*chapeau*
Voici encore un roman dont le personnage principal est Alexandre
Dumas, mais qui n’est en l’occurrence le héros
de rien d’autre que de sa propre vie. Le propos de Claude Schopp,
biographe chevronné et spécialiste émérite
de Dumas, est en effet d’évoquer, dans cet ouvrage, la
personnalité et la vie de l’écrivain. Si la forme
est romanesque, la fiction est résolument bannie.
Le récit se déroule sur trois jours d’octobre
1847. Dumas est au sommet de sa gloire et de sa fortune. Il vit dans
son château de Monte-Cristo, entouré de sa cour : fils,
fille, maîtresse en titre, amis, domestiques, animaux familiers…
Au long de journées surchargées, il lui faut simultanément
travailler à ses feuilletons, composer avec la jalousie de
sa jeune maîtresse, surveiller la fin des travaux de Monte-Cristo,
recevoir amis et importuns.
Parfait connaisseur de Dumas, Schopp restitue à merveille
l’atmosphère de Monte-Cristo et la personnalité
tourmentée de l’écrivain, à la fois expansif
et désireux de solitude, généreux et égoïste.
Nourri d’anecdotes réelles et connues, le récit
évoque également des personnalités comme Dumas
fils, Marie Dumas, Maquet, les peintres Giraud et Boulanger, le prince
Napoléon…
Très agréablement écrit, ce livre constitue une
introduction facile à l’univers de Dumas. Peut-être
peut-on regretter, malgré tout, que Claude Schopp ne soit pas
allé jusqu’à bâtir une véritable
intrigue romanesque autour de son personnage dont la vie – c’est
un cliché – vaut tous les romans.
Extrait de la deuxième journée – Dimanche
17 octobre 1847
Dix heures et demie.
Augustine n'a pas prévu cette incursion si matinale de barbares
affamés, ces pilleurs à qui, le couteau sous la gorge,
elle doit avouer où elle dissimule ses victuailles quand elle
affirme qu'il n'y a rien. Ils vont tout mettre à sac. Ils ont
pourtant déjà porté la main sur un quartier de
mouton qu'elle réservait pour le déjeuner du lendemain.
- Bon! Voilà des côtelettes à faire, comme
à la Posada de Calisto Burguillos, vous vous souvenez?
- Elles étaient fameuses: l'eau m'en vient à la bouche.
- Mais que vois-je? Miracle, deux poules! s'exclame Alexandre
qui a ouvert le garde-manger.
- Non! Pas les poules! Pas les poules! s'écrie tragiquement
Augustine; c'est pour le dîner. Monsieur, dites-leur, ils vous
écouteront, vous.
- Il doit bien y avoir des œufs? demande le Maestro.
- Oui, Monsieur, sous les poules, dans le poulailler... À
moins que les pauvres n'aient eu le sang tourné après
ce qui est arrivé à Blanchette et à Roussette...
- Alexandre, au poulailler, et si tu trouves un œuf d'or, ne
le garde pas pour toi... Il me faudrait aussi des pommes de terre...
Michel!
Le jardinier, son œil d'épagneul rougi, apparaît
en traînant des pieds. Il n'a pas l'air dans son assiette, mais
son maître l'envoie dans la resserre sans l'interroger sur ses
états d'âme.
- Monsieur, il y a quelque chose à vous dire...
- Non, Michel, plus tard: ventres affamés n'ont pas d'oreilles.
Giraud s'est emparé du morceau de mouton qu'il découpe
avec une habileté qui fait honneur à ses études
anatomiques de barbouilleur; il les saupoudre de poivre et de sel.
- Un gril, Augustine, pour monsieur Giraud.
Le peintre couche délicatement ses côtelettes sur le
gril que la cuisinière lui présente, et qu'il pose sur
un lit égal de charbons ardents, qu'auparavant Boulanger a
mélancoliquement et artistiquement étendus. Les premières
gouttes de graisse crient en tombant sur la braise.
Alexandre revient, les poches de sa veste et de son pantalon bosselées
d'une quinzaine d'œufs, suivi de Michel croulant sous la charge
d'une caisse de pommes de terre.
- Boulanger, épluchez et taillez les pommes de terre, moi
je me charge de l'omelette... Ce sera une omelette arabe...
- Mais tu n'as pas d'œufs d'autruche, et ton vautour est un
mâle, intervient Alexandre.
- Un œuf d'autruche ne vaut que dix œufs de poule... Alexandre,
fais griller et pèle ces deux poivrons; Augustine, épépinez
et coupez ces tomates en petits morceaux!
Au moment où il verse dans la poêle un demi-verre d'huile
d'olive, il distingue dans le lointain de formidables tambourinements.
- Allons, dépêchons-nous: il est onze heures.
Ce sont les artistes de la garde nationale de Saint-Germain qui
battent le rappel pour la revue de midi.
Il plonge dans l'huile chaude un oignon émincé à
la diable qu'il fait revenir en remuant.
- Maintenant, la chair des poivrons et les tomates en morceaux...
Un peu de sel, une pointe de cayenne... C'est assez réduit
comme cela...
Il retire la poêle du feu et incorpore aux légumes
quatre filets d'anchois. Une odeur délicieuse s'est répandue
dans la cuisine, attisant l'incendie féroce qui ravage les
estomacs. L'immense bec corbin de Giraud hume avec volupté
le fumet des côtelettes grésillantes, tandis que Boulanger,
virant à l'écarlate, taille ses pommes de terre en petits
bâtons qu'il dépose dans l'huile chaude d'une casserole.
Le Maestro frotte vigoureusement d'ail le fond d'une terrine, dans
laquelle, après les avoir cassés, il laisse tomber un
à un les œufs; il les assaisonne, d'un geste généreux,
de poivre et de sel, les bat à violents coups de fouet.
- La poêle à omelette, vite! Un fond d'huile d'olive.
Alexandre, ne verse pas encore l'omelette, il faut attendre que l'huile
soit bien chaude... Maintenant, oui... L'appareil de tomate et de
poivron...
Il se redresse, son large tablier blanc maculé de taches
de graisse. Ouf! Les côtelettes n'ont plus besoin que d'un
tour de feu, les pommes de terre que d'un tour de casserole, l'omelette
que d'un tour de poêle. Il s'accroupit devant l'âtre et
souffle sur la braise...
Afin de profiter d'un des derniers beaux soleils de l'année,
on a dressé le couvert sur la terrasse. Au centre de la table
fument les douze côtelettes, deux pyramides de pommes de terre
frites et la gigantesque omelette. C'est la gaieté des bivouacs
après la bataille, qui attire aussitôt Maquet, fort satisfait
d'avoir terminé seul le plan et prêt à se décompasser,
puis Charles Ledru, mal réveillé et tout embarbouillé
du vin patriotique de la veille. Alexis, qui s'est proposé
pour servir, a été renvoyé à ses jeux
d'enfants avec Mohamed.
- Longue vie au Maestro! proclame Alexandre en levant un verre
d'excellent brouilly. Si sa carrière de romancier ou d'auteur
dramatique devait s'achever, une autre, celle de cuisinier, s'ouvrirait
devant lui.
- Tu as raison. Je quitterai un jour la plume pour la cuiller à
pot. Et ce sera tout bénéfice pour toi: je te léguerai,
au lieu de livres dont tu n'hériterais que pour quinze ou vingt
ans, des casseroles et des marmites dont tu hériteras pour
l'éternité.
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