Pages inécrites

(Tel Quel n°3, Automne 1960)

 

Cambrai, environ le 15 juillet, 10 heures du soir.

 

Rien d'autre en ce moment pour écrire, rien que les pages oubliées en fin de ce livre qu'elles ont empêché de vendre en librairie, rejeté dans la boîte d'un bouquiniste d'où je l'ai tiré tout à l'heure, à Paris (M. à bout de ressources et soucieuse de me donner à lire, inquiète jusqu'à cette trouvaille qui a rassuré son humeur). Rien, non - mais dans la chambre où je vais rentrer un cahier, ses pages désormais trop grandes : acheter un carnet, noter à l'instant puisque la continuité m'est interdite. Et cette réflexion, au sortir de la gare, dont la justesse m'a frappé mais que je ne me rappelle plus - ce à quoi je me résouds sans désespoir. En même temps, la certitude que je vais oublier cet achat, le différer (comme les serviettes de toilette, les enveloppes), malgré l'enjeu. Puis mon ancienne défiance pour ce qui ne serait tout de même pas un journal - qui doit être mon dernier recours.
Car enfin les symptômes sont nets: imprécision, fatigue. Phrases molles, et dans chacune un mot répété. Lisant, l'envie me vient d'écrire comme l'auteur, alors que naguère je corrigeais à mesure. Plus grave : dans le train, feuilletant l'album de Braque que m'a encore donné M., je n'ai retenu que quelques dessins et rejeté (rejeté!) les autres sans examen ou presque, comme si je ne savais plus... Mais à la fois ce besoin d'expression malgré tout, des tentatives qui tournent court, d'autres signes que je voyais à l'instant et qui sont disparus. La nombreuse, l'incessante disparition. Et même, devant ce désir et sa vanité, mon impuissance à reprendre le livre à peine entrepris, je note : la volonté de lignes sur l'impossibilité d'écrire, de pages que je saurai qualifier et que je vois publiées comme une preuve par l'absurde (ici : une preuve absurde) d'une survie qui serait en même temps, de nouveau, la vie.
Tentation à quoi je cède, dont je ris et qui peut-être me sauve.

 

CARNET

21 juillet.
Parfois, à la faveur d'un moment de détente, après un temps de patience retrouver l'entrée du domaine intérieur, y tâtonner, l'ouvrir enfin et se retrouver - mais sans plus de force pour avancer.

Recommençant - si peu - d'écrire, je découvre que je le fais à l'infinitif, temps auquel le verbe peut devenir substantif comme s'il contenait alors plus de réalité. Subterfuge dérisoire...

Sensibilité partout blessée; ce lit, ces meubles, cette vitre... Elle me sépare du ciel.

La privation, certes, avive le désir, mais jusqu'au seuil où l'imagination renonce. Alors un "coup de mémoire" est ressenti comme un danger qu'écarte l' "à quoi bon".

22 juillet.
Il est dans le jeu, qu'on le pousse à ses limites, un singulier pouvoir de libération. A mimer le sérieux bientôt le rire extrême...

En certain cas, l'unique réponse à une question est l'oubli de la question (cf. Bataille). Ce qui fait l'écrivain : les questions qu'il ne sait pas oublier. Mais pourrait-il, lui, s'accommoder aussi bien de vivre que qui les oublie?

Aussi : tels aspects de ma vie "d'avant" qui sont maintenant hors de ma portée (les vacances, la mer), j'évite de les imaginer par crainte du désespoir. D'où un appauvrissement autrement grave que la privation correspondante.

Quant à la chose littéraire me voici obligé d'y croire, Dieu!

23 juillet.
Sans doute est-ce la nécessité de combattre mon actuelle puissance d'oubli qui m'a fait entreprendre ce carnet. Tout souvenir, émotion, idée qui n'a pas subi, fût-ce dans le discours intérieur, un début de formulation, je ne puis le retenir (Alors j'écoute sans entendre, je regarde sans voir ... ). La mémoire est forme (?).

... Et la mienne si savante que j'ignore souvent qu'elle sait!

24 juillet.
Tout à l'heure, en me rasant, désespoir : crainte de la dépression nerveuse, etc... Ceci d'ailleurs approchait depuis quelque temps, poussait des pointes plus hardies chaque jour depuis que vaguement (mais j'étouffais, je n'en pouvais plus) je me suis remis au travail. Ces quelques fois où j'émerge - comme on se débat - tel sera donc leur prix ? Mais si eux seuls me sauvent d'un engloutissement définitif et sans douleur ??

