*chapeau*
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Les "remakes" du Comte de Monte-Cristo |
Le talent de l'auteur se manifeste avec force dans un épisode assez différent du roman original: le séjour de Deller en camp de concentration, dont la description est impressionnante. Et le "dédoublement" de Faria en Freunde et Franz, rendu nécessaire au bon fonctionnement du roman pour fournir à Deller à la fois un père spirituel (Freunde) et une source de richesses inépuisables (Franz) est une vraie réussite.
Ce qui amène à formuler un regret: que Daudy (qui partage avec Dumas la même initiale, comme tous ses personnages avec leurs homologues de Monte-Cristo!) n'ait pas pris beaucoup plus de liberté avec son modèle. Le travail fourni (le livre, sans être aussi épais que l'original, fait tout de même plus de 660 pages) et le talent déployé auraient justifié davantage de créativité et d'audace. Des pistes intéressantes, par exemple, ne sont pas exploitées, et en particulier celle-ci: Santo Amaro doit sa toute puissance à l'argent des victimes du nazisme et, s'il a bien cherché à le restituer, il s'accommode fort bien d'avoir gardé de quoi devenir l'une des grands fortunes de la planète. Une telle ambiguïté aurait pu être approfondie
Si l'on admire le tour de force que constitue un "remake" de cette ampleur et de cette précision, on ne peut
que regretter l'aspect un peu vain de l'exercice
Pastiches de Dumas et Deuxième Guerre Mondiale |
Extrait du chapitre 6 La Comparution
C'était un fait exprès. Etienne Deller correspondait
exactement à l'idée que Christian de Vieuville
s'en était faite, à un détail près;
il était un peu plus jeune qu'il ne s'y attendait, mais
cela le rendait plus proche encore de l'image que lui avait dessinée
Claire de ces jeunes résistants sincères quelle
l'adjurait de comprendre...
Le juge d'instruction souriait. Pour Etienne, ce sourire était
le premier signe rassurant, après les deux heures d'angoisse
qu'il venait de vivre.
Seuls les malades, coupés du monde extérieur par
une soudaine hospitalisation, peuvent comprendre la transformation
radicale qui s'opère subitement chez un homme privé
de liberté. Ce n'est pas la contrainte qui l'atteint le
plus durement mais, plus infranchissable que murs et verrous,
la différence qui, sans avertissement, le sépare
de ceux qui vivent encore en liberté. Le temps, tout à
coup, se détraque, comme si le mesurer était l'apanage
de la liberté ou de la santé perdues. Perdues pour
une heure, un jour, un an, pour toujours ? Ce délire de
comptabilité consume le prisonnier ou le malade parce
qu'il ne s'appuie sur aucune autre réalité que
celle des nécessités biologiques, du sommeil et
de la veille. C'est cette rupture qui pousse au suicide les auteurs
de délits mineurs, passibles d'une peine légère
ou même du sursis, dans les premiers jours, et parfois
les premières heures de leur incarcération, surtout
s'ils sont jeunes, très jeunes.
Etienne n'était pas de ceux qui s'abandonnent aussi rapidement
au désespoir. Et puis, il avait beau s'interroger sur
ses faits passés ou récents, il ne pouvait y déceler
la moindre irrégularité. Si Etienne avait une faiblesse,
en effet, c'était sa crainte - une crainte presque maniaque
- de ne pas être en règle. Il se reprochait ce scrupule
comme une marque de pusillanimité choquante, mais rien
n'y faisait. Si grande, par exemple, que fût sa sympathie
pour les résistants, il ne pouvait s'empêcher de
ressentir une gêne à l'idée qu'ils violaient
à chaque instant la loi. Si exceptionnelles que fussent
les circonstances, la loi n'était-elle pas le plus sûr
rempart contre la barbarie et l'arbitraire? Socrate ne s'y était-il
pas soumis alors qu'elle le condamnait à mort?
D'emblée, le regard bleu de cet homme souriant, d'allure
sportive et qui s'était spontanément levé
pour l'accueillir, avait rassuré Etienne.
Le juge avait fait signe aux deux agents de les laisser seuls.
