Courbant l'échine de toute vague qui s'avance (nulle
ne se dérobe et chacune, au contraire, maîtrise sa
violence et plie), un breuvage incertain, lumineux et sale, à
substances nuageuses en suspension et huiles en surface - maint
débris de bouchons en sus - remue entre les quais. L'esprit achoppe à la recherche qu'il conviendrait de
mener alors, hypothèses et calculs, variations - pour nous
le sens est interdit sans le plaisir. Nivellement, planimétrie
avec le nord dans un coin de la page, que nous importent après
tout? Rendons plutôt les astres dans le contre-jour, les
constellations éphémères, les traits de feu,
les courbes; les espaces vides, les nuits, les distances innombrables
où l'on coule, l'immensité qui flue en nous comme
un principe liquide mais sans résistance - une faiblesse
merveilleuse.
Du même mouvement qui de la vague expose les faces terne puis brillante, je m'ouvre à l'inconnu et me referme sur de l'ombre, heureux où je domine, davantage où s'éparpille ma conscience. Plus j'approche et reconnais le mystère au sein même de l'habitude, plus en effet devient vive la brisure et la communication plus intense: je suis cette profondeur impossible, cette lumière qui n'éclaira jamais, l'envers scintillant des choses sur qui je voulais faire la clarté. Si ébloui qu'aveugle (ou le contraire); tellement brisé que dans un brusque élan je me regroupe (mais hors de moi), immobile à la dérive, sauvé quand je viens de me perdre. L'endroit, oui, reste présent - mais tout bascule! - comme sous l'eau son épaisseur obscure et sa menace. La conscience disloquée, dérisoire et qui appelle
un mouvement fort joyeux, de notre désir de tuer en nous
tout désir, est liée à la plénitude.
Ce en quoi nous mettions notre assurance - et qu'il nous fallait
mener jusqu'au point de rupture - devient approche d'un danger
et permission au bonheur. A quelques signes le port nous a révélé,
mais sans l'éclairer, une faculté d'émotion
dont nous étions dans l'ignorance et que nous avons voulu,
par un patient travail, une attentive recherche d'indices et de
preuves, démasquer du mieux possible: sa réalité
soudaine et improbable, fragile et qu'il semble qu'on ne puisse
atteindre que par défaut, nous séduisait assez pour
que nous en venions aux erreurs, aux faux témoignages,
aux points morts; pour qu'à la faveur de nos échecs
l'enquête se prolonge, qu'une intimité " monstrueuse
" lentement s'établisse entre nous et l'objet toujours
plus insaisissable de nos démarches. Le port nous était
connu (nous en avions une science utilitaire, ou commune, pourquoi
pas scientifique), mais son crime - ou son charme - était
bien son mystère, ou plutôt celui que par hasard
(notre conscience, par hasard, était alors mieux armée)
il nous a permis de soupçonner en nous. Mais quoi! Nous
efforçant vers la clarté nous filions de l'obscur,
exprimions le mystère intérieur sans davantage le
connaître, en recouvrions au contraire notre port-prétexte
d'une particule lumineuse - comme le soleil fait un versant de
la vague si brillant qu'indéchiffrable. Avec méthode,
sinon toujours réussite, nous projetions sur les choses
la part d'inconnu que nous croyions réduire en nous, soutenus
par un désir bientôt anxieux non plus de comprendre
mais de nous perdre davantage, de combler nos sens de ce dont
la signification nous échappe, de mener l'expérience
jusqu'au retournement final
Éprouver l'infini est une affaire de secondes. Le ravissement nous introduit dans un domaine un peu trop parfait pour être longtemps désirable, notre soif d'inconnu entend rester la plus forte. Qu'une réponse nous soit donnée, qu'on ait trouvé la solution définitive, on voit assez ce qu'il y faut de renoncement pour que cette pensée, à la longue, ne suscite notre violence. L'esprit entend ne pas rester dupe de ce qui apparaît alors n'être qu'une illusion, merveilleuse sans doute mais emprisonnante, et qui nous soustrait à ce monde de petites besognes intellectuelles que nous proposent, à nous toucher mais séparés de nous par une épuisante marge d'inattention, les sardiniers, les quais, ces hommes et femmes qui par grappes débordent sur les trottoirs puis s'égrènent, avec nous semble-t-il une liberté prodigieuse. Tout, de nouveau, se retourne, la séduction demeurant ailleurs. Et dans le même temps nous éprouvons la nostalgie de ce bonheur qui déjà se désagrège, comme si, à l'idée que nous avons gâché l'occasion de nous en rendre maître, pour un ultime mirage nous tentions d'exprimer de nouveau cette part d'inconnu qui, presque entièrement recueillie, va redevenir la part invisible de nous-mêmes. Notre désir de domination ainsi se venge - ou du moins, très exactement, sauve les apparences. Et peut-être nous dira-t-on que c'est encore lui qui
plus tard, comme en ce moment où j'écris, nous pousse
à revenir sur l'événement pour tenter une
dernière fois de le comprendre; il peut paraître
en effet que notre attention, soutenue par l'anxiété
de tout perdre, est alors plus apte à établir enfin
sa puissance sur ce qui jusqu'alors nous échappe. Mais
enfin: connaître l'inconnu, ne serait-ce pas le détruire?