Brusque émotion - j'y repense tout à coup - l'autre jour dans le train en lisant ceci de Bataille : " Que je suis fatigué ! comment ai-je écrit ces phrases ambigües, quand chaque chose est donnée simplement ? La nuit est la même chose que la lumière... mais non. La vérité est que, de l'état où je suis, on ne peut rien dire sinon que le tour est joué. " Ne s'agissait-il pas de ce même tour qui se joua de moi dans Une vallée sous les nuages ? Certes. Mais mon plaisir venait de ce que j'y trouvais l'a confirmation moins de cette remarque que d'une autre observation :
parvient-on à l'un de ces états de soi-même dont l'acuité (la vigueur) donne le sentiment qu'on est à la limite, que rien ne lui survivra que son propre affaiblissement, alors, tout en sachant qu'à ce moment-là nous rendons notre chant le plus particulier, nous découvrons que celui-ci multiplie sa portée - chant unique puisque le nôtre, mais encore le seul qui partout et toujours se puisse entendre.
Juste au-delà est le vide - la disparition mais aussi la splendeur du chant.

25 juillet.
" Comme un noyé se perd en crispant les mains, comme on se noie faute d'allonger le corps aussi paisiblement que dans un lit, de la même façon... mais je sais. "

Et si la seule manière d'échapper à la mort était de la mimer de danger venu, d'employer le temps de répit à en imaginer les attitudes, les gestes et les mots ? De la mettre en scène ?
Je me souviens du jour où, enfant, je faillis tomber de la paroi rocheuse que j'avais entrepris d'escalader. Incapable de poursuivre comme de redescendre, n'adhérant plus à la pierre que par les prises étroites des pieds et d'une main, je commençai d'avoir peur et mes jambes furent saisies d'un tremblement de plus en plus violent que je ne pouvais maîtriser : bientôt je ne tiendrais que par la main, je n'aurais pas à longtemps attendre qu'elle lâche, l'abîme au-dessous de moi suffisait pour que... Alors, très vite, je vis ma famille qui devait être encore au salon, l'émoi où la jetterait la nouvelle, les courses, les cris, la progressive organisation de son affolement; je lus les lettres, assistai au cortège. Bientôt je me trouvai dans une situation tellement ridicule que le rire tout à coup fusa puis disparut, me laissant la proie d'un sentiment de vide auquel d'évidence rien ne pouvait succéder qu'un recommencement, en un point quelconque, de mon activité d'avant. J'étais mort et donc obligé de vivre, le tremblement de mes jambes avait disparu et je pus assurer mes prises, en découvrir une autre, descendre. Pas même heureux, ni "sauvé" : calme.

- Mais je notai soudain combien les fleurs étaient belles, et la rivière entre ses rochers.

26 juillet.
Hier soir, j'écoutais converser deux camarades. L'un préférait la Méditerranée, l'autre l'Atlantique. Très vite, au lieu d'avancer des arguments, de confronter les notions à la fois simples et générales qui se fussent imposées, très vite la discussion devint un double monologue, chacun décrivant (qui de l'une, qui de l'autre mer) un souvenir plus cher, puis attendant avec impatience, en l'écoutant moins qu'il ne préparait son récit suivant, la fin de l'histoire de l'autre. Il ne s'agissait pas de convaincre son interlocuteur, mais de le prendre à témoin de sa propre existence; non plus de l'éblouir, mais de s'assurer soi-même d'une vie naguère intense si désormais en sommeil. On se mentait de cette façon dont en ce moment peut-être j'écris.

Devant moi, par la fenêtre, un désert de blé. Pourquoi, contrairement à tels autres paysages - ville, plage ou vallée - ne pas y trouver ce que je cherche ? Et dont je sais bien qu'il s'agit, ou devrait s'agir, après tout de moi ? Rien ne m'émeut de cette plaine, ni du ciel immense et qui ne bouge pas. Rien qui me parle. Mais n'est-ce pas justement à partir du dénuement, de la situation la plus pauvre, du spectacle le plus ingrat ?... Au fond, ce contre quoi je m'insurge, qui me pèse et me fait respirer mal à l'aise, est ma faiblesse - je ne puis tendre vers une limite qu'à partir du prétexte qui m'empêchera de l'atteindre.

Je constate un phénomène que je notais déjà, à Paris, dans mes périodes de fatigue ou de travail scolaire : la marche est le moteur de mon activité intellectuelle. Rentré dans ma chambre et décidant d'écrire ce qui m'est passé par la tête, je ne vois plus rien, ce que je savais ne résiste pas au défi de la page blanche.

Mes idées sont à l'état d'émulsion, je ne puis guère les précipiter qu'en allant vite, les prenant par surprise et sans y penser.

Abstraction de la mémoire. La réalité d'ici trop vide (mais pesante), et l'Autre trop intense (et légère) pour n'être pas douloureuse. Alors - le silence même exigeant qu'on le fuie, car il se tait - on évoque ses souvenirs avec des mots qu'on prononce pour n'avoir pas le temps de s'y arrêter, d'y remettre un parfum, un chant, des couleurs...

