Le dernier livre de Julien Gracq, Préférences (1), s'ouvre sur une réédition du fameux pamphlet
de 1950, La littérature à l'estomac, à
propos duquel il convient de noter ceci: de ce portrait assez
complet de la " République des Lettres ", de
ses pompes et de ses manoeuvres, on a surtout retenu et loué
la férocité envers les critiques et les prix - alors
même que les Goncourt, dès l'année suivante,
en prétendant couronner Le Rivage des Syrtes, prouvèrent
suffisamment qu'ils n'avaient rien compris. Or le pamphlet doit
porter sur qui est séduit ou sur le point de l'être
par l'univers, ou l'objet, ou l'auteur auquel il s'attaque - auquel
il ne s'en prend qu'à raison de cette séduction
qui, finalement, le fonde. Né de l'existence d'un tel public,
le pamphlet ne parle qu'à lui - ailleurs il ne dit rien
ou répète des évidences. Dès lors
tous les moyens sont bons qui appellent la violence, mauvais ceux
qui l'écartent, pires ceux qui la réduisent. Et
je lis, par exemple, à propos de l'écrivain qui
s'avise de changer de genre : "Il était une rivière
bien endiguée, comme on les aime en France - de petits
jardinets y puisaient l'eau et prospéraient modestement
sur ses berges... Le voilà maintenant un de ces fleuves
de la Chine, qui s'amusent irrévérencieusement à
changer de lit. " Cette réaction, justement prêtée
par Julien Gracq à nos critiques littéraires, est
ici trop joliment moquée pour que cela soit efficace, donc
oriente ces mêmes critiques dans une direction nouvelle
; la séduction de la forme ne peut que l'emporter, à
leurs yeux peu avertis, sur la dureté du projet : c'est
assez souligner combien l'incompréhension dont témoignèrent
les Goncourt me paraît normale - c'est-à-dire grave
pour eux, bien sûr, mais surtout pour Julien Gracq.
Une certaine impropriété des moyens se fait jour,
qui, chez un écrivain malgré tout très concerté,
ne peut relever du hasard. En effet:
" Ce qui justifie une technique, c'est seulement de mettre
en valeur un tempérament, de le capter dans le seul chenal
qui soit efficace, à la manière d'une conduite forcée
qui capte des eaux sauvages et les envoie sur leurs turbines;
elle ne pose pas de problèmes de vérité : il n'y a pas de technique vraie ou plutôt toutes les techniques
sont vraies, - elle pose avant tout un problème de rendement.
Combien de fois la littérature contemporaine nous donne-t-elle
l'impression fâcheuse d'un écrivain qui a du talent contre sa technique, dont le talent nous fait signe désespérément
à travers de mornes épaisseurs grisâtres qui
s'entassent dans son livre seulement pour le mettre en règle
- parce que l'écrivain, au fond, a davantage l'orgueil
de son système que l'orgueil de son talent. Et c'est là
un choix qui, même à court terme, ne paie pas."
Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, et d'abord
qu'on ne voit pas clairement ce que Julien Gracq entend par "
talent ", ni surtout en quoi cela s'oppose à la technique.
Mais il y revient un peu plus loin : " La technique c'est
aussi, dans une oeuvre, ce qui sera à bref délai
moins intéressant que tout ce qui n'est pas elle. Tout
ce qui n'est pas elle, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas
transmissible : le ton, la voix, le mouvement... " La
technique serait donc, en opposition à l'inaliénable
talent, ce qui se partage ; ce qui, le temps plus ou moins long
qu'elle est en vogue (" Elles ne sont jamais réfutées:
elles se démodent ") est pour ainsi dire du domaine
public et constitue " nos échasses et nos béquilles,
qui nous paraissent bottes de sept lieues. " Soit. Je crois
distinguer ce dont nous parle Julien Gracq ; par exemple (c'est
lui qui choisit), de tragédies " en cinq actes et
en alexandrins de douze pieds à rimes plates ". Mais
est-ce vraiment là une technique ? D'une certaine façon
oui, d'une autre non. Regardant où regarde Julien Gracq,
il se peut que je voie la même chose que lui, mais aussi
- et plus volontiers - quelque chose de différent: c'est
affaire de précision. Les techniques de Racine et de Corneille
d'une part, de Valéry et de Mallarmé d'autre part
- ou encore de Butor et de Robbe-Grillet - me paraissent n'avoir
en commun que certaines apparences très extérieures
et ce qui les sépare ne relève pas seulement de
je ne sais quel talent ou génie défiant l'analyse.
