Sur la tombe du surréel

(Tel Quel n°6, Eté 1961)

 

Le dernier livre de Julien Gracq, Préférences (1), s'ouvre sur une réédition du fameux pamphlet de 1950, La littérature à l'estomac, à propos duquel il convient de noter ceci: de ce portrait assez complet de la " République des Lettres ", de ses pompes et de ses manoeuvres, on a surtout retenu et loué la férocité envers les critiques et les prix - alors même que les Goncourt, dès l'année suivante, en prétendant couronner Le Rivage des Syrtes, prouvèrent suffisamment qu'ils n'avaient rien compris. Or le pamphlet doit porter sur qui est séduit ou sur le point de l'être par l'univers, ou l'objet, ou l'auteur auquel il s'attaque - auquel il ne s'en prend qu'à raison de cette séduction qui, finalement, le fonde. Né de l'existence d'un tel public, le pamphlet ne parle qu'à lui - ailleurs il ne dit rien ou répète des évidences. Dès lors tous les moyens sont bons qui appellent la violence, mauvais ceux qui l'écartent, pires ceux qui la réduisent. Et je lis, par exemple, à propos de l'écrivain qui s'avise de changer de genre : "Il était une rivière bien endiguée, comme on les aime en France - de petits jardinets y puisaient l'eau et prospéraient modestement sur ses berges... Le voilà maintenant un de ces fleuves de la Chine, qui s'amusent irrévérencieusement à changer de lit. " Cette réaction, justement prêtée par Julien Gracq à nos critiques littéraires, est ici trop joliment moquée pour que cela soit efficace, donc oriente ces mêmes critiques dans une direction nouvelle ; la séduction de la forme ne peut que l'emporter, à leurs yeux peu avertis, sur la dureté du projet : c'est assez souligner combien l'incompréhension dont témoignèrent les Goncourt me paraît normale - c'est-à-dire grave pour eux, bien sûr, mais surtout pour Julien Gracq.
Une certaine impropriété des moyens se fait jour, qui, chez un écrivain malgré tout très concerté, ne peut relever du hasard. En effet:
" Ce qui justifie une technique, c'est seulement de mettre en valeur un tempérament, de le capter dans le seul chenal qui soit efficace, à la manière d'une conduite forcée qui capte des eaux sauvages et les envoie sur leurs turbines; elle ne pose pas de problèmes de vérité : il n'y a pas de technique vraie ou plutôt toutes les techniques sont vraies, - elle pose avant tout un problème de rendement. Combien de fois la littérature contemporaine nous donne-t-elle l'impression fâcheuse d'un écrivain qui a du talent contre sa technique, dont le talent nous fait signe désespérément à travers de mornes épaisseurs grisâtres qui s'entassent dans son livre seulement pour le mettre en règle - parce que l'écrivain, au fond, a davantage l'orgueil de son système que l'orgueil de son talent. Et c'est là un choix qui, même à court terme, ne paie pas."
Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, et d'abord qu'on ne voit pas clairement ce que Julien Gracq entend par " talent ", ni surtout en quoi cela s'oppose à la technique. Mais il y revient un peu plus loin : " La technique c'est aussi, dans une oeuvre, ce qui sera à bref délai moins intéressant que tout ce qui n'est pas elle. Tout ce qui n'est pas elle, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas transmissible : le ton, la voix, le mouvement... " La technique serait donc, en opposition à l'inaliénable talent, ce qui se partage ; ce qui, le temps plus ou moins long qu'elle est en vogue (" Elles ne sont jamais réfutées: elles se démodent ") est pour ainsi dire du domaine public et constitue " nos échasses et nos béquilles, qui nous paraissent bottes de sept lieues. " Soit. Je crois distinguer ce dont nous parle Julien Gracq ; par exemple (c'est lui qui choisit), de tragédies " en cinq actes et en alexandrins de douze pieds à rimes plates ". Mais est-ce vraiment là une technique ? D'une certaine façon oui, d'une autre non. Regardant où regarde Julien