27 juillet.
Ma belle fureur de ces derniers jours s'apaise, comme un besoin d'écrire qui manque d'aliment. Attention : je ne dis peut-être ici que mon sentiment de l'heure, car enfin je n'ai pas tout à fait chômé hier. (Discontinuité - mon humeur brusquement se retrouve en un point sans liaison avec le précédent.) Puis, ces notes sont-elles suffisamment précises qu'elles me soulagent à juste compte ? Il faudra me relire mais je n'en crois rien, pensant plutôt qu'elles ne trouvent à satisfaire en moi qu'une exigence affaiblie : où, "future vigueur" ?

28 juillet.
J'aime, si d'aventure je les rencontre, l'eau et surtout peut-être les reflets dans l'eau. Comme quelque chose de plus complexe et simple que mon esprit.

(Expression naïve. Sensation de fraîcheur, mais très en deçà du possible.)

Naguère - juste avant ce carnet-ci - échouant à poursuivre mon manuscrit où je l'ai laissé en novembre, l'envie me venait d'écrire un mot au hasard et de poursuivre sur lui, de patiemment tenir moins un glossaire qu'un répertoire de mes ignorances. En quoi je retrouvais, mais déplacée par l'actuelle indigence de mon art de vivre, cette obsession qui veut que je n'écrive qu'à partir du point où la parole se refuse, comme si l'épreuve assurait mes entreprises : exil sans frontières de l'extase, pentes faciles. Après, dernier défi à la mort, leur mise en question. Le tout, donc, dès le départ à une certaine hauteur que garantissait l'expérience. Alors qu'aujourd'hui, c'est vraiment à la base qu'en moi le langage, le bonheur sont attaqués. A la base, c'est-à-dire dans ce qui s'obstine jusqu'à la prochaine seconde, sans relâche marque la nuit d'un souvenir de lumière.

Mais non ! Je n'ai plus de plaisirs ni de mémoire, et leur absence confirme ces anciennes réponses. Rien, si l'on veut, ne reste à débattre, d'où la fatigue.

Chaque jour, à présent recommencé pour jamais, perd toute chance d'être le dernier. La mer ne sera plus cette vivante immobile. Le vent soufflera comme il veut, l'arbre aura cessé de croître. Les chemins seront tant de pas d'une égale longueur. Le soleil sombrera chaque soir, il n'y aura plus de blanc dans les marges.

29 juillet.
Je manque de force ou de courage : avant-hier, après trois quart d'heure environ de travail, n'ai-je pas découvert les pelouses au sortir de ma chambre ?

(De force, mais aussi de temps : ma force n'est pas vive.)

Car enfin, anecdotiquement, que s'est-il donc passé ? Il y a trois semaines, pour la première fois depuis des mois j'ai eu deux heures de solitude. Là, devant mon papier et quelques résultats antérieurs que j'avais su critiquer, j'ai mesuré l'ampleur du désastre. Je me suis tu : la peur est trop bruyante. Pendant ces minutes comptées je suis demeuré immobile, mais l'équilibre qu'on goûte est celui des limites, à la rupture de pente. Or, je n'étais contenu par aucun bord, diffusé au contraire selon une surface sans repères, joie ni douleur. J'ignore comment mon corps n'oubliait pas de vivre, pourquoi le fauteuil où j'étais me supportait malgré tout. Et ma main, plus même libre de profiter du peu de liberté pour une fois offerte.
J'ai revu M., si épanouie dans son "propre espace" (Sollers) qu'elle abolissait pour moi la durée, physiquement me replaçait où je n'avais plus conscience d'être. Mais je ne l'ai su que par instants, non plus avec la continuité ancienne. J'ai tremblé, mesurant mieux ma faiblesse à ce regain d'ardeurs. Inquiète alors, M. m'a offert l'ouvrage de Bataille.
Il aura fallu que je l'aime, cet admirable livre! Et qu'à chacune ou presque de ses pages, malgré la phrase sans heurts du chemin de fer dans la nuit, au jaillissement du verbe se révèle l'obstacle, enfin réduit, précipité, pris d'un seul bloc qui ne se laissait pas définir mais entourer, assaillir, battre, presser, oppresser. Mon souffle se faisait rapide : comme si s'accomplissait le dernier mouvement d'une série amorcée naguère, ou si me surprenait le geste autrefois tenté d'un élan, maintenant court, qui pourtant tendait à ne plus finir et disparaître. J'étais devant moi, entier, sans forme que celles à dire, et quelque dérision sous chaque trait.

1 - La haine de la poésie, de Georges Bataille.

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