- Je vous prie de vous asseoir, monsieur, lui dit-il, sans se
départir de l'expression d'accueil du maître de
maison pour son hôte. Sachez, tout d'abord, combien je
regrette d'avoir dû interrompre, à ce que j'ai appris,
une petite fête de famille. Mais vous m'en voudrez moins
si je vous dis que j'ai dû moi-même quitter la réception
donnée à l'occasion de mes propres fiançailles.
Cette confidence, si peu protocolaire, acheva de rendre son optimisme
naturel à Etienne.
- Je tiens à vous préciser que vous n'êtes
ni arrêté, ni inculpé. Je souhaite seulement
vous entendre. Mais, avant d'appeler mon greffier et de procéder
à votre audition, je pense qu'il est bon que nous ayons
un court entretien, non officiel. C'est là, je dois vous
le dire, une démarche tout à fait irrégulière.
Vous êtes en droit de vous y opposer. Mais croyez bien
que c'est dans votre intérêt que je souhaite enfreindre
quelque peu les règles de procédure. Je voudrais
que vous compreniez clairement votre situation.
- C'est tout ce que je demande, s'écria Etienne, comprendre
ce qui m'arrive et m'expliquer...
- Voilà qui est bien, dit Christian de Vieuville en approchant
une chaise de celle d'Etienne, au lieu de se rasseoir derrière
son bureau, pour bien marquer le caractère familier de
cette entrevue. Je connais votre nom et votre adresse, je vois
que vous n'êtes pas très âgé, reprit
le juge d'instruction avec un sourire nuancé de malice,
comme s'il avait voulu impliquer qu'Etienne était bien
trop jeune pour être assimilé aux chevaux de retour
qu'il avait coutume d'interroger. Mais quel âge avez-vous
exactement?
- Je vais avoir dix-neuf ans dans deux mois.
- C'est à peine la majorité pénale. Et pourtant
quelqu'un cherche à vous envoyer en prison.
- Qui donc, monsieur le juge?
- C'est moi qui vous le demande. Vous connaissez-vous un ennemi?
- Moi? Non, je ne vois personne.
- Pourtant ce quelqu'un vous en veut assez pour avoir porté
contre vous les accusations les plus graves. D'ailleurs, lisez
plutôt.
Etienne reçut des mains du magistrat la dénonciation
qui livrait un secret qu'il croyait seulement connu de lui, de
Barois et de Joseph Maurin. Mais il fut aussi soulagé
que surpris. Son délateur avait un peu trop forcé
la note: un poème baptisé tract et une lettre
innocente assimilée à un message secret!
- Alors? Ces tracts? Qu'en est-il? Vous n'êtes pas communiste,
j'espère, mais gaulliste peut-être?
- Je peux vous certifier, monsieur le juge, que je n'ai aucun
tract en ma possession.
Christian de Vieuville contempla un instant Etienne avant de
s'adresser de nouveau à lui, sur le ton personnel qu'il
avait adopté en lui parlant de ses fiançailles.
L'apparence de ce grand garçon un peu timide, sa contenance
calme, son regard dénué de toute forfanterie le
persuadaient de l'inutilité de jouer au plus fin.
- Je vais être très franc avec vous. Je ne vous
crois pas. A votre âge, on aime les idées simples.
On déteste les boches, les collabos.
- Mais, monsieur le juge, je n'ai jamais eu de tracts.
- Admettons. Vous n'avez pas de tracts. Ils ont disparu, ils
se sont volatilisés. Oublions-les. Mais je suis certain
que, comme beaucoup de Français... comme tous les bons
Français, vous souhaitez la victoire. Je vous comprends.
Dans la terrible ambiguïté de la magistrature que
j'exerce, il me faut chaque jour séparer le bon grain
de l'ivraie, défendre la loi, dans ce qu'elle a de juste,
de nécessaire à notre conservation à tous.
Et savoir fermer les yeux sur les violations requises par l'intérêt
supérieur de la patrie.
En face de l'imprimerie Maurin habitait un vieux couple dont
le fils s'était engagé dans la LVF. Ils vitupéraient
les juifs à longueur de journée, les Anglais et
de Gaulle; peut-être avaient-ils remarqué la présence
tardive d'Étienne à l'imprimerie quand il tirait
le poème de Barois et en avaient-ils déduit qu'il
fabriquait ces fameux tracts?
- Oublions les tracts, reprit le juge d'instruction. Qu'en est-il
de la lettre?
*bandeau*