Les plaisirs du port

(extrait de "Autre chose", Le Seuil, 1959)

 

Courbant l'échine de toute vague qui s'avance (nulle ne se dérobe et chacune, au contraire, maîtrise sa violence et plie), un breuvage incertain, lumineux et sale, à substances nuageuses en suspension et huiles en surface - maint débris de bouchons en sus - remue entre les quais.
Puis dominant l'émotion d'une manière semblable - la forçant à cette espèce d'attention qu'est le langage - qu'on s'approche plus près du bord, apparaît le pelage de quelque bête onduleuse, grise et bleue, fabuleuse variété de la femme-panthère sans doute puisque par endroits des rivières très brillantes, des bijoux très rares, des joyaux d'une eau très pure, constellent le drapé de la robe, inexplicablement.
De façon moins grossière encore passant outre le linge on parvient à la texture, cellules et tissus, voyez: protoplasme et noyaux y sont.

L'esprit achoppe à la recherche qu'il conviendrait de mener alors, hypothèses et calculs, variations - pour nous le sens est interdit sans le plaisir. Nivellement, planimétrie avec le nord dans un coin de la page, que nous importent après tout? Rendons plutôt les astres dans le contre-jour, les constellations éphémères, les traits de feu, les courbes; les espaces vides, les nuits, les distances innombrables où l'on coule, l'immensité qui flue en nous comme un principe liquide mais sans résistance - une faiblesse merveilleuse.
Puis les propriétés gondolantes de la chose, tout objet du pourtour (sémaphore, coques et mâts) s'en trouvant atteint jusqu'à faillir.

 

Du même mouvement qui de la vague expose les faces terne puis brillante, je m'ouvre à l'inconnu et me referme sur de l'ombre, heureux où je domine, davantage où s'éparpille ma conscience. Plus j'approche et reconnais le mystère au sein même de l'habitude, plus en effet devient vive la brisure et la communication plus intense: je suis cette profondeur impossible, cette lumière qui n'éclaira jamais, l'envers scintillant des choses sur qui je voulais faire la clarté. Si ébloui qu'aveugle (ou le contraire); tellement brisé que dans un brusque élan je me regroupe (mais hors de moi), immobile à la dérive, sauvé quand je viens de me perdre. L'endroit, oui, reste présent - mais tout bascule! - comme sous l'eau son épaisseur obscure et sa menace.