Gracq, il se peut que je voie la même chose que lui, mais aussi - et plus volontiers - quelque chose de différent: c'est affaire de précision. Les techniques de Racine et de Corneille d'une part, de Valéry et de Mallarmé d'autre part - ou encore de Butor et de Robbe-Grillet - me paraissent n'avoir en commun que certaines apparences très extérieures et ce qui les sépare ne relève pas seulement de je ne sais quel talent ou génie défiant l'analyse. Je crains fort que Julien Gracq n'ait guère poussé les siennes, et que dans ce qu'il appelle le talent entre beaucoup de technique qu'il n'a pas su voir.
La lecture de ses véritables " préférences ", qu'il s'agisse de Lautréamont, de Rimbaud, du rêve ou de Breton, va confirmer l'hypothèse. Ces analyses commencent bien, l'angle d'attaque est nouveau, la démonstration vigoureuse. On se laisse intéresser, convaincre. Puis, au moment où cela devient passionnant, où l'on se dit que va nous être expliqué le fonctionnement de ces machineries dont on nous a brillamment exposé le rôle et décrit l'aspect, brusquement cela s'arrête, le langage bute sur certains mots particulièrement invérifiables, les souligne comme pour marquer mieux que ce sont là des limites, et refuse de passer outre. Ces mots peuvent être regroupés en quatre séries principales dont 1'une répond à un souci de communication :
transmettre, reconnaître, représenter, signifier;
une seconde à un ordre établi :
propriétaire, pourriture noble, parfum, homme, fenêtre, lit, ramener dans la ligne ;
une troisième se réfère au monde surréel:
forces obscures, infernal, fantôme, hanter, archange ;
la quatrième enfin, qui est la plus fournie, est toute violence:
déflagration, jet, agressif, irruption, disloquer, moteur à explosion, éclatement, choc en retour, effraction, effréné.
Le projet de chacun de ces textes traverse toujours, à quelques détours ou raccourcis près, ces quatre régions du vocabulaire gracquien selon l'itinéraire suivant :
" signifier au public, qui fut habile à la contenir, quelle puissance d'agression représente l'oeuvre de X, puissance qu'X a tirée de forces obscures dont l'homme, trop raisonnable ou raisonneur, sait ne pas tenir compte. "
Il s'agit là, on le voit, d'un débat intérieur entre Gracq et Gracq, entre le professeur nourri de culture classique, l'esthète amoureux de phrases savamment modulées, le moraliste en quête d'un clair confort, le logicien calculant la cohérence d'un système - et d'autre part le poète bouleversé par une image, courant au plus risqué, s'enfonçant au plus obscur, se remettant au plus particulier, près d'injurier la beauté pour adorer mieux la surprise ; il s'agit d'un débat entre l'un et l'autre ou plutôt d'une tentative de conciliation, de réunification par soumission des moyens de l'un aux fins de l'autre. Et, transposé sur le plan de l'histoire littéraire qui est celui de Préférences, cela donne un schéma proche de celui-ci :
au centre, la révolution surréaliste, et surtout le scandale de sa brièveté : non seulement ce pavé n'a qu'assez peu remué les eaux de la mare aux lettres, mais il est devenu incapable d'à nouveau les troubler; Breton, Aragon, etc... ne sont plus surréalistes ; elle est dormante à nouveau l'eau qu'ils avaient brisée mais qui les a recouverts - au fond de laquelle, à leur tour, voici qu'ils reposent. Leur technique (cela n'est pas clairement dit mais se laisse lire entre les lignes), leur technique de l'écriture automatique en est sans doute cause, qui comme toute technique a vu son rendement diminuer et tendre vers zéro. Mais la leçon demeure, qu'il convient de faire entendre ; l'exemple reste, qu'il faut affirmer; et surtout, de ce qui sut n'être qu'accidentel il convient d'établir la continuité.
