Le roi Mystère
Gaston Leroux
352 pages 1908 - France Roman
Intérêt: ***
Grand auteur de romans feuilletons, Gaston Leroux vouait naturellement
une vive admiration à Dumas, comme il le rappelle dans la première
phrase de sa préface au Roi Mystère, en
saluant "l'auteur des Trois mousquetaires, notre père
à tous". De là l'hommage
qu'il lui rend avec ce roman, qui constitue une très intéressante
réécriture du Comte de Monte-Cristo.
Le parallèle entre les deux livres n'a rien d'évident
au début. Le roi Mystère commence par le
long récit des opérations montées par le Roi
des Catacombes, autrement dit roi Mystère, pour faire échapper
à la guillotine un condamné à mort innocent.
Commandant à l'ensemble de la pègre parisienne, ce personnage
est tout puissant. Il dispose de moyens financiers illimités
et de complices dans tous les rouages de l'Etat. Il s'offre le luxe,
en outre, d'inviter à dîner quelques représentants
de la bonne société, dont le procureur impérial
Sinnamari, le directeur de l'Assistance publique Eustache Grimm et
le colonel Régine, afin de leur faire assister en direct à
l'évasion du condamné, qu'ils ne peuvent empêcher.
Le livre voit ensuite le roi Mystère prendre toute son ampleur.
L'homme dispose de trois identités (Robert Pascal, un jeune
peintre de Montmartre; le comte de Teramo-Girgenti, vieillard aussi
richissime que mystérieux; roi Mystère auprès
de ses troupes; les trois toujours suivis d'un énigmatique
gnome, l'américain Macallan) et gère, depuis son palais
des catacombes, l'ACS (Association contre la Société),
organisée comme une grande entreprise, avec notaire et contrats...
Mais il apparaît petit à petit que cet individu tout
puissant poursuit un objectif très personnel: se venger des
trois hommes - Sinnamari, Grimm, Régine - qui, dans leur jeunesse,
ont séquestré, violé et provoqué la mort
de sa mère et envoyé son père à l'échafaud.
Les machinations du roi Mystère finissent par pousser Régine
à la folie; Grimm, enlevé, meurt de faim après
avoir été ruiné; Sinnamari est exécuté
après avoir confessé ses crimes.
Frénétique, plein de rebondissements, le roman est
aussi intéressant par ses ressemblances que par ses différences
avec Monte-Cristo.
Les allusions directes sont claires. L'installation de Teramo-Girgenti
à Paris évoque à s'y méprendre l'arrivée
du comte de Monte-Cristo (voir extrait ci-dessous); le geôlier
de Grimm, au début de sa séquestration, lui lit le chapitre
du roman de Dumas où Danglars, prisonnier de Luigi Vampa, doit
payer une fortune pour le moindre aliment, afin de lui faire comprendre
ce qui l'attend...
Mais les différences sont importantes. La vengeance du roi
Mystère concerne des actes dont il n'a souffert qu'indirectement:
ses parents en ont été les premières victimes.
La structure du livre est complètement différente: la
vengeance commence avant que l'on en connaisse les raisons, la période
de l'emprisonnement est inexistante, de même que celle de la
formation et de l'enrichissement. Ce qui contribue d'ailleurs à
faire du livre une "variation" réellement intéressante
sur le thème de Monte-Cristo, plutôt qu'une simple réécriture
au premier degré.
Et cela d'autant plus que l'absence d'éléments clés
du roman de Dumas comme l'éducation par l'abbé Faria
et la découverte du trésor de Monte-Cristo est justifiée
par le coup de théâtre final: toute l'histoire a été
manigancée de bout en bout par Macallan.
Milliardaire neurasthénique, passionné de romans feuilletons,
celui-ci a appris par hasard, vingt ans plus tôt, les principaux
détails des méfaits infligés par Sinnamari et
ses amis aux parents du futur roi Mystère. Subjugué
par "cette histoire dans laquelle il y avait une pauvre femme
enfermée, un père exécuté innocent, des
enfants abandonnés, des magistrats criminels, etc., etc.",
il a décidé de "faire vivre DANS LA VIE
des héros de roman". Il a donc retrouvé
les enfants du malheureux couple, les a fait élever et a conduit
le fils aîné à devenir le roi Mystère,
en le finançant à volonté, pour assouvir sa vengeance.
"Comme dans le Comte de Monte-Cristo, nous avions un magistrat,
Sinnamari, dans le rôle de Villefort; un soldat, le colonel
Régine, dans le rôle du général de Morcerf,
et un fonctionnaire concussionnaire, Eustache Grimm, auquel on ferait
jouer le rôle du banquier Danglars!", écrit Macallan,
à qui cette fantaisie a coûté 175 millions. "Mais
je connais peu de milliardaires américains qui puissent se
vanter d'avoir eu de pareilles sensations..."