La conscience disloquée, dérisoire et qui appelle un mouvement fort joyeux, de notre désir de tuer en nous tout désir, est liée à la plénitude. Ce en quoi nous mettions notre assurance - et qu'il nous fallait mener jusqu'au point de rupture - devient approche d'un danger et permission au bonheur. A quelques signes le port nous a révélé, mais sans l'éclairer, une faculté d'émotion dont nous étions dans l'ignorance et que nous avons voulu, par un patient travail, une attentive recherche d'indices et de preuves, démasquer du mieux possible: sa réalité soudaine et improbable, fragile et qu'il semble qu'on ne puisse atteindre que par défaut, nous séduisait assez pour que nous en venions aux erreurs, aux faux témoignages, aux points morts; pour qu'à la faveur de nos échecs l'enquête se prolonge, qu'une intimité " monstrueuse " lentement s'établisse entre nous et l'objet toujours plus insaisissable de nos démarches. Le port nous était connu (nous en avions une science utilitaire, ou commune, pourquoi pas scientifique), mais son crime - ou son charme - était bien son mystère, ou plutôt celui que par hasard (notre conscience, par hasard, était alors mieux armée) il nous a permis de soupçonner en nous. Mais quoi! Nous efforçant vers la clarté nous filions de l'obscur, exprimions le mystère intérieur sans davantage le connaître, en recouvrions au contraire notre port-prétexte d'une particule lumineuse - comme le soleil fait un versant de la vague si brillant qu'indéchiffrable. Avec méthode, sinon toujours réussite, nous projetions sur les choses la part d'inconnu que nous croyions réduire en nous, soutenus par un désir bientôt anxieux non plus de comprendre mais de nous perdre davantage, de combler nos sens de ce dont la signification nous échappe, de mener l'expérience jusqu'au retournement final
où toute lumière est faite, où nous n'avons plus rien, ne savons rien, ne sommes rien que cette ouverture par où l'inconnu s'écoule et bientôt nous baigne, mer étale, de son évidence légère. Ainsi le port se vide puis s'emplit de sa raison d'être, connaît à marée haute et seulement alors, la plénitude. Ainsi la communication n'existe qu'une fois les aménagements, les constructions, les quais, presque entièrement disparus sous la montée de l'eau. Mais ils demeurent (et se font plus voyants) quand elle a reflué, nous permettent de perdre pied, de partir.
Ce mouvement qui gonfle le bassin de ce qu'il avait rejeté, ou qui nous livre à l'inconnu que nous avions exprimé, est ce qu'on appelle l'inspiration. Tout se passe alors comme si le monde était neuf, n'avait jamais servi, offrait à portée de main les réponses les plus claires et les plus insolites qu'on avait en vain cherchées à la pointe de sa pensée. Avec une insolence joyeuse nous rejetons tout savoir, refusons à l'esprit la moindre puissance, ravis au point que nous avons le sentiment d'un autre monde, plus vrai, plus pur, plus enchanté que celui où nous nous débattions tout à l'heure avec notre désir de le connaître, nos efforts pour y parvenir, nos échecs et ce que nous pensions être nos réussites. Elle affleure encore à la surface, cette vie dont nous venons de perdre une habitude qu'il faudra bientôt reprendre, mais si mince qu'elle devient négligeable quand au même moment son épaisseur et sa pénombre, noyées maintenant mais qui vont reparaître et nous heurter une autre fois, vaguement nous menacent, et, nous assurant de sa fragilité, redoublent notre bonheur. Mais alors? Il arrive que certains lieux, certaines heures, certains éclairages brusquement nous livrent à l'inconnu bien que nul mouvement de notre part n'ait suscité ces attaques; nous nous ouvrons encore à la lumière du non-savoir, mais nous n'étions pas occupés d'accroître nos connaissances. Et sans doute convient-il de rechercher pourquoi, de temps à autre, de tels paysages nous paraissent intérieurs sans qu'on les ait conduits à le devenir. Mais l'important, pour nous, est de nous donner en toute maîtrise à ce jeu dont les résultats nous échappent si nous en pouvons approcher les règles, de jouer de plus en plus serré avec notre nature, et, nous y soumettant, de lui permettre enfin de rendre tous les sons, les harmonies, les nuances dont notre entourage, notre éducation, nos lectures, et l'inconséquence qui veut que la farce sociale soit prise au sérieux, nous avaient longtemps préservés de jouir. Or, l'objet le plus habituel - mon encrier, ma table, - si je le regarde au sortir d'une recherche difficile (et qu'il soit ou non le prétexte de mon effort) devient ce lieu d'évidence et de joie. L'inspiration est le regard neuf, le regard d'avant tous les regards - mais un regard qui sait beaucoup et oublie tout.

 

Éprouver l'infini est une affaire de secondes. Le ravissement nous introduit dans un domaine un peu trop parfait pour être longtemps désirable, notre soif d'inconnu entend rester la plus forte. Qu'une réponse nous soit donnée, qu'on ait trouvé la solution définitive, on voit assez ce qu'il y faut de renoncement pour que cette pensée, à la longue, ne suscite notre violence. L'esprit entend ne pas rester dupe de ce qui apparaît alors n'être qu'une illusion, merveilleuse sans doute mais emprisonnante, et qui nous soustrait à ce monde de petites besognes intellectuelles que nous proposent, à nous toucher mais séparés de nous par une épuisante marge d'inattention, les sardiniers, les quais, ces hommes et femmes qui par grappes débordent sur les trottoirs puis s'égrènent, avec nous semble-t-il une liberté prodigieuse. Tout, de nouveau, se retourne, la séduction demeurant ailleurs. Et dans le même temps nous éprouvons la nostalgie de ce bonheur qui déjà se désagrège, comme si, à l'idée que nous avons gâché l'occasion de nous en rendre maître, pour un ultime mirage nous tentions d'exprimer de nouveau cette part d'inconnu qui, presque entièrement recueillie, va redevenir la part invisible de nous-mêmes. Notre désir de domination ainsi se venge - ou du moins, très exactement, sauve les apparences.

