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Cette mémoire du cœur
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Extrait du Fragment LI Antékirtta
Edmond ne devait que très légèrement se dévoyer pour relâcher à Antékirtta, et mit à profit la proximité de cette île pour aller saluer son ami et disciple, le docteur Antékirtt alias Mathias Sandorf.
- Où est située l'île Antékirtta? demanda Haydée.
- Sur les parages de la grande Syrte, dont la réputation est détestable depuis la plus haute antiquité, à l'extrémité de cette mer que les vents du nord rendent si dangereuse, même aux navires modernes, dans le fond de ce golfe de la Sidre, qui échancre la côte africaine entre la régence de Tripolitaine et la Cyrénaïque!
- Terre! cria Haydée soudain.
- Tu devines avant de voir, en matelot consommé. Bravo.
- Non, je déduis. Les amers, les oiseaux...
Edmond sourit.
- Deux raisons, continua-t-il, ont dicté au comte Sandorf ce choix: d'abord Antékirtta était suffisamment vaste — dix-huit milles de circonférence — pour contenir le personnel qu'il comptait y réunir; suffisamment élevée, puisque un cône, qui la domine de huit cents pieds, permettait de surveiller le golfe jusqu'au littoral de la Cyrénaïque; suffisamment variée en ses productions et arrosée par ses rios, pour subvenir aux besoins de quelques milliers d'habitants. En outre, elle était placée au fond de cette mer, terrible en ses tempêtes, qui, dans les temps préhistoriques, fut fatale aux Argonautes, dont Apollonius de Rhodes, Horace, Virgile, Properce, Sénèque, Valérius Flaccus, Lucain et tant d’autres plus géographes que poètes, Polybe, Salluste, Strabon, Mela, Pline, Procope, signalèrent les effroyables dangers, en chantant ou décrivant ces Syrtes, ces «entraînantes», véritable sens de leur nom.
Le comte Sandorf tenait son faux nom de roturier d'une île achetée, comme Edmond son faux nom de noble.
- Edmond, quelle joie, je vous attendais, furent les premiers mots de Mathias Sandorf.
- Vous m'attendiez? répondit Dantès, a quia.
- Mais oui. Je vous attends toujours.
Edmond et Haydée passèrent trois journées à s'instruire en compagnie de leur hôte des dernières découvertes en matière de flore et de faune. Ils couraient sur la plage, plongeaient dans la mer azur, récoltaient des coquillages, escaladaient des falaises.
Ou ils cueillaient avec précaution des plantes qu'ils rapportaient chez le docteur, lequel avait installé au centre de l'île, dans un cratère éteint, un arboretum de huit cent treize hectares où des ombellifères malgaches côtoyaient des cactacées sibériennes, où l’aloès de Schaerbeek côtoyait la bardache de Saint-Josse-ten-Noode, où le lilas de Souabe côtoyait l'acajou d'Amazonie, où le chiendent tourangeau côtoyait le gazon australien, où la renonculacée n'était pas loin de l'actinie (en d'autres termes, l'anémone des champs de l'anémone de mer) — car le docteur avait ménagé dans ces huit cent treize hectares une mer intérieure qui en couvrait le tiers, soit 271, où le cyclamen du Bosphore voisinait avec le poivrier de l'Adriatique, le chrysanthème du détroit de Behring avec la rosé du golfe du Bengale, la tulipe du Zuyderzee avec la strélitzie du canal de Mozambique. En outre nageaient là des poissons, et des oiseaux volaient — et par souci eût-on dit de parachèvement des exocets y nageaient-volaient.
Poissons, avons-nous écrit sans autre précision. A dessein. Car une des expériences, une des réussites du docteur Antékirtt avaient consisté, grâce à un système fort raffiné d'écluses, de pistons, de godets, de siphons et de roues à aubes, à mêler si harmonieusement l'eau de la Cyrénaïque à celle des rios que les espèces de mer et d'eau douce vivaient en bonne intelligence (c'est-à-dire s'entre-dévoraient selon les lois de la nature) dans cet immense aquarium, la truite de Londres avec le requin des Canaries, le brochet de Nantua avec la sole dieppoise, le cyprin de l'Erythrée avec la vive de la Mer Morte, la sangsue de Frasnes-les-Buissenal avec l'espadon de Sesimbra, le bernard-l'ermite de Mauregny-en-Haie avec l'épinoche de Dantzig, l'axolotl de Mexico avec la baleine de Terre-Neuve, l'anguille du lac Balaton avec sa fille des Sargasses, et pour couronner le tout, enfin réunies, les sœurs depuis des ères séparées: la langoustine avec l'écrevisse.
De surcroît, par voie d'attraction, fréquentait là la gent ailée: le cormoran des Açores et la fauvette de Boitsfort, le bernache des Sandwich et le canard de Miquelon, le fou de Bassan et le friquet de Furfooz, le cygne de Montevideo et l'aigle de Tolède, pour ne donner que quelques exemples.
Edmond, comme animé par quelque vent impitoyable, dut bientôt s'arracher au charme de ce séjour et continuer son voyage.
Les deux hommes s'embrassèrent, le cœur serré.
- Ce n'est qu'un au revoir, dirent-ils d'une seule voix.
Ils le disaient pour se le persuader.
Puis le comte Sandorf demanda au comte de Monte-Cristo l'autorisation d'embrasser Haydée.
- Haydée ne tient ses décisions que d'elle-même, lui fut-il répondu.
Celle-ci n'avait du reste pas attendu la permission pour se jeter au cou d'Antékirtt.
L'Eurus mit à la voile, cap nord-nord-ouest.
Les deux comtes, qui essuyaient simultanément des larmes qui perlaient à leurs paupières, debout l'un sur le plus haut rocher de la plus haute falaise, l'autre à la poupe du bateau, agitaient un mouchoir noir.
Ils diminuaient l'un et l'autre à leur vue réciproquement et bientôt ils ne furent plus l'un pour l'autre qu'un point, qui disparut dans le même instant.
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