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Templemar

par Christiane Blanc

 

Chapitre 17

Anne de Bueil

 

Charlotte s’extirpa à regrets des bras de sa nourrice, gravit rapidement le grand escalier de pierres blanches. Charles de Backson venait à sa rencontre.

Il la salua d’un geste raide. Lui montra le chemin de la bibliothèque tout en l’accompagnant dans la pièce. Puis il en referma la porte et s’installa derrière une longue table sculptée, aux pieds terminés en pattes d’ours. C’était d’ailleurs le style de tous les meubles : des quatre chaises, des deux fauteuils, des trois coffres alignés sous les fenêtres et du magnifique cabinet incrusté d’ivoire. Charlotte connaissait bien la pièce. C’était là que son père gérait ses affaires, administrait sa maison, autant la domesticité que sa famille. Elle chassa rapidement ses souvenirs d’enfance.

Son frère avait choisi de la laisser parler, maîtrisant sa colère même si ses lèvres en tremblaient. Son regard fixa sévèrement la jeune fille. Il avait escompté au moins un air coupable, des yeux baissés, le nez dirigé vers le bout des chaussures ! Et voilà qu’elle restait droite, les yeux plantés dans les siens, sans sourciller ! Il en blêmit d’avantage.

- Je vous écoute ! lança-t-il froidement, bien décidé à mener l’entretien vers une demande de pardon en bonne et due forme, à genoux et en larmes, jusqu’à ce qu’il la relève.

- Mon frère ! Au nom de l’amour filial qui nous unit et aussi de votre droiture, je viens vous demander justice !

- Justice ! Tiens donc ! Ne serait-ce pas plutôt des comptes que vous devriez présenter ?

- Un homme m’a déshonorée !

- Je ne l’ignore pas. Convenez pourtant que vous en êtes coupable. Vous deviez m’obéir. Cette idée de fuir avec un voleur est totalement insensée. Vous auriez dû réfléchir !

- J’ignorais son geste. Cependant…

- Ce jeune prêtre a manqué à son devoir ! répliqua-t-il d’une voix cinglante. Il devait vous convaincre au lieu de s’acharner à entretenir vos rêves.

Charles de Backson s’était levé, impulsif, sous l’emprise de la colère. Il se posta près de la fenêtre, tournant le dos à sa jeune sœur.

- Ce petit prêtre pugnace ! ragea-t-il intérieurement. Qui avait réussi à l’émouvoir ! Dès sa première visite !

Charles de Backson avait refait le voyage…. Il était retourné voir celle qui aurait pu changer les choses. Cette femme…. Belle et froide, qui tenait le destin de Charlotte entre ses mains. Lui aussi, Charles de Backson, avait tout tenté.

- Votre... tante Jacqueline de Bueil, ne peut vous établir… articula-t-il péniblement.

Il se mordit les lèvres. Surprise par sa réplique, la jeune fille en avait ouvert de grands yeux étonnés.

- Vous n’ignorez pas les démarches…

- Non pas… Je… j’aurais voulu la rencontrer, plaider ma cause, obtenir d’elle quelque appui. Je ne demandais qu’à être présentée à la Cour et peut-être…

- Charlotte, la comtesse de Moret n’est plus en Cour ! Avant même la mort du roi Henri... Dieu ait son âme...

Il s’arrêta net, pressé de détourner la conversation. Il se souvenait bien de cette nuit, où, encore enfant, il s’était levé discrètement au bruit d’un attelage... De la fenêtre de sa chambre, il avait entrevu une femme. Elle était arrivée en catimini au château, les bras encombrés sous sa cape. Le lendemain, un bébé lui fut présenté comme sa sœur. Elle s’appelait Charlotte. L’arrivée de l’enfant n’avait soulevé aucun commentaire ! Pire ! Une chape de silence avait entouré cette visite ! Et comme tout enfant curieux, il avait été prié non seulement de se taire, mais aussi persuadé d’avoir rêvé...

Ce n’est qu’assez récemment qu’il avait fait le lien entre ce souvenir et la vérité. Il avait compris que la véritable mère de Charlotte était Jacqueline de Bueil. Simplement en la rencontrant. Cette femme encore belle qui avait fait tourner la tête d’un roi de France... par une vertu indéfectible dont personne ne devait douter... Charlotte lui ressemblait traits pour traits, presque un calque, hormis leur différence d’âge.

Pour avoir la preuve de cette filiation, il avait feint de connaître la vérité, juré le silence. Et l’aveu était tombé. « Ce secret que je croyais muré à tout jamais... avait murmuré Jacqueline de Bueil dans un dépit rageur. Ainsi mon beau-frère et ma sœur vous ont entretenu... ».