Une révélation qui transforme, bien sûr, toute
la perception du livre et en fait un hommage exceptionnel au roman
feuilleton en général et au Comte de Monte-Cristo
en particulier.
Gaston Leroux est par ailleurs l'auteur d'un autre roman inspiré de Monte-Cristo: Un homme dans la nuit, plus classique que Le roi Mystère mais fort intéressant lui aussi.
Extrait de la 2ème partie La petite maison de la
rue des Saules, chapitre 4 L'amateur de perroquets
Philibert avait déjà dépassé le rond-point
et il se préparait à sonner à la grille de l'hôtel
quand il vit descendre vers lui, sur le trottoir, un noble vieillard
qu'il reconnut immédiatement. Le noble vieillard avait sur
son poing un perroquet.
- M. de Teramo-Girgenti! fit Wat, et il s'avança vivement vers
le comte; mais celui-ci lui montrait déjà l'oiseau.
Comment le trouvez-vous? demanda-t-il. Il est superbe! Vous savez,
c'est moi qui l'ai déniché! C'était un voisin.
Je l'entendais, tous les matins, en sortant de chez moi, annoncer
aux passants qu'il "avait bien déjeuné".
C'est par le plus grand des hasards qu'en rentrant de ma promenade,
je l'ai découvert chez un savetier qui a établi son
échoppe dans un sous-sol de la rue du Colisée... Je
suis bien content... Le bonhomme me l'a laissé pour quinze
louis!... C'est pour rien! Il y tenait tant! Comment le trouvez-vous?
Philibert Wat trouvait que ce perroquet ressemblait à tous
les perroquets, et ne parvenait point à comprendre comment
un homme qui paraissait aussi sain d'esprit que le comte, avait payé trois cents francs un oiseau aussi vulgaire.
- Rentrons vite, fit Teramo-Girgenti, ou il va attraper froid...
La grille qui donnait accès dans les jardins de l'hôtel
du comte s'ouvrit sans que celui-ci eût même touché le bouton de la sonnette.
Wat ne s'étonna pas. Il avait déjà pu constater,
depuis le peu de temps qu'il connaissait ce singulier personnage,
que le comte de Teramo-Girgenti était servi comme nul prince
au monde ne pouvait se vanter de l'être.
Qu'était donc exactement ce comte de Teramo-Girgenti, que le
président des Cortès avait recommandé à
la bienveillante attention de Sinnamari...? A l'entendre, il connaissait
personnellement la plupart des princes régnants, et se prétendait
apparenté avec les plus nobles familles d'Espagne et d'Italie.
A Paris, on ne connaissait pas ce grand seigneur; le comte prétendait
n'y être point venu depuis des siècles, et ce détail
avait évidemment suffi pour classer le personnage dans l'esprit
de Philibert Wat parmi les fantaisistes. Mais ce fantaisiste avait,
depuis les quelques jours qu'il se trouvait à Paris, jeté
une fortune par les glaces de son coupé, un coupé traîné par une paire de bais qui valaient bien deux mille louis.
En quarante-huit heures son intendant lui avait acheté cet
hôtel et l'avait royalement meublé... Une armée
d'ouvriers avaient fait de cet immeuble, bourgeoisement banal, un
véritable palais que le comte s'était plu à remplir
des bibelots les plus rares.
Plus encore que sa passion pour les bibelots, l'ineffable amour de
Teramo pour les perroquets avait stupéfait le banquier. Au
moins, en ce qui concernait les bibelots, le comte choisissait, et
si bien que n'eût pas mieux fait le plus habile des experts,
mais jamais il ne choisissait parmi les perroquets qu'il rencontrait
sur son chemin; il les achetait tous! Et il ordonnait qu'on les portât
immédiatement chez lui quand il ne les rapportait lui-même,
comme il venait encore de le faire.
Le gendre du président du conseil avait envoyé des télégrammes
à Rome, à Madrid, à Vienne, à Berlin,
chez les princes et chez les ministres qui s'étaient portés
garants du comte auprès de lui, et de partout il n'avait obtenu
que cette explication brève, mais décisive, et conçue
presque toujours en ces termes: "Faites ce que vous dira le
comte. C'est un gentilhomme, et je m'honore d'être son ami." Et Philibert Wat avait fini par penser qu'il se trouvait en
face de quelque prince du sang qui avait ses raisons pour déguiser
sa véritable personnalité. |