King of Paris Roi de Paris
Guy Endore
487 pages 1956 - Royaume-Uni Roman
Intérêt: ***
Ce livre est peut-être le plus étrange des hommages
rendus à Dumas. Dans cette biographie imaginaire,
l'auteur britannique a en quelque sorte traité l'écrivain
comme ce dernier traitait les personnages historiques, en mélangeant
allègrement faits et fictions.
King of Paris, s'il adopte la forme d'une biographie,
est donc en fait un roman. Parmi les anecdotes qui se succèdent,
certaines sont authentiques, d'autres sont transformées
(déformées, exagérées, déplacées
dans le temps...), d'autres, enfin, sont totalement inventées.
Pourquoi de tels procédés? Endore s'en explique
dans sa postface. Désireux d'écrire un livre dans
lequel "le mensonge ne pourrait être distingué
de la vérité", il en trouve la justification
dans Dumas lui-même, quand il déclarait que "les
historiens sont d'autant meilleurs que leurs oeuvres se lisent
comme des romans, tandis que les romans sont d'autant meilleurs
qu'ils se lisent comme des livres d'histoire".
Cette approche originale donne des résultats inégaux.
Le livre ressemble souvent à une succession d'anecdotes
livrées en vrac, nombre d'entre elles étant déformées
assez gratuitement. Mais certaines inventions sont plaisantes.
Ainsi de la scène imaginaire où Delacroix remplace
Dumas aux fourneaux et exécute un "tableau"
représentant un cheval attaqué par un lion dans
le désert en mélangeant des ingrédients
dans une poêle à frire...
Le livre s'attarde avant tout sur les relations entre Dumas,
Catherine-Laure Labay (curieusement appelée Catherine
Lebay) et leur fils, ainsi que sur les duels de Dumas. La mère
de Dumas fils est présentée comme aigrie, vivant
dans la misère et partageant son ressentiment entre le
père et le fils. Les duels de Dumas sont traités
par Endore comme une métaphore de son travail d'écrivain:
Dumas s'est-il jamais battu "pour de vrai"? Les duels
n'étaient-ils pas de simples mises en scène publicitaires?
Dumas, autrement dit, ne faisait-il pas semblant de se battre,
de même qu'il signait des livres qu'il n'avait pas écrits?
Le point culminant du livre tient dans une belle scène
où ces différents thèmes se rejoignent:
Dumas fils, exaspéré par son père et convaincu
qu'il n'est qu'un fraudeur sur tous les plans, le provoque en
duel, anonymement, au cours d'un bal masqué donné
au château de Monte-Cristo, la veille de la saisie du domaine.
L'habileté au combat de Dumas père le convainc
qu'il ne s'agit pas d'un simulateur...
Endore conclut ainsi sa post-face: "Si mon Dumas devait
à l'avenir devenir le vrai Dumas dans l'esprit des gens,
obscurcissant ou même effaçant le Dumas des faits,
tout comme le Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand a effacé
le véritable Cyrano, ou comme le d'Artagnan de Dumas a
effacé le véritable d'Artagnan, ce serait la preuve
que le mensonge peut quelquefois être plus vrai que la
vérité".
Ce voeu ne s'est pas réalisé, mais King of Paris
contribue en tout cas de façon originale à faire
de Dumas un héros de roman.
Extrait du chapitre 37 Le duel après le bal masqué
Tous
les invités s'accroupirent autour des maigres victuailles,
ce qui permit à Alexandre de s'esquiver sans qu'on le
remarquât. Il courut à travers le jardin obscur
jusqu'au hangar aux outils où il avait caché ses
vêtements de ville et le reste de son costume de Masque
de Fer dont il portait la plus grande partie sous son déguisement
de Pierrot.
Lorsqu'il revint à la maison le repas était presque
achevé et les convives, plus ou moins avinés, se
lançaient des noyaux de pruneaux à la tête.
Soudain, Dumas cria:
- J'allais oublier le feu d'artifice!
Et, suivi de la majorité des invités, il sortit
dans la nuit et gagna la pelouse où, protégées
par des bâches de la neige poudreuse qui tombait, attendaient
des boîtes de fusées et de chandelles romaines;
Alexandre différa l'acte qu'il méditait jusqu'à
ce que la dernière chandelle romaine eût laissé
s'éparpiller ses bulles d'or dans le ciel noir.
Alors, s'approchant de son père, il dit, à travers
l'embouchure qui modifiait sa voix, en tirant sur l'épée
de mousquetaire que dissimulait le tablier de Dumas:
- Est-elle en bois ou véritable?
- Maintenant que vous l'avez touchée, vous devez le savoir.
- Oui, c'est une vraie épée et c'est un vrai tablier.
Mais qu'est l'homme qui les porte l'une et l'autre?
- Qui êtes-vous? demanda Dumas.
- Vous ne me connaissez pas.