Le souvenir de Jacqueline de Bueil lui fit à nouveau serrer les dents. Pas longtemps. La voix de Charlotte interrompit ses souvenirs.

- Un déshonneur terrible me conduit ce jour à implorer votre justice… insistait la jeune fille, acharnée à capter à nouveau son attention.

Charles de Backson se retourna à demi en se raclant la gorge.

- Déshonneur que vous avez bien cherché en fuyant avec un homme…. Qui est votre amant de surcroît !

- Non pas ! protesta-t-elle véhémente. Il est prêtre et je n’ai pour lui qu’un respect…

- Vous être flétrie Charlotte ! cria son frère cette fois en s’appuyant furieux sur le plateau de la table. Flétrie de réputation ! Vous n’ignorez certainement pas qu’une jeune fille qui part avec un homme, fut-il prêtre, se déshonore ! Qui croirait votre version des faits ? Un homme naïf, un imbécile ? Cessez de vous moquer ! acheva-t-il de son habituel revers de manche.

- Monsieur mon frère je vous assure…

- Vous insistez ? poursuivit-il ravi de sa soudaine pâleur. Comme vous voulez ! Peu importe en fait. A moins de rejoindre le couvent auquel vous êtes destinée, vous ne faites plus partie de la famille. D’autant plus que ce prêtre, lui, infamie suprême, est flétri réellement par la justice. Je ne m’abuse pas ?

- De grâce… écoutez-moi. Ce prêtre… qui a un frère…

- La belle découverte ! fit-il en avec un geste de dédain.

- Un frère monstrueux ! il est bourreau.

- Etrange famille ! Où voulez-vous donc en venir ?

- Cet homme, ce frère, a dû lui-même flétrir ce prêtre...

- Que j’espère vous ne fréquentez plus ! coupa-t-il. Un homme flétri Charlotte ! Songez que par cette terrible histoire, vous auriez pu être accusée, flétrie vous aussi. Un tel déshonneur m’aurait conduit à vous jeter hors d’ici.

Le visage de Charles de Backson n’exprimait que mépris à l’évocation du prêtre Georges. Charlotte se tut.

- Il est encore votre protecteur n’est-ce pas ? Et la fréquentation d’un tel individu ne vous inquiète en rien ? Un peu de bon sens !

Depuis le début de l’entretien, il s’était, exprès, maintenu derrière sa table, afin de bien marquer l’autorité dont il était revêtu envers la jeune fille. Mais l’expression de Charlotte l’étonnait. Elle ne parlait plus, les lèvres balbutiantes, les yeux semble-t-il au bord des larmes. Il ressentit à nouveau envers elle cet amour filial qui les avait tant unis. – Une brebis égarée… sa petite sœur n’était que cela… une petite brebis qu’il fallait ramener au bercail… - au moins lui proposer -. Pénétré soudain d’un grand calme, il passa de l’autre côté de la table et s’approcha d’elle.

- Si vous acceptez ma proposition de retourner au couvent… celui-ci ou un autre… Montez dans votre chambre… dit-il d’une voix adoucie. Vous redevenez la jeune demoiselle de cette demeure. Et… d'ici quelque temps, tout faux pas sera oublié.

Charlotte avala sa salive, se passa la langue sur les lèvres. Sa beauté sauta au visage de son frère.

Non... elle n’était pas sa demi-sœur ! Pas même une cousine ! explosa-t-il à nouveau intérieurement, sans oser se demander pourquoi il en était furieux. Jacqueline de Bueil avait confié l’enfant à sa soeur, Anne -devenue la seconde épouse de son père ! .... Alors que lui, Charles de Backson, était issu du premier lit. Anne de Bueil, la seconde épouse de son père, n’était que sa belle-mère !

Il s’en était fallu de si peu que Charlotte soit une bâtarde de roi… soupira-t-il, ému par le visage de la jeune fille. Si peu… Un an peut-être ? Et elle serait titrée comtesse de Moret... Mais ce n’était pas le moment de lui révéler le secret de sa naissance... Jamais d’ailleurs... Il la vit prendre une grande inspiration.

- Je suis venue vous voir pour demander justice et je ne trouve que condamnation. N’aurez-vous aucune pitié, aucun remords, à infliger un tel destin à votre sœur ? Me laisserez-vous sans regret, enterrée vivante entre quatre murs ? Quel cœur vous reste-t-il ? Celui de me condamner sans appel ?

