*chapeau*
Très curieuse entreprise que celle de Michel Mourlet.
Fasciné par le destin de la grande actrice Marie Dorval,
amie intime de Dumas et
maîtresse de Vigny, il imagine que en 1864, pendant la
liaison scandaleuse entre Dumas vieillissant et l'écuyère
Adah Menken, cette dernière, saisie d'une jalousie rétrospective
et posthume - Marie Dorval est morte depuis longtemps - exige
de tout savoir de cette ex-rivale.
Au fil des récits de Dumas, elle "enquête"
sur la fin tragique de l'actrice, la succession de malheurs,
la déchéance qui ont marqué ses dernières
années.
Jusqu'à la révélation finale: c'est Vigny
qui, ne s'étant jamais remis d'avoir été
trompé par Marie Dorval, lui a jeté une malédiction
sous la forme de son poème La colère de Samson.
Succession de scènes dialoguées entrecoupées
de flash-back, le roman met en scène Dumas, Adah, Dorval,
Vigny, etc.. Il reproduit de nombreuses anecdotes tirées
des Mémoires de Dumas et fait par exemple assister
le lecteur à la première d'Antony, triomphe
de Dumas à la scène.
Composite, le livre se poursuit par un ensemble de notes dans
lesquelles Mourlet explique sa démarche, et par la reproduction
de l'opuscule de Dumas La dernière année de
Marie Dorval rédigé pour lever des fonds afin
de payer une sépulture à cette ancienne vedette
morte dans le dénuement.
L'ouvrage, au total, est un peu déroutant. L'évocation
des personnages est amusante, mais l'on ne sera pas forcément
convaincu par la théorie du maléfice...
Extrait
Lui entourant l'épaule d'un bras plus amoureux que
protecteur, Dumas entraîna sa maîtresse autour du
salon. Il s'arrêta devant un grand tableau figurant le
buste d'un général du Premier Empire, la poitrine
constellée de décorations, homme de complexion
puissante, au visage énergique sur lequel flottait quelque
chose d'un peu négroïde.
- Mon père, le compagnon de l'Empereur, qui s'est montré
si ingrat envers lui. Pendant la campagne d'Italie, à
Brixen, dans le Tyrol, il a défendu un pont tout seul
contre un détachement de cavalerie. Bien qu'il ne fût
pas borgne, on l'avait surnommé Horatius Coclès.
- Je ne comprends pas grand chose à tout cela, mon Alex,
sauf que tu as... comment dites-vous, déjà?...
de qui tenir.
Ils avancèrent d'un pas ou deux, jusqu'à une vitrine
encombrée d'ivoires, de boites sculptées, de colifichets
et de médailles.
- Je ne lui arrive pas à la cheville, sourit Alex. Ce
que je fais en robe de chambre avec une plume et de l'encre,
lui il le faisait vraiment, dans la vie. Tiens, moi, ma campagne
d'Italie, voilà ce que j'en ai rapporté. Tu vois
derrière la vitrine, ici.
- Qu'est-ce que c'est? Des colliers?
- Des chapelets, que m'a donnés le pape Grégoire
XVI en 1835. Des chapelets de noyaux d'olives récoltées
dans le Jardin des Oliviers. Et ici, des souvenirs de mon voyage
en Russie. Je dois à la vérité historique...
- Toi, la vérité historique!
- Quelquefois, ma chère. Donc, je dois à la vérité
historique de le dire: en Russie, j'ai été mieux
accueilli que Napoléon!
- Ta pelisse d'astrakan... Superbe! et cette belle ceinture d'argent.
- Le fouet, aussi, la longue lanière de cuir, là.
Tu vois, elle est enduite de limaille. Les Russes appellent ça
un knout. Avec ce knout, le prince Tumaîne, qui m'en a
fait cadeau, tue un loup d'un seul coup en le frappant sur le
museau. Shlac!
Adah éclata de rire:
- Ça doit être très utile, pour toi, au parc
Monceau. Il y a beaucoup de loups?
- Au parc, non. Mais sur le boulevard Malesherbes, quand je sors
de chez moi au milieu de la journée ça grouille
de loups, de renards, de chacals. Et les serpents! Y en a-t-il,
des serpents! Crois-moi, si on veut en sortir vivant, il faut
un fouet solide.
- Et cette canne?
- La canne deVoltaire, juste à côté des chapelets!
Amusant, non? Je l'ai achetée un louis au guide qui faisait
visiter Ferney vers 1830.
- Ferney?
- Je t'expliquerai, un jour. Ce que tu vois à droite,
sur le coussinet de velours, c'est un copeau qui provient d'un
arbre planté de la main même du grand homme. Du
moins, on me l'a affirmé. Ce qui fait la valeur d'une
relique, c'est d'y croire!
De nouveau, le gros rire bon enfant roula de la montagne. Alex
marqua une pause, perdu dans ses souvenirs. Adah le précéda
jusqu'à un autre tableau posé sur une cheminée
de marbre blanc, tableau encore plus imposant que le premier
: un portrait de femme, en pied celui-là. On en remarquait
d'abord les habits, leur magnificence à la mode romantique.
Sur une robe d'un violet épiscopal découvrant largement
les épaules s'élargissait un manteau de velours
sombre doublé de satin doré, dont les fentes latérales
laissaient sourdre les remous de manches bouffantes aux poignets
de dentelle. Cette avalanche d'étoffes faisait songer
à des coulées de lave et de feu sur les pentes
d'un volcan. Une volumineuse croix d'or garnie de perles scintillait
sur le renflement du buste, pour suggérer peut-être
une connivence secrète entre le catholicisme et la volupté.
Au second coup d'oeil on se rapprochait du visage. Surplombé
d'une toque hérissée de plumes d'autruche qui complétait
en l'équilibrant le frémissement immobile des manches
et du manteau, ce visage offrait un arrondi nacré, nuagé
de rose, entre deux choux frisés de cheveux châtains
d'où pendaient en battants de cloche deux lourdes boucles
d'oreille. Sur un cou élancé et charnu légèrement
penché en avant, la tête, le nez accentué
par un menton un peu fuyant, les yeux bruns et ronds sous l'arc
exhaussé des sourcils semblaient guetter on ne savait
quel spectacle, telle une ravissante hulotte sa proie.
- Et celle-ci, qui est-ce? Milady? interrogea l'écuyère,
comme hypnotisée par le tableau.
Le sourire qui flottait sur les lèvres de Dumas se figea:
- Milady, elle? Oh non! Elle, elle est morte comme une sainte.
Elle, c'était la plus grande actrice de notre théâtre,
le théâtre que j'ai inventé avec Victor Hugo
et Vigny. Plus instinctive que Mlle Mars, plus émouvante
que Rachel... Elle, c'est Marie Dorval.
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