*bandeau*


*chapeau*

 

 

Tirer une pièce de théâtre du Comte de Monte-Cristo, cet énorme roman aux innombrables personnages et aux intrigues aussi complexes qu’enchevêtrées: ce défi, Alexandre Dumas lui-même l’avait relevé avec son collaborateur Auguste Maquet dès 1848. Avec comme résultat une suite de quatre pièces jouées en deux fois deux soirées de quelque six heures chacune ! (voir la fiche sur cette adaptation écrite par François Rahier, spécialiste du théâtre dumasien, sur dumaspere.com).

Plutôt bien accueillie, cette adaptation théâtrale demeurait difficile à monter vu son ampleur. D’où la nouvelle version réalisée en 1894 sous le titre complet de Monte-Cristo, Drame en cinq actes, quinze tableaux, Edition nouvelle et définitive comprenant les quatre soirées. Si cette «édition nouvelle» est publiée sous la signature de Dumas et Maquet, elle est en fait l’œuvre d’un autre écrivain (Dumas et Maquet sont morts depuis longtemps!) dont le nom n’est pas mentionné.

Le chroniqueur Jules Lemaître explique dans ses Impressions de théâtre que la nouvelle adaptation a été écrite par Emile Blavet, homme de lettres auteur également du Fils de Porthos, adaptation théâtrale du roman de Paul Mahalin. Lemaître est d’ailleurs enthousiaste quant aux qualités de ce Monte-Cristo en une soirée: Blavet, écrit-il, est un «homme subtil», dont il loue «l’adresse et la décision, la justesse de coup d’œil et la sûreté de main» qui lui ont permis «d’enfermer tout Monte-Cristo dans un drame de dimensions amples, mais non point extravagantes».

En réalité, pour accomplir l’exploit de faire tenir tout Monte-Cristo dans une soirée, Blavet inflige de nombreuses modifications à l’histoire – et comment pourrait-il en aller autrement? Comme le note François Rahier, «l'action est resserrée, des personnages disparaissent - Valentine, la fille de Morcerf, mais aussi sa mère l'empoisonneuse - des tableaux sont redistribués ou redécoupés».

Si le début de l’intrigue (l’arrestation, l’emprisonnement, la découverte du trésor) est à peu près respecté, la vengeance est rapidement expédiée. Blavet utilise à plusieurs reprises un procédé commode: il fait raconter par un personnage un épisode de l’histoire, au lieu de montrer l’épisode lui-même. Par exemple, la mort de Danglars est racontée à Monte-Cristo par Villefort, ce qui permet de traiter en vingt-cinq lignes une composante importante de l’histoire (voir extrait ci-dessous).

Dans la pratique, l’objectif d’une telle adaptation n’était de toutes façons pas de tenter de restituer la totalité de l’œuvre dans toute sa complexité. Il s’agissait plutôt de permettre aux spectateurs de savourer la représentation sur scène d’une histoire qu’ils connaissait déjà par cœur. De ce point de vue, le travail de Blavet atteignait sans doute son but.

 

Extrait de l’acte cinquième, scène première

MONTE-CRISTO.
Ah! c’est vous qui requerrez contre Benedetto?

VILLEFORT.
Comme j’aurais requis contre le baron Danglars, qui fut pourtant de mes amis, si la justice d’en haut n’avait devancé notre justice.

MONTE-CRISTO.
Quoi? le baron Danglars est mort!... Que me dites-vous là?...

VILLEFORT.
C’est, depuis hier, avec l’affaire du comte Morcerf, rayé de la Chambre des Pairs, la fable de tout Paris... Oui, le baron Danglars est mort, et d'une mort atroce... mort de faim!

MONTE-CRISTO.
De faim!... Est-ce qu’on meurt de faim quand on remue des millions?...

VILLEFORT.
Voilà quelque temps que le baron était dans de mauvaises affaires!...

MONTE-CRISTO.
J’en sais quelque chose...

VILLEFORT.
Le Parquet était déjà saisi de quelques... incorrections... Une plainte en escroquerie, émanant de la maison Thomson et French, de Florence, précipita 1’action de la justice... On fit une descente chez M. Danglars... La maison était vide... Evidemment, il avait mis la frontière entre ses créanciers et lui!

MONTE-CRISTO.
C'était l’hypothèse la plus vraisemblable!

VILLEFORT.
C'est celle qui prévaudrait encore si, hier matin, un avis anonyme n'était venu nous ouvrir une autre piste. Cet avis disait: «La justice n’a rien trouvé chez M. Danglars; c'est qu’elle a mal cherché. Si elle eût sondé la boiserie à laquelle est adossé le fauteuil du baron, elle ne serait peut-être pas revenue bredouille». Bien que cet avis fleurât la mystification, j'avais le devoir de ne point passer outre. Je me rendis sans retard à l'hôtel de la Chaussée-d’Antin... La boiserie en question n’offrait, au premier abord, aucune particularité... Mais, en y regardant de près, on y pouvait suivre le dessin, à peine perceptible, d'une porte sans serrure apparente, et qui devait se mouvoir à l'aide d'un ressort caché. Le commissaire alla requérir des ouvriers... Armés de pics, ils attaquèrent le panneau qui, sous leurs coups, rendit un son lugubre comme la clôture d’un caveau funèbre... Le hasard fit que le fer rencontra le ressort, et la porte tourna d’elle-même sur ses gonds... Ah! monsieur, quel spectacle!.. Dans une sorte d’in-pace de quatre mètres carrés environ, sur un lit de billets de banque, d'actions, d’obligations, de titres déchirés, lacérés, déchiquetés comme par une armée de rongeurs, le baron gisait, les yeux hors de l'orbite, la face convulsée, les membres contractés, la bouche tordue sur une pièce d'or où ses dents avaient mis leur marque famélique!... Le malheureux était mort de faim au milieu de ses millions!...

MONTE-CRISTO, à part.
Et de deux!... (haut.) Cela est atroce, en vérité!... Et si on devait voir dans ce supplice sans nom un effet de la vengeance divine, il faudrait que ce Danglars fût un bien grand scélérat!


 

 

 

*bandeau*