Gracq s'y emploie de plusieurs manières au long de son ouvrage. D'abord, tant dans La littérature à l'estomac que dans un texte de 1960 intitulé Pourquoi la littérature respire mal, en tentant de porter des coups décisifs non seulement à la critique, mais encore aux tentatives postérieures à celles du Surréalisme, c'est-à-dire surtout l'Existentialisme et le " Nouveau Roman ". Puis, dans la série d'essais consacrés à Racine, Balzac, Barbey d'Aurevilly, Poë ou Chateaubriand, en s'attachant à doter le Surréalisme d'une généalogie aussi complète que possible, à consolider ses arrières en battant le rappel de toutes les voix qui, par un accord au moins de leurs timbres, lui paraissent prophétiques. Enfin, ayant ainsi rallié le passé à son entreprise après avoir, en quelque sorte, réduit au silence la contradiction, Gracq s'efforce d'exploiter au mieux ces conditions favorables : traitant cette fois du Surréalisme même et de ses précurseurs immédiats, il cherche à les établir dans la sorte d'éternité que j'ai dite.
Ce pourrait être un parti-pris mais c'est bien autre chose : il apparaît en effet que Gracq ne l'a pas décidé en toute connaissance de cause, et d'abord en ceci qu'il ne l'affirme jamais clairement. Il se veut au contraire le dialecticien " de la lumière et de l'ombre " mais une dialectique ne se fait pas à coups d'adjectifs et de métaphores ; il se croit entièrement lucide, mais tombe volontiers dans le travers qu'il vient de dénoncer : par exemple, après avoir reproché à la critique de rechercher surtout des " réussites paysagistes ", il en brosse lui-même d'impressionnantes : " Il y a une " voie royale " de la littérature française, dont les ronds-points étoilent les manuels scolaires et dont les poteaux indicateurs ", etc... Ou encore, il dénonce les " points aveugles " du critique moderne, puis témoigne d'une singulière myopie dans le coup d'oeil qu'il jette en passant sur le " Nouveau Roman " (2). Gracq n'est pas davantage complet, et ses analyses critiques de la " République des Lettres " portent surtout sur le fait social ou mondain, ou encore psychologique, bref : sur les guillemets dont il convient alors d'entourer l'expression. Enfin, malgré son apparent souci de l'efficacité des méthodes, il applique à chacun de ses sujets la même rhétorique, les mêmes modes d'exploration, le même style romantique, comme si, sûr de ses fins, il croyait à l'adaptation automatique des moyens - alors que ses effets, ainsi qu'il est naturel en des conditions pareilles, ne portent comme on l'a vu qu'à de certains moments.
Au vrai, tout ceci et ce qu'on pourrait sans mal y ajouter, ces " bizarres troubles de perception" qu'il note lui-même chez les Aragon et chez les Breton d'aujourd'hui, relève chez Julien Gracq de ce qu'il appelle encore " la transfiguration de la foi ": foi dans le monde d'une part, dans le langage d'autre part, dans le Surréalisme enfin qui en réalisa selon lui la fusion exemplaire. Appliquée à un tel objet, cette foi ne manque pas d'être sympathique, mais elle séduit nécessairement plus qu'elle ne convainc; par définition, elle ne songe guère à s'assurer de ses fondements, et la fragilité de ceux-ci comme de la technique qu'ils mettent en oeuvre s'en accroît. Pensant faire oeuvre de synthèse Julien Gracq n'épuise tout à fait ni la raison ni le mystère - et ne voit pas que sa thèse, à mesure qu'elle se développe, secrète inévitablement son antithèse.
Du moins mène-t-il son effort avec une intelligence, un brio et une ampleur malgré tout assez rares. Et, en atteignant souvent à ce point paradoxal où il dénonce lui-même (mais à d'autres occasions) ses propres insuffisances, il nous oblige à tenir compte de ce que son livre construit : le parfait tombeau du surréel.

1 - José Corti, éditeur

2 - Il y aurait notamment à tenter un parallèle entre Breton et Robbe-Grillet, qui établirait sans doute que l'infraconscient que le second met en oeuvre, n'est pas si différent du surréel à qui le premier donne la parole...

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