*chapeau*
Ce roman publié en volume en 1954 est apparemment paru
pour la première fois en 1947 dans le quotidien France
Libre. Il a donné lieu à une adaptation théâtrale: Les
deux mousquetaires, pièce en trois actes, 1959.
Voici un exemple typique de roman conçu pour attirer
les nostalgiques de Dumas: un
titre qui fait directement référence à l'œuvre
du maître, la présence de d'Artagnan parmi les
personnages principaux (avec en prime l'apparition
fugitive de Porthos), un cadre familier des lecteurs de
Dumas: le double règne de Louis XIII et de Richelieu.
Si la nature "commerciale" de cette démarche ne fait
aucun doute, le roman de cape et d'épée qui en est
l'objet n'est pas pour autant sans mérite. Les deux
mousquetaires dont il est question sont d'Artagnan,
curieusement passé chez les mousquetaires du cardinal et
devenu totalement dévoué à ce dernier, et le jeune
chevalier de Kernador, nouvelle recrue dans le même
corps. Ce dernier est le véritable héros du roman, où
d'Artagnan ne joue qu'un rôle secondaire après avoir
fait entrer Kernador chez les mousquetaires en tentant
sa loyauté (voir extrait ci-dessous).
Enfant trouvé (mais qui, conformément à la loi
éternelle des romans populaires retrouvera ses parents à
la fin du récit), Kernador est un chevalier sans peur et
sans reproche, une sorte de d'Artagnan bis. Au long d'un
récit qui se déplace de Paris à la guerre de Savoie en
passant par la Touraine et autres lieux, il affronte
toutes sortes de périls au service du cardinal.
La principale originalité du livre tient à son côté
"roman d'espionnage": l'invention d'un canon
perfectionné et les complots d'agents espagnols pour
s'en emparer y prennent une place importante.
Un louable effort documentaire de la part de Sébillot
se traduit par de nombreuses notes de bas de page sur le
contexte historique, les lieux, etc.. Le texte n'est pas
trop mal écrit, mais l'intrigue souffre d'un recours
exagéré aux coïncidences les moins vraisemblables.
Signalons enfin que ce livre voit l'une des rencontres
entre d'Artagnan et Cyrano de Bergerac. Respectant la
différence d'âge réelle entre les deux hommes, Cyrano
apparaît comme un garçon d'une dizaine d'années qui
vient prévenir d'Artagnan de l'enlèvement de Kernador
par ses ennemis et l'aide sérieusement à le délivrer en
bombardant les ravisseurs à coups d'oeufs frais...
Extrait de la première partie Sincères amours et
ténébreux desseins, chapitre 1 Un nouveau
mousquetaire
Kernador attendit dans un silence déférent que
d'Artagnan lui adressât la parole, ce qui ne tarda
point.
- Vous avez, m'a-t-on dit, pris part au siège de La
Rochelle…
- Ce furent là mes débuts, répondit Kernador. Je
m'étais engagé dans la compagnie de M. de Noual, ne
pouvant prétendre à entrer dans celle des Mousquetaires
du Roi, sans quoi je vous eusse bien volontiers
accompagné avec vos amis dans un certain bastion qui
vous servit de salle à manger...
Le rappel de cette prouesse fit sourire d'Artagnan.
"Ceci me plaît, se dit-il, non pas que cela flatte mon
amour-propre, mais cela me prouve que ce Kernador n'est
point un sot.
"En outre, il n'a pas éprouvé le besoin de me parler à
cette occasion de ma bravoure, de me traiter de héros.
Il a rappelé le fait, habilement, mais simplement...
"Cet homme m'intéresse!"
- Vous vous distinguâtes de votre côté, dit-il, en
entrant un des premiers dans la place...
- Le hasard des ordres donnés et des dispositions
prises pour l'assaut m'ont favorisé en cela, répondit
Kernador modestement.
- Ah! les Mousquetaires du Roi! fit soudain
d'Artagnan, quelle troupe magnifique et quel esprit de
corps! quelle bonne camaraderie!... C'était le bon
temps! ajouta-t-il en soupirant.
- J'espère, fit Kernador un peu surpris, que le même
esprit anime celui des Mousquetaires du Cardinal.
- Hélas! non! dit d'Artagnan, et j'envie Athos et
Porthos qui ne voulurent point me suivre et ont préféré
continuer à servir dans la Compagnie de M. de Tréville.
"Je ne vous aurais pas parlé de cela si vous n'aviez
évoqué ce souvenir de La Rochelle.
"Mais ma première impression sur vous est que vous
eussiez été mieux à votre place sous la casaque bleue
que sous la casaque rouge...
- Et pourquoi cela?
- L'esprit est différent...
"Le Cardinal recrute sa garde personnelle parmi les gens
de moeurs austères, fort braves certes! mais qui ne sont
pas de joyeux compagnons comme les Mousquetaires du Roi!
- Et puis, sans doute, vous avez parmi eux d'anciens
ennemis avec lesquels vous croisâtes le fer plus d'une
fois...
- Ces rixes ont pris fin, d'abord parce que Son
Éminence a édicté de sévères mesures contre le duel, et
puis mon entrée dans sa garde a fait cesser un peu
l'animosité entre les deux compagnies, mais chacun sait
que je ne fus pas toujours des amis du Cardinal...
"A vrai dire, j'aimais mieux M. de Tréville...