Et peut-être nous dira-t-on que c'est encore lui qui plus tard, comme en ce moment où j'écris, nous pousse à revenir sur l'événement pour tenter une dernière fois de le comprendre; il peut paraître en effet que notre attention, soutenue par l'anxiété de tout perdre, est alors plus apte à établir enfin sa puissance sur ce qui jusqu'alors nous échappe. Mais enfin: connaître l'inconnu, ne serait-ce pas le détruire? Nous en pourrions jouer à notre guise peut-être, mais non plus en jouir ni le faire de rien; c'est un vieux rêve médiocre que l'homme en pleine connaissance de lui-même - sans cesse devenant tous ses possibles et l'impossibilité de les devenir.
Puis, comment faire confiance, sinon par faiblesse, à un langage dont nous avons éprouvé au juste moment qu'il n'avait de prises sur l'inconnu mais qu'il s'y brisait au contraire, remplacé par une communication autrement profonde et riche. Nous savons bien que ce qu'on voudrait nous faire dire se refuse à livrer ses secrets, et que nous tournons autour sans jamais y mordre, heureux déjà de distinguer ce qui n'avait pas d'importance - ce pouvoir de distraction auquel nous avons recours pour échapper à nous-mêmes. Tout ce qui n'est pas en jeu ici n'a d'autre valeur que de prétexte. Et si d'aventure, au cours de notre description, le bonheur un moment nous arrête, ce n'est pas l'assouvissement du désir de connaître mais le plaisir de reconnaître - le bonheur d'expression. Nous sommes délivrés alors de la nostalgie que je disais et qui tendait à l'idée fixe - qui risquait donc d'arrêter ce mouvement intérieur dont nous sentons qu'il doit se poursuivre-, et nous pourrons, en communiquant l'image de notre émotion, la perdre tout à fait, la rendre à ce brassement de mer et de foule dont elle est issue, dont une émotion du même ordre va bientôt surgir.

 

Puis les propriétés, disais-je, gondolantes de la chose. Et l'effet de rire est d'autant plus certain que si la coque se tord et si le mât meurt, leur dignité d'artistes les pénètre. Eux se dressent raides sur la scène, étriqués et raides, avec je ne sais quoi de sec qui les fige. Elles au contraire, engoncées dans leurs jupes et leurs baleines, tendent les étoffes. Et cela donne côté cour des voix modulées, des entrées solennelles, des gestes parfaits mille fois joués; côté jardin, ce comique de répétition. Ajoutant à l'amusement fort inattendu ma foi de la pièce, des manières de gnomes brûlant les planches lutinent les femmes et troussent leurs chemises, si vifs qu'insaisissables: jeux de lumière encore, et qui miment jusqu'aux feux de la rampe. Cependant, à cet air de vouloir rentrer sous terre qu'on leur remarque bientôt, on comprend que nos joueurs comprennent qu'ils sont joués, trahis par le technicien de l'éclairage. Le théâtre d'ailleurs se vide, les maisons comme des loges s'ouvrent désertes tandis qu'au bar - seulement plus ou moins vieille, grasse, ingrate -, la même servante au visage d'entremetteuse torche des verres devant un client attardé. Déjà, entre les fauteuils, des balayeurs en bleus s'affairent dans l'odeur puissante qui s'installe. On collecte les papiers jetés, il faudrait ouvrir des fenêtres. Sur de petits chariots des employés chargent les sardines - grises et glacées - qu'ils distribueront à travers la ville pour annoncer le prochain spectacle. En vain semble-t-il, mais le public... Assez sot pour n'avoir pas ri. Assez veule pour n'avoir fait d'esclandre. Suffisamment distrait pour qu'il n'ait pas noté l'incapacité, ou l'ivresse, ou l'humour du machiniste. Tellement oublieux ensuite... Celui-ci, sur son perchoir des coulisses, rit.
Puis de nouveau...

Mais vous croiriez que je m'obstine quand je ne fais que suivre. De tels instants ressemblent à ceux où un air oublié, mais que je savais savoir, brusquement me revient en mémoire: même évidence émerveillée, sentiment voisin d'impuissance à me contrôler tout à fait. Et sans doute votre nostalgie de l'enfance - et ses sévices - n'est-elle que le regret de sa belle ignorance qui permettait, par une tricherie qu'avec une lassitude croissante chacun de vous plus ou moins prolonge, de voir l'inconnu où il n'est pas et de croire ainsi, ensuite, le connaître, sans que son pouvoir n'en soit détruit. Alors, comme par mégarde - car vous avez pris le parti d'une vie soumise à des projets, des calculs et des solutions, c'est-à-dire à des règles dont vous n'avez pu manquer, ne fût-ce qu'une fois, de sentir qu'en vous quelqu'un leur échappe et relève d'autre chose -, pour vous distraire vous lisez les poètes, trouvant à leurs voix vous ne savez quelle séduction dont pour un instant vous vous laissez envahir, mais que bien sûr vous saurez étouffer.
Et comme j'ai choisi de n'avoir aucune importance...

Le Bosquet, août 1958.

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