- Vous ne porteriez pas un masque qui déguise votre voix
si vous ne craigniez pas d'être reconnu.
- Vous avez écrit un livre sur le Masque de Fer, vous
devriez savoir qui il est. Vous en avez fait le frère
jumeau secret de Louis XIV, une idée que vous avez volée
à Voltaire, n'est-ce pas?
- Oui, j'ai adopté cette idée; une orpheline, digne
d'un meilleur...
- Vous avez adopté pas mal d'orphelins, n'est-ce pas?
Vous avez adopté Paul Jones, l'enfant de Fenimore Cooper
dans son livre le Pilote...
- Mille bombes! J'espère que vous plaisantez. Vos plaisanteries
sont d'ailleurs de très mauvais goût.
- Si vous le croyez, tant mieux pour vous; mais je continuerai à vous insulter, et vous pouvez continuer à critiquer
ma façon de plaisanter.
- Maintenant, je sais qui vous êtes! Un mouchard de Napoléon
envoyé ici pour y provoquer ma révolte!
- Mais évidemment incapable de la provoquer!
Dumas tira sur la poignée de son épée, puis
repoussa celle-ci dans son fourreau.
- Vous avez raison, dit-il, je ne vais pas me laisser provoquer
ce soir où j'ai quatre-vingts invités à recevoir.
- Voilà votre troisième prétexte pour ne
pas tirer l'épée. Quel sera le quatrième?
- Vous êtes vraiment décidé à me rendre
furieux, dit Dumas en serrant les poings.
- Et vous, dit le Masque de Fer, vous êtes tout aussi décidé à avaler n'importe quelle insulte. Bien d'autres avant
moi ont vainement essayé de vous mettre en colère:
Granier de Cassagnac, Mirecourt...
- Oh! Oh! C'est de là que souffle le vent! Si je ne devais
prendre le train demain matin de si bonne heure, vous obtiendriez
exactement ce que vous cherchez, mon ami.
- Prétexte numéro quatre! s'écria le Masque
de Fer, triomphant et heureux de ne plus avoir à vénérer
son père comme un demi-dieu. Il savait à présent
à quoi s'en tenir et n'était plus torturé par le doute.
- Je vous ai retenu trop longtemps de vos devoirs de maître
de maison, dit-il. J'espère que vous me le pardonnerez.
- Certainement, répondit Dumas en souriant. Et maintenant
que vous savez qu'il n'y aura pas de combat, vous pouvez retirer
votre cotte de mailles.
- Quoi? s'écria Alexandre, furieux, vous m'accusez de
porter une cotte de mailles?
- Cela donne le courage de provoquer quelqu'un quand on a la
peau protégée contre l'acier, dit Dumas.
- Prétexte numéro cinq! s'écria Alexandre.
Je serai content de prouver à mes seconds que ma peau
est aussi peu protégée que la vôtre.
- Alors enlevez votre masque! s'écria Dumas.
- Enlevez-le vous même si vous l'osez! riposta Alexandre
en tirant son épée.
Les invités s'étaient approchés et assistaient
en silence à cette scène étrange.
- Prenez garde, dit Dumas. N'allez pas trop loin. je peux être
provoqué! et les veines de son front saillirent, gonflées
de colère.
- Ce sera une nouvelle qui étonnera le monde entier, dit
Alexandre en riant.
- Cette histoire est ridicule, dit Dumas en se calmant. Nous
ne sommes même pas équipés pour nous battre
en duel.
- Pourquoi? N'avons-nous pas chacun une épée?
- Le Code du Duel interdit qu'on se batte avec des armes qui
vous sont familières.
- Nous n'avons qu'à échanger nos épées.
- Mais pourquoi êtes-vous aussi acharné à
vouloir vous battre contre moi? Qui êtes-vous? Qui vous
a envoyé?
- Je me suis envoyé moi-même, afin de me prouver,
et de prouver à vos invités que vous êtes
un charlatan; que vos livres ne sont pas votre oeuvre et vos...
- Assez! rugit Dumas.
- Cela signifie-t-il que vous allez vous battre ? fit Alexandre
avec moquerie.
- Oui! cria Dumas; à la première lueur de l'aube.
- A l'aube? fit Alexandre d'un ton ironique; autant dire jamais!
- Maintenant, alors! dans dix minutes.
- Le temps que vous disparaissiez de cette propriété
qui ne vous appartient plus et où vous ne reviendrez plus
jamais!
- Non, non, rien que le temps de régler quelques questions
et de trouver mon fils.
- Votre fils? dit Alexandre avec un rire méprisant. Est-ce
de nouveau lui qui doit se battre à votre place?
- Mon Dieu! s'exclama Dumas, vous savez comment mettre un homme
hors de ses gonds! Et je suis déjà suffisamment
énervé du fait que ce duel, mon treizième
duel, se terminera forcément par une mort.
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