À dix ans, j'ai rencontré
les dieux : c'étaient des gardes-chasse. Dès
qu'ils ouvraient leurs portes pour accueillir les chasseurs que
je suivais, je voyais bien qu'ils étaient d'un autre monde
: plus riche, plus intense - tellement plus vivant que celui d'où
nous venions; un monde au coeur et aux secrets duquel ils allaient
nous permettre d'accéder, le temps d'un dimanche, en nous
plaçant aux "bons endroits "pour y faire passer
le gibier. Maîtres des rabatteurs et des chiens, ils paraissaient
l'être aussi de la faune sauvage : ces volées de
perdreaux, ces gerbes de faisans, ces éclairs d'un Lièvre
ou d'un Chevreuil fusaient sous leur pas et fonçaient aux
passages prévus... Pour créer de la sorte, à
coups de leurs trompes magiques, du poil et de la plume à
partir d'herbes et de feuillages et pour en régler au mieux
le bouleversant ballet, ne fallait-il pas des pouvoirs hors du
commun ? Surnaturels, même, puisqu'ils leur permettaient
de donner vie à la nature: sans leur intercession, nous
n'aurions fait que traverser des paysages.
Ainsi dorée par mes rêves, la médaille eut
bientôt son revers : je compris que nous autres, chasseurs
et leurs enfants venus de la ville, n'allions pas et n'irions
jamais au bout du chemin ... Un bout situé hors des allées
et sentiers battus que nous arpentions de poste en poste : dans
le tréfonds obscur des taillis, aux points fourrés
d'une lande, à la queue moussue d'un étang. Là
où les animaux avaient leurs remises et leurs parcours,
leurs points d'eau et leurs gagnages, leurs chambres d'amour et
leurs champs clos ; où ils vivaient leurs vies aussi pleines
que discrètes, à l'abri de regards et de fusils
qui ne les capteraient qu'en fuite. Dès lors, je
cessai d'accompagner mon père ou ses amis pour suivre les
gardes : ils m'initièrent aux régalis et aux gîtes,
aux miroirs et aux voies, aux écorçages et aux frottis.
Parfois, malgré le vacarme des hommes et des armes, ils
me montraient à deux pas une invisible bête qui avait
choisi de se tapir; ailleurs, la coulée où ils avaient
piégé une Marte ou la flaque dans laquelle, trois
jours plus tôt, s'était souillé un Sanglier
de passage. Double révélation : non seulement leur
faune était plus riche et plus émouvante encore
que la nôtre, mais je m'étais entièrement
trompé sur leur compte...
Rien de surnaturel dans leurs pouvoirs! Ceux-ci venaient au contraire
d'une intégration parfaite à la nature, qu'ils vivaient
vingt-quatre heures sur vingt-quatre et trois cent soixante cinq
jours par an ; à la nuit tombée comme en pleine
lumière, par tous les temps et pendant les quatre saisons.
Tandis que les chasseurs n'y prenaient en somme que quelques après-midi
de vacances et ne faisaient guère, sur ces territoires
dont ils rataient l'âme, que du tourisme organisé.
Un jour - je le souhaitais passionnément - je deviendrais
l'un d'eux; mais ce projet n'allait pas sans une douleur secrète:
ce serait faute de mieux, car j'étais né pour être
garde-chasse.
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