"Le Cardinal est un homme rigide, sévère, implacable et
dur. Il poursuit de vastes et ténébreux desseins et je
me demande parfois où son ambition démesurée conduira la
France!...
"Sa politique est inquiétante, au point que certains,
dans l'entourage de Sa Majesté, pensent que sa
disparition ne serait pas un malheur pour le Royaume...
Kernador écoutait attentivement ces paroles, stupéfait
et même assez inquiet d'entendre son chef lui parler
ainsi...
- Le Cardinal est un grand ministre! dit-il.
- Oui… fit d'Artagnan, je l'ai cru pendant un certain
temps, mais à vivre ainsi auprès de lui, j'ai bien
changé d'opinion...
Un silence se fit.
Kernador, prudemment, se taisait.
D'Artagnan le fixait…
Au bout d'une longue minute, il lui dit:
- Je vais vous parler sans détour:
"Vous êtes, m'a-t-on appris, un soldat sans fortune,
comme moi d'ailleurs. Voyez-vous, dans la vie on débute
avec de généreuses illusions, puis les déceptions vous
obligent souvent à penser plus égoïstement à soi.
"Or, vous me plaisez beaucoup parce que vous me semblez
bien plus fait pour être un Mousquetaire du Roi qu'un de
ceux du Cardinal qui m'obéissent, mais au fond, me
détestent.
"J'aspire à revenir dans mon ancien corps, à y retrouver
Athos et Porthos, puisque notre cher Aramis nous a
quittés pour entrer dans un couvent... J'éprouve pour
vous une grande sympathie spontanée...
- La mienne pour vous, dit Kernador, n'est pas moins
grande, mais elle n'est pas spontanée puisque, de longue
date, je connais votre bravoure et vos exploits...
- Si vous pouviez, avec moi, reprit d'Artagnan,
rentrer dans la compagnie de M. de Tréville, nous
reformerions un nouveau groupe d'amis invincibles et
entièrement dévoués les uns aux autres… Vous
remplaceriez Aramis!
"Il y aurait alors, comme avant son départ, quatre
inséparables: Athos, Porthos, Kernador et d'Artagnan!
"Il est vrai que Porthos doit se marier prochainement
pour épouser la Coquemard, veuve du procureur, lequel a
enfin eu le bon esprit de trépasser en lui laissant
800.000 livres… En attendant, en nous voyant toujours
ensemble, on dirait: voilà les quatre Mousquetaires!
"Qu'en dites-vous?
Les yeux de Kernador brillèrent.
- Certes! cela me comblerait de joie! Jamais je
n'aurais espéré à la fois cet honneur et cette occasion
de me battre aux côtés d'amis sûrs et vaillants comme
vous trois!
"Mais je viens d'entrer dans la compagnie de Son
Eminence le Cardinal, j'en suis très fier et mon devoir,
ma loyauté, m'obligent de le servir...
- Qui vous dit, fit d'Artagnan en se penchant vers lui
et en lui parlant à voix basse, que dans quelques jours
le Cardinal sera encore ministre?
- Comment cela?
- Mon ami, voici ce qui va se passer:
"Des événements inattendus vont sans doute se produire
au cours desquels il y a, pour nous deux, une occasion
d'assurer notre avenir et notre fortune... Écoutez-moi
sans m'interrompre, mais d'abord donnez-moi votre parole
d'honneur que ceci restera entre nous...
- Je vous le jure! dit Kernador très intrigué.
- Voici, reprit d'Artagnan.
"Une occasion s'offre à vous de devenir lieutenant des
Mousquetaires du Roi dont je deviendrai moi-même
capitaine, et de recevoir une récompense de mille écus
d'or...
- Que faut-il faire?
- Rien! précisément, mais m'obéir...
- Vous êtes mon chef et c'est mon devoir. Toutefois je
ne comprends pas...
- Un jour prochain, je vous place à un poste de garde.
Des amis à moi se présentent... Ne m'interrompez pas!
Vous les laissez passer. Ils entrent, ils enlèvent le
Cardinal et son successeur vous nomme, vous...
- C'en est trop, Monsieur! s'écria Kernador d'un ton
indigné et en se levant. Si vous m'avez cru capable
d'une telle félonie vous vous êtes trompé! Je suis entré
dans la compagnie du Cardinal pour le servir loyalement
et non pour le trahir! Sachez que je le défendrai, au
contraire, jusqu'à la mort!
"Je suis pauvre, ce n'est pas une honte, et, certes!
Mille écus d'or feraient fort bien mon affaire, mais il
y a trois choses que je placerai toujours au-dessus de
la fortune et de l'argent et que je ne vendrai jamais
pour tout l'or du monde, et ces choses-là s'appellent
mon devoir, ma conscience et mon honneur! Si je n'étais
pas sous vos ordres, je vous demanderais raison, l'épée
à la main, pour m'avoir fait l'injure de me croire
capable de...
- Puisque vous le prenez ainsi, dit d'Artagnan, en
garde! Sur le champ! Ce secret doit rester entre nous et
je vais vous tuer!
- En garde donc! dit Kernador en faisant un saut en
arrière et en dégainant. D'Artagnan contre Kernador!
ajouta-t-il, la partie n'est pas égale, qu'importe! En
garde! et battons-nous!
D'Artagnan avait dégainé lui aussi, les épées se
croisèrent… à ce moment une porte s'ouvrit…
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