Je crains fort que Julien Gracq n'ait guère poussé
les siennes, et que dans ce qu'il appelle le talent entre beaucoup
de technique qu'il n'a pas su voir.
La lecture de ses véritables " préférences
", qu'il s'agisse de Lautréamont, de Rimbaud, du rêve
ou de Breton, va confirmer l'hypothèse. Ces analyses commencent
bien, l'angle d'attaque est nouveau, la démonstration vigoureuse.
On se laisse intéresser, convaincre. Puis, au moment où
cela devient passionnant, où l'on se dit que va nous être
expliqué le fonctionnement de ces machineries dont on nous
a brillamment exposé le rôle et décrit l'aspect,
brusquement cela s'arrête, le langage bute sur certains
mots particulièrement invérifiables, les souligne
comme pour marquer mieux que ce sont là des limites, et
refuse de passer outre. Ces mots peuvent être regroupés
en quatre séries principales dont 1'une répond à
un souci de communication :
transmettre, reconnaître, représenter, signifier;
une seconde à un ordre établi :
propriétaire, pourriture noble, parfum, homme, fenêtre,
lit, ramener dans la ligne ;
une troisième se réfère au monde surréel:
forces obscures, infernal, fantôme, hanter, archange
;
la quatrième enfin, qui est la plus fournie, est toute
violence:
déflagration, jet, agressif, irruption, disloquer, moteur
à explosion, éclatement, choc en retour, effraction,
effréné.
Le projet de chacun de ces textes traverse toujours, à
quelques détours ou raccourcis près, ces quatre
régions du vocabulaire gracquien selon l'itinéraire
suivant :
" signifier au public, qui fut habile à la contenir,
quelle puissance d'agression représente l'oeuvre de X,
puissance qu'X a tirée de forces obscures dont l'homme,
trop raisonnable ou raisonneur, sait ne pas tenir compte. "
Il s'agit là, on le voit, d'un débat intérieur
entre Gracq et Gracq, entre le professeur nourri de culture classique,
l'esthète amoureux de phrases savamment modulées,
le moraliste en quête d'un clair confort, le logicien calculant
la cohérence d'un système - et d'autre part le poète
bouleversé par une image, courant au plus risqué,
s'enfonçant au plus obscur, se remettant au plus particulier,
près d'injurier la beauté pour adorer mieux la surprise
; il s'agit d'un débat entre l'un et l'autre ou plutôt
d'une tentative de conciliation, de réunification par soumission
des moyens de l'un aux fins de l'autre. Et, transposé sur
le plan de l'histoire littéraire qui est celui de Préférences,
cela donne un schéma proche de celui-ci :
au centre, la révolution surréaliste, et surtout
le scandale de sa brièveté : non seulement ce pavé
n'a qu'assez peu remué les eaux de la mare aux lettres,
mais il est devenu incapable d'à nouveau les troubler;
Breton, Aragon, etc... ne sont plus surréalistes ; elle
est dormante à nouveau l'eau qu'ils avaient brisée
mais qui les a recouverts - au fond de laquelle, à leur
tour, voici qu'ils reposent. Leur technique (cela n'est pas clairement
dit mais se laisse lire entre les lignes), leur technique de l'écriture
automatique en est sans doute cause, qui comme toute technique
a vu son rendement diminuer et tendre vers zéro. Mais la
leçon demeure, qu'il convient de faire entendre ; l'exemple
reste, qu'il faut affirmer; et surtout, de ce qui sut n'être
qu'accidentel il convient d'établir la continuité.
