Cambrai, environ le 15 juillet, 10 heures du soir.
Rien d'autre en ce moment pour écrire, rien que les
pages oubliées en fin de ce livre qu'elles ont empêché
de vendre en librairie, rejeté dans la boîte d'un
bouquiniste d'où je l'ai tiré tout à l'heure,
à Paris (M. à bout de ressources et soucieuse de
me donner à lire, inquiète jusqu'à cette
trouvaille qui a rassuré son humeur). Rien, non - mais
dans la chambre où je vais rentrer un cahier, ses pages
désormais trop grandes : acheter un carnet, noter à
l'instant puisque la continuité m'est interdite. Et cette
réflexion, au sortir de la gare, dont la justesse m'a frappé
mais que je ne me rappelle plus - ce à quoi je me résouds
sans désespoir. En même temps, la certitude que je
vais oublier cet achat, le différer (comme les serviettes
de toilette, les enveloppes), malgré l'enjeu. Puis mon
ancienne défiance pour ce qui ne serait tout de même
pas un journal - qui doit être mon dernier recours.
21 juillet. Recommençant - si peu - d'écrire, je découvre que je le fais à l'infinitif, temps auquel le verbe peut devenir substantif comme s'il contenait alors plus de réalité. Subterfuge dérisoire... Sensibilité partout blessée; ce lit, ces meubles, cette vitre... Elle me sépare du ciel. La privation, certes, avive le désir, mais jusqu'au seuil où l'imagination renonce. Alors un "coup de mémoire" est ressenti comme un danger qu'écarte l' "à quoi bon". 22 juillet. En certain cas, l'unique réponse à une question est l'oubli de la question (cf. Bataille). Ce qui fait l'écrivain : les questions qu'il ne sait pas oublier. Mais pourrait-il, lui, s'accommoder aussi bien de vivre que qui les oublie? Aussi : tels aspects de ma vie "d'avant" qui sont maintenant hors de ma portée (les vacances, la mer), j'évite de les imaginer par crainte du désespoir. D'où un appauvrissement autrement grave que la privation correspondante. Quant à la chose littéraire me voici obligé d'y croire, Dieu! 23 juillet. ... Et la mienne si savante que j'ignore souvent qu'elle sait! 24 juillet. Brusque émotion - j'y repense tout à coup - l'autre
jour dans le train en lisant ceci de Bataille : " Que je
suis fatigué ! comment ai-je écrit ces phrases ambigües,
quand chaque chose est donnée simplement ? La nuit est
la même chose que la lumière... mais non. La vérité
est que, de l'état où je suis, on ne peut rien dire
sinon que le tour est joué. " Ne s'agissait-il pas
de ce même tour qui se joua de moi dans Une vallée
sous les nuages ? Certes. Mais mon plaisir venait de ce que
j'y trouvais l'a confirmation moins de cette remarque que d'une
autre observation : 25 juillet. Et si la seule manière d'échapper à la
mort était de la mimer de danger venu, d'employer le temps
de répit à en imaginer les attitudes, les gestes
et les mots ? De la mettre en scène ? - Mais je notai soudain combien les fleurs étaient belles, et la rivière entre ses rochers. 26 juillet. Devant moi, par la fenêtre, un désert de blé. Pourquoi, contrairement à tels autres paysages - ville, plage ou vallée - ne pas y trouver ce que je cherche ? Et dont je sais bien qu'il s'agit, ou devrait s'agir, après tout de moi ? Rien ne m'émeut de cette plaine, ni du ciel immense et qui ne bouge pas. Rien qui me parle. Mais n'est-ce pas justement à partir du dénuement, de la situation la plus pauvre, du spectacle le plus ingrat ?... Au fond, ce contre quoi je m'insurge, qui me pèse et me fait respirer mal à l'aise, est ma faiblesse - je ne puis tendre vers une limite qu'à partir du prétexte qui m'empêchera de l'atteindre. Je constate un phénomène que je notais déjà, à Paris, dans mes périodes de fatigue ou de travail scolaire : la marche est le moteur de mon activité intellectuelle. Rentré dans ma chambre et décidant d'écrire ce qui m'est passé par la tête, je ne vois plus rien, ce que je savais ne résiste pas au défi de la page blanche. Mes idées sont à l'état d'émulsion, je ne puis guère les précipiter qu'en allant vite, les prenant par surprise et sans y penser. Abstraction de la mémoire. La réalité d'ici trop vide (mais pesante), et l'Autre trop intense (et légère) pour n'être pas douloureuse. Alors - le silence même exigeant qu'on le fuie, car il se tait - on évoque ses souvenirs avec des mots qu'on prononce pour n'avoir pas le temps de s'y arrêter, d'y remettre un parfum, un chant, des couleurs... 27 juillet. 28 juillet. (Expression naïve. Sensation de fraîcheur, mais très en deçà du possible.) Naguère - juste avant ce carnet-ci - échouant à poursuivre mon manuscrit où je l'ai laissé en novembre, l'envie me venait d'écrire un mot au hasard et de poursuivre sur lui, de patiemment tenir moins un glossaire qu'un répertoire de mes ignorances. En quoi je retrouvais, mais déplacée par l'actuelle indigence de mon art de vivre, cette obsession qui veut que je n'écrive qu'à partir du point où la parole se refuse, comme si l'épreuve assurait mes entreprises : exil sans frontières de l'extase, pentes faciles. Après, dernier défi à la mort, leur mise en question. Le tout, donc, dès le départ à une certaine hauteur que garantissait l'expérience. Alors qu'aujourd'hui, c'est vraiment à la base qu'en moi le langage, le bonheur sont attaqués. A la base, c'est-à-dire dans ce qui s'obstine jusqu'à la prochaine seconde, sans relâche marque la nuit d'un souvenir de lumière. Mais non ! Je n'ai plus de plaisirs ni de mémoire, et leur absence confirme ces anciennes réponses. Rien, si l'on veut, ne reste à débattre, d'où la fatigue. Chaque jour, à présent recommencé pour jamais, perd toute chance d'être le dernier. La mer ne sera plus cette vivante immobile. Le vent soufflera comme il veut, l'arbre aura cessé de croître. Les chemins seront tant de pas d'une égale longueur. Le soleil sombrera chaque soir, il n'y aura plus de blanc dans les marges. 29 juillet. (De force, mais aussi de temps : ma force n'est pas vive.) Car enfin, anecdotiquement, que s'est-il donc passé
? Il y a trois semaines, pour la première fois depuis des
mois j'ai eu deux heures de solitude. Là, devant mon papier
et quelques résultats antérieurs que j'avais su
critiquer, j'ai mesuré l'ampleur du désastre. Je
me suis tu : la peur est trop bruyante. Pendant ces minutes comptées
je suis demeuré immobile, mais l'équilibre qu'on
goûte est celui des limites, à la rupture de pente.
Or, je n'étais contenu par aucun bord, diffusé au
contraire selon une surface sans repères, joie ni douleur.
J'ignore comment mon corps n'oubliait pas de vivre, pourquoi le
fauteuil où j'étais me supportait malgré
tout. Et ma main, plus même libre de profiter du peu de
liberté pour une fois offerte. 1 - La haine de la poésie, de Georges Bataille. |