Charles de Backson se sentait faiblir. Le regard de la jeune fille dégageait une souffrance pathétique, quelque chose d’insondable, d’une profonde tristesse. Ses yeux semblaient voilés de gris. Des larmes peut-être ? Pourtant rien ne coulait de ses joues. Elle se tenait droite devant lui, les mains gracieusement posées sur le haut de sa jupe. Crispées pourtant...

Elle avait toujours su se comporter de la sorte : cacher ses sentiments, garder sa dignité, toujours dans des gestes aériens ; en laissant échapper quelquefois un brin de contrariété.

Aujourd’hui, c’était indéfinissable. Le Chevalier de Backson eut la conviction d’un mystère. D’un secret dissimulé au plus profond de son cœur. Pourquoi était-elle si pâle ?

- Ne vous ai-je pas expliqué la difficulté de vous établir dignement…

- J’ai bien compris mon frère… murmura-t-elle comme si elle allait défaillir. Puis-je…

- Quoi donc ?

- Puis-je avoir un verre d’eau ?

- Et comment donc… Nance ! … Un verre d’eau pour notre demoiselle !

La rapidité avec laquelle le domestique avait jailli dans la pièce prouvait qu’il était bien près de la porte. Il écoutait ! C’était certain. Charlotte l’imagina une seconde, l’oreille collée sur la serrure. Faillit en rire puis se mordit les lèvres.

- Rendez-moi les biens de ma mère, son héritage ! reprit la jeune fille.

- Quelle fantaisie ! Votre mère en épousant mon père a mis ses biens en dot à sa disposition.....

Il avait répliqué calmement, abasourdi par l’idée. Il la regarda parler, presque stupéfait.

- Je suis la dernière des «de Bueil», la seule par ma mère ! continua la jeune fille.

- Vous êtes fille et non point homme !

- Ce château est celui de mon enfance, un bien qui m’est propre... Mon mari pourra relever notre nom et le titre qui s’y rattache... La dernière volonté de ma mère était de m’établir !

- Je n’ai jamais entendu cela ! Réclamer de tels biens est parfaitement éhonté ! Vous ne l’ignorez pas ! s’exclama-t-il, pris malgré lui d’un relent de colère.

- Mon frère, deviendriez-vous un félon à prendre ce qui me revient de droit ! Alors qu’en fait de dot, vous gaspillez notre bien au jeu…

Il se mordit les lèvres, mal à l’aise….

- C’est bien de votre jeunesse... répliqua-t-il en détournant rapidement les yeux... de croire n’importe quel ragot de...

- Ceci n’est que vérité. Et n’ai-je pas aperçu tout à l’heure, dans l’entrebâillement d’une porte, l’extrême pauvreté de ma belle sœur ? persifla Charlotte vexée d’être prise pour une sotte. N’a-t-elle pas offert l’humilité d’un crevé de taffetas grège, enchâssé dans une manche de velours bleu ? Le moindre de ses mouvements n’est-il pas entouré des frissons d’un jupon de soie ? Vous moquez-vous ?

- Soit ! lança le chevalier encore plus mécontent de l’attitude de sa femme. Il ne sera pas dit que je vous laisserai mourir de faim ! L’évêque de Lille me doit un fier service. Prenez ce mot !

Il se rapprocha de sa table, tournant cette fois le dos à la jeune fille. Puis il se mit à écrire.

- Vous ou votre prêtre… peu importe, lui présenterez cette lettre de recommandation. Il saura donner une suite favorable, une cure de bon rapport ou autre charge vous mettant à l'abri du besoin ! Que sais-je ! Tenez ! acheva-t-il en lui tendant la feuille. Et ne revenez pas…

- Monsieur mon frère, moi aussi je vous renie ! répliqua-t-elle d’un ton glacé. Vous ne faites plus partie de ma famille. Je ne porterai plus jamais le nom des Backson. A partir de maintenant, je relève le nom de ma mère. Je ne serais plus qu’Anne de Bueil.

Quand elle quitta la pièce, la précieuse lettre en son sein, Charles de Backson ne la raccompagna pas. Il avait blêmi à l’énoncé de sa décision. Et il avait feint de ne pas voir cette larme discrète écrasée telle une poussière par un bout de son doigt.

Quant à Charlotte, prise par une volonté de défi qu’elle ne se connaissait pas, elle murmurait crânement en descendant l’escalier :

- Je suis Anne de Bueil ! Je me jure de retrouver mon rang, je me le jure ! Un jour, je reviendrai chez moi, en équipage….

Lire la suite: Chapitre 18 - Vitray

 


 

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