*chapeau*
Voici un très gros roman dans les débuts sont prometteurs
puisqu'il s'agit d'une intéressante transposition de Monte-Cristo mêlant
descriptions de l'Extrême-Orient du 19 ème siècle et
sociétés secrètes chinoises. Malheureusement, le livre
ne tient pas ses promesses jusqu'au bout et sa dimension dumasienne se
perd en route...
La transposition est on ne peut plus directe. L'Edmond Dantès de
Jacolliot s'appelle tout simplement... Edmond Barthès. S'il n'est
pas marin comme son quasi-homonyme, il est employé de banque:
plus précisément, le bras droit du banquier Prévost-Lemaire,
dont il a toute la confiance et dont il doit épouser la fille.
Mais une somme importante disparaît de la caisse de la banque et
la moitié en est retrouvée chez Barthès. Condamné,
il est envoyé au bagne en Nouvelle-Calédonie. Le lecteur
apprendra par la suite qu'Edmond est tombé dans une machination
ourdie par le fils du banquier, qui devait rembourser des dettes de jeu,
et le deuxième adjoint de la maison. Barthès condamné,
ce dernier épouse la fille Prévost-Lemaire et assume la direction
des affaires qui devait revenir à Edmond.
Au bagne, le malheureux se lie à quatre mystérieux Chinois,
prisonniers eux aussi. Lors d'une terrible épidémie de petite
vérole, Edmond soigne l'un d'eux avec dévouement et l'arrache à la
mort. Or, ce vieux Chinois majestueux, du nom de Fho, n'est autre que le
Kwang: autrement dit, le maître tout puissant d'une société secrète
rassemblant tous les pirates qui écument la mer de Chine et les
fleuves du pays, et dont la puissance et la richesse rivalisent avec celles
de l'Empereur de Chine lui-même.
Libéré au cours d'une audacieuse expédition menée
par ses troupes, le Kwang emmène avec lui Edmond et ses amis français
prisonniers. Il adopte Barthès comme son fils légitime et
meurt: voilà Edmond proclamé Kwang à son tour. Ce
qui lui donne une puissance et une fortune sans limites, qu'il veut mettre
au service de sa vengeance.
L'histoire part ensuite un peu dans tous les sens, au propre et au figuré.
Barthès sillonne le Pacifique à bord d'un croiseur futuriste
acheté par sa société secrète à des
chantiers navals américains, et qui peut se transformer en sous-marin... Différentes
flottes occidentales essayent de s'emparer du navire, mais en vain. Un
marin français ami de Barthès se lie - en mission commandée - avec
le policier envoyé de Paris pour le pourchasser, et cela afin de
déjouer ses plans. Une très longue digression suit: le policier
et le marin se perdent dans le Pacifique lors d'un naufrage et arrivent
dans une île sauvage dont ils deviennent les chefs et qu'ils entreprennent
de «civiliser».
Au bout du compte, Barthès revient en France accompagné de
ses amis français et chinois. Sa vengeance a été préparée
depuis la Chine: des manoeuvres financières ont fait perdre
beaucoup d'argent à la banque Prévost-Lemaire.
Mais l'oeuvre de vengeance elle-même, «expédiée» dans
les 60 dernières pages, est menée à bien par les amis
de Berthès, celui-ci intervenant très peu. Les coupables
du complot dont il a été victime sont démasqués,
Barthès pardonne au vieux banquier et reprend la direction de l'établissement
après avoir abandonné ses fonctions de Kwang.
Indépendamment de ses rapports avec Le comte de Monte-Cristo,
le roman est très réussi dans sa première moitié.
L'auteur, qui y a longuement vécu, connaît
très
bien l'Extrême-Orient
et ses descriptions des paysages de Chine, de Nouvelle-Calédonie,
de Malaisie, sont très réussies, ainsi que ses scènes
de mer. L'évocation de la toute puissance du Kwang dans une Chine
livrée aux pays occidentaux est également excellente.
