Il convient de rappeler qu'une exposition Marcel Proust s'est
tenue à la Bibliothèque Nationale, de juin à
novembre dernier (1965, NDLR).
D'abord, les manifestations concernant la littérature de
recherche sont assez rares pour que nous devions les reconnaître
toutes, quelles qu'en soient l'importance et la nature: même
si le précurseur qu'elles évoquent est devenu classique,
et certaines de ses audaces des lieux communs. Or, Proust fut
sans conteste un inventeur, un savant dont d'innombrables "ingénieurs
des lettres" ont vulgarisé depuis quelques découvertes.
Par ailleurs - et par exemple - Francis Ponge nous régalerait-il
aujourd'hui d'un verre d'eau si Proust n'avait énergiquement
dépoussiéré, naguère, une tasse de
thé?
Puis une telle exposition fournit des renseignements de trois
ordres: sur l'écriture, sur les ratures, sur les objets
(et les amis) de l'auteur.
De son écriture nous connaissions la résonance et
les raisons, mais non la forme: ici de hautes lettres jetées
à la diable en lignes cependant ordonnées, parallèles
- claires quand bien même tout ou partie des mots qui la
composent sont presque illisibles (du moins à quelque distance,
et à travers les reflets et accidents de lumière
des vitrines). Dans sa correspondance, Proust s'applique: le lire
devient simple, mais c'est qu'il écrit des choses sans
importance. Au contraire, devant les manuscrits on devine sa main
pressée, bousculée même parfois (surtout en
bas de page) par une pensée déjà formée,
ou formulée, dont l'expression ne saurait être différée
par les problèmes que pose inévitablement, à
qui écrit, l'acte d'écrire; main qui n'existe qu'à
peine et ne risque donc guère de raccourcir la phrase...
Regard qui ne revient pas en arrière, comme hypnotisé
par ce qu'il reste de blanc à remplir.
D'ailleurs, ce blanc va le plus souvent disparaître. Proust
a commencé d'écrire tout en haut de la page et poursuit
jusque tout en bas, laissant sur le côté gauche une
marge. Cela fournit non pas le texte mais un premier texte - un
premier jet mais définitif en chacune de ses parties. Peu
de ratures, nul dessin, aucune
note dans la marge: seulement, de temps à autre, une indication
d'ordre pratique marquant où pourrait trouver place ce
passage... Mais plus tard, lorsqu'il aura noirci plusieurs, voire
même quelques dizaines de feuillets, Proust va se relire;
ce n'est peut-être qu'alors que sont biffées certaines
lignes; c'est certainement alors que la marge se remplit de phrases,
de paragraphes, de pages ajoutées - et comme l'espace resté
libre s'avère insuffisant Proust colle à la première
feuille une feuille nouvelle, puis souvent une seconde, parfois
d'autres encore, fabriquant en certains cas de véritables
dépliants qu'on ne finit pas d'ouvrir, à la verticale
du cahier. Ce n'est pas tout: l'opération sera renouvelée
lors de la correction des premières épreuves - dont
les blancs et la marge sont à leur tour remplis; auxquelles
Proust ajoute d'autres feuillets manuscrits - bouleversant non
seulement la mise en page mais encore la pagination, l'ordonnance
du chapitre, le volume de l'ouvrage.
Ainsi, la "Recherche" fut rédigée en au
moins trois phases successives, compte non tenu des passages esquissés
dans les oeuvres antérieures. On imagine de quel intérêt
serait l'étude de cette façon de faire: par exemple,
celui qui distinguerait à coup sûr dans le texte
définitif les morceaux de première main, ceux qui
vinrent en marge du manuscrit et ceux qui n'apparurent que sur
les épreuves d'imprimerie - celui-là fournirait,
sur le processus créateur de Proust, des indications inédites.
Certes, dans le cadre d'une exposition, une telle entreprise ne
peut-elle être que rêvée: du moins l'est-elle!
Du moins nous est-il rappelé que la pensée (que
les objets de pensée) et les mots sont de deux ordres;
que la pensée en train de s'écrire n'était
pas tout à fait ce que nous en livre la phrase - mais plus
complexe et plus simple, plus obscure et claire, plus décisive
et nuancée; que cette phrase dont nous nous faisions une
maxime, en laquelle nous voyions une solution: sur laquelle nous
nous reposions - ne fut pour son auteur qu'un compromis provisoire.
Un mot ne renvoie jamais qu'à d'autres mots, une réponse
n'apporte jamais qu'une question. Entre autres, à propos
d'un texte qui nous change, celles-ci: quelles choses l'auteur
n'a-t-il pas vues, parce qu'elles étaient son regard? Quels
sons n'a-t-il pu entendre, car ils nourrissaient son attente?
C'est à dire: quels mots n'a-t-il pas discutés,
car ils éveillaient en lui la parole? Puis, à partir
de ces quelques mots ou phrases posés (par défaut)
comme hypothèses évidentes et invérifiables:
par quels procédés tel édifice verbal s'est-il
construit? Comment fonctionne-t-il? Indiquons seulement ici que
l'écriture d'un auteur, si le graphologue ne la traduisait
en termes psychologiques, nous aiderait à percevoir ce
défaut central; et que ses brouillons, ses ratures, ses
variantes nous renseignent, mieux qu'une prose théorique,
sur le mode de fabrication dès lors inévitable.
Ainsi importe-t-il d'apprendre que Proust opère par additions
plutôt que par retraits, rarement par substitutions: qu'il
ne remplace guère un mot par un autre mot mais par une
phrase, une phrase par un paragraphe, un paragraphe par une page.
Ayant découvert sinon la pensée, du moins nombre
de manifestations ignorées de la pensée, Proust
s'attache à en rendre les plus légers contours,
à en restituer les notes les plus rares, à ne rien
perdre de ses créations les plus fugaces. Il recherche,
il veut en retrouver la totalité perdue: dès lors
ses capacités de rigueur, réservées à
l'ensemble, ne s'attardent pas toujours aux détails; dès
lors surtout les problèmes d'expression restent parfois
seconds: des impropriétés, des images hasardeuses
restent possibles - et elles ont lieu.
... Comme si la parole se vengeait de qui la prend sans constamment
le savoir. Mais Proust affirme avec éclat sa supériorité
sur ce qui ne lui fut qu'autant de prétextes: meubles,
salons et vêtements fin de siècle, village Beauceron,
artistes et femmes du monde, télégrammes et billets.
Rarement l'univers d'un écrivain aura paru plus restreint,
dans le temps comme dans l'espace, que celui reconstitué
à la Bibliothèque Nationale au moyen de tableaux,
de photographies et d'objets; rarement un tel univers aura-t-il
produit par ailleurs un "Grand Hôtel de Cabourg",
la photographie de "Louisa de Mornand en soubrette",
l'écriture d'un Robert de Montesquiou... Pourtant nous
le reconnaissons - nous le découvrons avec reconnaissance:
s'il nous a donné Proust, c'est que Proust nous l'a donné.
Certes: l'écrivain n'existe que par la parole, mais il
écrit comme il respire.
(illustrations: catalogue de l'exposition Marcel Proust, Bibliothèque
Nationale, 1965)
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