Gracq s'y emploie de plusieurs manières au long de son
ouvrage. D'abord, tant dans La littérature à
l'estomac que dans un texte de 1960 intitulé Pourquoi
la littérature respire mal, en tentant de porter des
coups décisifs non seulement à la critique, mais
encore aux tentatives postérieures à celles du Surréalisme,
c'est-à-dire surtout l'Existentialisme et le " Nouveau
Roman ". Puis, dans la série d'essais consacrés
à Racine, Balzac, Barbey d'Aurevilly, Poë ou Chateaubriand,
en s'attachant à doter le Surréalisme d'une généalogie
aussi complète que possible, à consolider ses arrières
en battant le rappel de toutes les voix qui, par un accord au
moins de leurs timbres, lui paraissent prophétiques. Enfin,
ayant ainsi rallié le passé à son entreprise
après avoir, en quelque sorte, réduit au silence
la contradiction, Gracq s'efforce d'exploiter au mieux ces conditions
favorables : traitant cette fois du Surréalisme même
et de ses précurseurs immédiats, il cherche à
les établir dans la sorte d'éternité que
j'ai dite.
Ce pourrait être un parti-pris mais c'est bien autre chose
: il apparaît en effet que Gracq ne l'a pas décidé
en toute connaissance de cause, et d'abord en ceci qu'il ne l'affirme
jamais clairement. Il se veut au contraire le dialecticien "
de la lumière et de l'ombre " mais une dialectique
ne se fait pas à coups d'adjectifs et de métaphores
; il se croit entièrement lucide, mais tombe volontiers
dans le travers qu'il vient de dénoncer : par exemple,
après avoir reproché à la critique de rechercher
surtout des " réussites paysagistes ", il en
brosse lui-même d'impressionnantes : " Il y a une
" voie royale " de la littérature française,
dont les ronds-points étoilent les manuels scolaires et
dont les poteaux indicateurs ", etc... Ou encore, il
dénonce les " points aveugles " du critique moderne,
puis témoigne d'une singulière myopie dans le coup
d'oeil qu'il jette en passant sur le " Nouveau Roman "
(2). Gracq n'est pas davantage complet, et ses analyses critiques
de la " République des Lettres " portent surtout
sur le fait social ou mondain, ou encore psychologique, bref :
sur les guillemets dont il convient alors d'entourer l'expression.
Enfin, malgré son apparent souci de l'efficacité
des méthodes, il applique à chacun de ses sujets
la même rhétorique, les mêmes modes d'exploration,
le même style romantique, comme si, sûr de ses fins,
il croyait à l'adaptation automatique des moyens - alors
que ses effets, ainsi qu'il est naturel en des conditions pareilles,
ne portent comme on l'a vu qu'à de certains moments.
Au vrai, tout ceci et ce qu'on pourrait sans mal y ajouter, ces
" bizarres troubles de perception" qu'il note lui-même
chez les Aragon et chez les Breton d'aujourd'hui, relève
chez Julien Gracq de ce qu'il appelle encore " la transfiguration
de la foi ": foi dans le monde d'une part, dans le langage
d'autre part, dans le Surréalisme enfin qui en réalisa
selon lui la fusion exemplaire. Appliquée à un tel
objet, cette foi ne manque pas d'être sympathique, mais
elle séduit nécessairement plus qu'elle ne convainc;
par définition, elle ne songe guère à s'assurer
de ses fondements, et la fragilité de ceux-ci comme de
la technique qu'ils mettent en oeuvre s'en accroît. Pensant
faire oeuvre de synthèse Julien Gracq n'épuise tout
à fait ni la raison ni le mystère - et ne voit pas
que sa thèse, à mesure qu'elle se développe,
secrète inévitablement son antithèse.
Du moins mène-t-il son effort avec une intelligence, un
brio et une ampleur malgré tout assez rares. Et, en atteignant
souvent à ce point paradoxal où il dénonce
lui-même (mais à d'autres occasions) ses propres
insuffisances, il nous oblige à tenir compte de ce que
son livre construit : le parfait tombeau du surréel.
1 - José Corti, éditeur
2 - Il y aurait notamment à tenter un parallèle
entre Breton et Robbe-Grillet, qui établirait sans doute
que l'infraconscient que le second met en oeuvre, n'est pas si
différent du surréel à qui le premier donne
la parole...
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dans Tel Quel
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