Tant que la trame de l'histoire s'appuie sur celle de Monte-Cristo,
le livre est donc une réussite (si l'on fait abstraction, tout de
même, du caractère hautement improbable de la décision
du chef d'une société secrète chinoise de choisir
un Français pour lui succéder...). Il n'en est malheureusement
pas de même quand l'auteur se laisse aller et dérive loin
de son sujet, qui perd alors de sa force. Et les pages finales, qui se
raccrochent au thème d'origine sont trop bâclées pour être
vraiment convaincantes. Dommage.
Extrait du Livre premier Le Roi de la Mort, Deuxième
partie Changements de rôles, chapitre 7
«Adieu! Adieu! fils de mon choix, fils de mon coeur, murmurait le
vieux Chinois, avec cette émotion sereine de la dernière
heure, jure-moi de bien exécuter toutes mes prescriptions.
-- Je le jure, répondit Barthès d'une voix tremblante de
douleur, je le jure! I1 ne comprit que plus tard pourquoi Fho mettait tant
d'insistance dans cette recommandation.
-- Bien! mon cher enfant, voilà qui est fait, je veillerai sur toi
là-haut, ou plutôt nous serons deux, car j'irai trouver l'autre,
le grand guerrier mort avant moi, et je lui dirai: Je t'apporte des nouvelles
de notre enfant.»
A ces paroles, d'une tendresse si vraie, si intense, le pauvre jeune homme
ne put plus se contenir, il tomba à genoux aux pieds du lit du bon
Fho, et les douleurs passées, unies aux douleurs présentes,
s'exhalèrent en une longue suite de spasmes et de sanglots...
«Tu m'aimes donc bien, fit le mourant dont la figure pâlie, émaciée,
s'était illuminée d'un fugitif éclair de joie, le
dernier qu'elle devait refléter.
-- Oh! comme un père! s'exclama Barthès; désormais,
je ne séparerai plus les deux mémoires: celle de celui que
vous venez d'évoquer et la vôtre.
-- Je puis mourir en paix maintenant... Fais rentrer tout le monde, car
il me reste un grand acte à accomplir.»
Sur l'invitation du jeune homme, tous les Chinois, leurs amis européens
et le médecin qui attendait depuis quelques instants, revinrent
près du moribond, et sur un geste qu'il leur fit entourèrent
son lit pour ne rien perdre de ce qu'il allait dire, car tous avaient compris
qu'il voulait parler.
Le docteur s'étant approché pour constater le progrès
de la maladie, il le remercia en lui serrant la main, et d'une voix faible
mais intelligible, il lui dit:
«C'est inutile, je sens que la fin approche, à peine aurai-je
le temps d'achever ce qui me reste à faire: mon fils vous fera connaître
mes volontés.»
Retirant alors de son doigt l'anneau, signe de sa dignité, il le
passa à celui de Barthès dont il n'avait pas quitté la
main, puis, faisant un dernier et violent effort, il appela Li-Hung et
Tchi-Wang.
«Jurez, leur dit-il, en montrant le jeune homme, jurez obéissance,
dévouement et fidélité à celui qui porte l'anneau
respecté des Kwangs.
-- Nous le jurons! répondirent les deux Chinois en mettant un genou
en terre.
-- Jurez d'être dans sa main, comme le bâton qui frappe, et
le sabre qui tranche.
-- Nous le jurons!
-- Jurez de le faire reconnaître par tous nos frères, comme
mon fils et mon seul et unique héritier!
-- Nous le jurons!
-- Jurez de le conduire au lieu où se trouve caché le trésor
séculaire des Kwangs!
-- Nous le jurons!
-- Bien, vos serments sont inscrits au livre du Destin!»
Puis, rassemblant ses dernières forces, il se souleva, et d'une
voix qui n'avait déjà plus rien d'humain, il s'écria:
«Salut au Kwang qui se cache dans l'Éternité! Salut
au roi de la Mort!
-- Salut au Kwang qui se lève dans sa puissance et dans sa majesté!
Salut au Maître de la Vie!»
C'était par ces paroles que l'on saluait, selon l'usage, l'avènement
des nouveaux Kwangs, et tous les Chinois présents les avaient répétés
avec la fidélité d'un écho...
Mais à peine Tsin-Noan-Fho les eût-il prononcées,
qu'il retomba lourdement sur son oreiller...
Il était mort!...
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