentation touristique intensive s'accommode mieux de la vénerie que des autres modes de chasse, et ce, en considération non seulement du plaisir des promeneurs, mais encore et surtout de la qualité de vie des animaux.
Un deuxième facteur qualitatif tient à la personnalité du chien courant : non pas dénaturé jusqu'à l'absurde, comme trop de races dites " d'agrément ", mais resté proche de ses origines sauvages. Grâce à quoi, dans notre France du XXème siècle où le loup n'a plus sa place, il s'avère en être sinon le seul, du moins le meilleur substitut, exerçant à l'égard des espèces qu'on lui donne à chasser tous les bienfaits que les naturalistes prêtent si volontiers aux prédateurs : capture préférentielle des sujets mal venus, malades ou mutilés par accidents de la route et braconnage ; sélection sur les critères qui ont permis aux herbivores de résister, bien avant l'apparition de l'homme, aux carnassiers - vigilance, vitesse, ruse, endurance - ; entretien de ces qualités essentielles à la survie du caractère sauvage de la faune…
Au point qu'on ne peut réclamer à la fois la réintroduction des grands prédateurs et l'extermination des quelques milliers qui nous restent… grâce à la vénerie ! Et que cette dernière est sans doute notre plus sûr moyen d'empêcher, sous prétexte de tableaux garantis, de trophées géants ou de visions faciles, les transformations sans recours du sanglier en porc, et du chevreuil ou du cerf en quelque tas de viande avachie…
En un temps où le désir de retrouver la nature fait perdre le nord à beaucoup, quelle meilleure voie emprunter que celle du chien d'ordre ?

(photographies: Boisrouvray)

Le cerf et sa vénerie à travers les âges, 268 pages
Editions du Gerfaut

Lire L'opéra du brame, extrait de Le cerf et sa vénerie

retour à la page d'accueil