Nous en pourrions jouer à notre guise peut-être,
mais non plus en jouir ni le faire de rien; c'est un vieux rêve
médiocre que l'homme en pleine connaissance de lui-même
- sans cesse devenant tous ses possibles et l'impossibilité
de les devenir.
Puis les propriétés, disais-je, gondolantes de
la chose. Et l'effet de rire est d'autant plus certain que si
la coque se tord et si le mât meurt, leur dignité
d'artistes les pénètre. Eux se dressent raides sur
la scène, étriqués et raides, avec je ne
sais quoi de sec qui les fige. Elles au contraire, engoncées
dans leurs jupes et leurs baleines, tendent les étoffes.
Et cela donne côté cour des voix modulées,
des entrées solennelles, des gestes parfaits mille fois
joués; côté jardin, ce comique de répétition.
Ajoutant à l'amusement fort inattendu ma foi de la pièce,
des manières de gnomes brûlant les planches lutinent
les femmes et troussent leurs chemises, si vifs qu'insaisissables:
jeux de lumière encore, et qui miment jusqu'aux feux de
la rampe. Cependant, à cet air de vouloir rentrer sous
terre qu'on leur remarque bientôt, on comprend que nos joueurs
comprennent qu'ils sont joués, trahis par le technicien
de l'éclairage. Le théâtre d'ailleurs se vide,
les maisons comme des loges s'ouvrent désertes tandis qu'au
bar - seulement plus ou moins vieille, grasse, ingrate -, la même
servante au visage d'entremetteuse torche des verres devant un
client attardé. Déjà, entre les fauteuils,
des balayeurs en bleus s'affairent dans l'odeur puissante qui
s'installe. On collecte les papiers jetés, il faudrait
ouvrir des fenêtres. Sur de petits chariots des employés
chargent les sardines - grises et glacées - qu'ils distribueront
à travers la ville pour annoncer le prochain spectacle.
En vain semble-t-il, mais le public... Assez sot pour n'avoir
pas ri. Assez veule pour n'avoir fait d'esclandre. Suffisamment
distrait pour qu'il n'ait pas noté l'incapacité,
ou l'ivresse, ou l'humour du machiniste. Tellement oublieux ensuite...
Celui-ci, sur son perchoir des coulisses, rit. Mais vous croiriez que je m'obstine quand je ne fais que suivre.
De tels instants ressemblent à ceux où un air oublié,
mais que je savais savoir, brusquement me revient en mémoire:
même évidence émerveillée, sentiment
voisin d'impuissance à me contrôler tout à
fait. Et sans doute votre nostalgie de l'enfance - et ses sévices
- n'est-elle que le regret de sa belle ignorance qui permettait,
par une tricherie qu'avec une lassitude croissante chacun de vous
plus ou moins prolonge, de voir l'inconnu où il n'est pas
et de croire ainsi, ensuite, le connaître, sans que son
pouvoir n'en soit détruit. Alors, comme par mégarde
- car vous avez pris le parti d'une vie soumise à des projets,
des calculs et des solutions, c'est-à-dire à des
règles dont vous n'avez pu manquer, ne fût-ce qu'une
fois, de sentir qu'en vous quelqu'un leur échappe et relève
d'autre chose -, pour vous distraire vous lisez les poètes,
trouvant à leurs voix vous ne savez quelle séduction
dont pour un instant vous vous laissez envahir, mais que bien
sûr vous saurez étouffer. |