Musique et fruits

(Tel Quel n°8, Hiver 1962)

 

Que je veuille écrire sur ce tableau de Braque (1), son image déposée en moi par une longue suite de regards aussitôt se brouille, et, comme un miroir devant le visage qui l'approche, exprime en buée sa volonté de distance. Nul trouble à ce retrait : incorrigible, au contraire, avec aplomb dès l'abord elle s'affirme telle, et s'annonce excédée des retouches que par défaut je pourrais y apporter; dépassé l'imparfait du moindre raccord, prévenant le futur de toute question par son travers à moi-même posée, présente donc, résolument, la voici - qui naguère se prophétisait immobile - précipitée en mon esprit par son mouvement même de disparaître.
Commence alors une fixité nouvelle: je ne pourrai plus, quelque temps, jouer de cette image selon ma fantaisie, ni laisser au hasard qu'elle joue de mes faiblesses. Privée de son objet, désertée par son irréalité même, elle sera au contraire cet obscur foyer autour duquel (c'est ici ma folie) tout s'ordonne, c'est-à-dire se commande et range. Non plus un quelconque morceau privilégié de l'édifice qu'on voit, ici et là, sans trop de méthode se construire, mais sa résolution extrême: enfin déterminé l'esprit s'achève, tout compris, instrument sans exemple ni rien d'imaginable qui en use.
Et se tait.

(1) "Partition de musique et fruits", collection particulière.

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