Franchi l'obstacle des trop beaux feuillages du premier plan,
des couleurs souvent glacées sur l'agenda des banques suisses,
qu'avant d'escalader l'autre rive l'oeil un moment se pose au
milieu du lit : comme du drap qu'on va tendre et qui conserve
en creux le souvenir d'un corps, c'est un fleuve immobile de brume
et d'ombres bleues, une douceur, déjà une lumière.
A peine échappé au sommeil le regard est frais encore,
mais moins que le soleil à ces hauteurs. Les bruits de
l'eau, si insistants à force de murmures qu'il semble que
la nuit, ou plutôt les fragments de la nuit qu'on a choisis
pour dormir, n'a été qu'un silence ou une mort liquide
- un lac, ces bruits font un ruisseau qui dans la prairie s'écoule,
un tassement de la neige depuis les branches. Aussi, éclats
de quel métal inconnu, les gouttes musiciennes jouant d'une
flaque dans laquelle, mêlé aux herbes et brindilles,
un mélèze s'est trouvé pris. Plus loin, de
quelqu'une des gorges trouant la montagne jusqu'à l'horizon
poursuivie, au sommet plus puissant qui à des lieues décide
de la vallée, continu mais parfois renflé, moins
sourd à intervalles, ce grondement: un train peut-être,
mais sans doute une cascade ; non pas une chanson, plus même
ce balbutiement que fait à nos pieds une transparence sur
les pierres qu'elle bouge, mais un effort, une tentative jamais
ancienne et toujours reprise, une usure ; la poussée plus
pressante là de l'eau sur le roc, la chute plus brutale
là de l'eau guidée par le roc, la montée
en nous d'une soudaine angoisse qui se découvre mais avec
sa mémoire, comme extérieure, étrangère
à notre personnage qui s'efforce à disparaître,
tend à l'incertitude du ciel puis s'apaise, reposant mille
mètres plus bas, parmi les nuages, son regard affaibli.
Souvent ainsi, que notre éveil soit assez tardif pour qu'entre
les lattes le jour remodèle notre chambre, y suscite d'autres
jours qui sur le parquet, les cuirs, les meubles plus faiblement
lui répondent, après qu'on a rejeté les couvertures
dans l'intention de se lever, de satisfaire à l'impatience
de la lumière qu'on devine, contre le volet, prête
à bondir, souvent une autre attaque nous arrête,
l'esprit lancé en de rapides voyages a buté sur
une résistance, une évidence cachée que ce
serait l'instant de découvrir - mais ces reflets épars
ont une douceur rassurante, nous avons bien le temps, nous allons
redormir. Nu, rivé au drap par une pression telle qu'il
faudrait alors, nous semble-t-il, tant de patience pour en délivrer
chaque part (et le rayon où dansent des poussières
va sauter le pied du lit et l'envelopper au ventre), notre corps
est immobile et c'est ce vers quoi nous tendons, à cette
mort et au spectacle de cette mort, une paresse souveraine. Nous
avons vu. Nous ne saurions dire quoi ni si nous distinguâmes
quelque chose, mais dans l'agitation nouvelle et si vive sous
notre crâne que vient le sentiment d'une vie indépendante
qui s'y fût insinuée, nous tenons la preuve que cela
est, que cela existe de façon d'autant plus certaine que
les traces s'embrouillent, que s'effacent les indices ; comme
surgie du fond des âges, quelle sagesse, cette fatigue ?
Un bien-être ou, mieux, une impossibilité d'être,
la retraite à de longues distances, le refus du vertige,
de ce réel que nous avons surpris et dont nous sentons
qu'il est si en avance, tellement lointain - et là tout
à coup - que mieux valait attendre, ne respirer plus ;
peut-être il n'y aura pas de réveil, nous resterons
étendus et l'habitude du lever sera désapprise,
plus haute la lumière nous viendra au coeur, le griffera
et le froid en larges ondes fera frémir notre peau, dur
à nos limites, se divisera en nappes minces et enveloppantes
qui feront un chant, déborderont pour s'étendre
aux choses, à notre chambre et la fenêtre... Nous
n'aurons aucun regret.
Mais si le passage de brume entre
les parois rose et bleue, large en sa face visible mais qu'on
devine étréci plus bas à l'inclinaison de
ses bords, lisse et bosselé comme un champ de neige, aérien,
l'oeil à ce point s'y enchante qu'insensiblement il se
voile et laisse fleurir en nous un désordre d'images, il
fallait qu'en son cours quelque chose nous attendît, ou
espérât notre venue, ou notre chance. Ou plutôt
survint sans doute dans le regard que nous avons eu (reculant
son atteinte que nous pressentions mais sans la connaître,
accompagnant l'attention de l'oreille dans sa promenade aux sommets)
l'imminence d'une révélation que nous avons enfouie,
d'instinct, sous l'effervescence légère ici des
nuages, comme là d'une fraîcheur. De la retraite
où les faciles plaisirs d'alentour, car nous les refusâmes,
avaient rejeté notre esprit, au premier appel qui sonnât
juste celui-ci s'est élancé ; sur le bord du gouffre
(qui l'attirait) il a brisé sa course non pas folle mais
obsédée - tel le nord obsède l'aiguille -,
au bord du gouffre c'est-à-dire de ce qui, dans le paysage,
existe pour nous de plus réel : ni la pierre ni l'eau qui
nous sont extérieures, mais cette usure de la pierre sous
l'eau pourquoi pas, cet écoulement de l'eau sur la pierre
que nous avons saisi dans toute sa rigueur au bruit de la cascade,
et qui, telle une vibration crée des résonances
et transmet à d'autres supports son propre rythme, a fait
chanter plus haut en nous une voix que nous ne savions plus entendre
; ou mieux que d'un chant il s'est agi d'un cri d'abord, d'un
seul mot peut-être mais le mot-clef, le dernier mot... et
tout est résolu en effet, nous n'avons pu le surprendre
tant il fut brutal, assourdissant à force d'évidence,
mais comme en maint morceau de Ravel l'orchestre n'explose que
pour mieux introduire à des moments de douceur, nous sommes
heureux, calmes, réconciliés pour quelques secondes.
Et certes, cette métamorphose, nous n'avons plus à
la découvrir. Souvent nous ont émus ces rares moments,
nous en savons goûter la récompense. Même,
nous avons parfois essayé de les reproduire ensuite à
notre manière, avec plus ou moins de réussite sans
doute, de bonheur d'expression. Une idée fixe nous y poussait,
idée qu'il s'agissait justement peut-être de remuer
ou d'échouer à le faire ; une idée qui était
notre point de départ et notre mouvement, mais aussi le
but inconnu de nos efforts ; une idée d'avant ou d'après
les idées, sensuelle encore mais décisive, brisant
toute autre des éclats de son rire ; idée reçue,
contenue dans l'expérience mais dont nous ignorons toujours
qui elle est, pourquoi si longtemps elle nous abandonne, comment
elle nous assaillira de nouveau, imprévisible, si évidente
alors que nous n'y verrons pas plus clair, aveuglés par
les jeux de lumière sous lesquels, plus vifs que nous-mêmes,
nous l'aurons dissimulée. Mais parce que cette idée
nous fut d'abord un état, que nous l'avons vécue
et qu'à nous la rappeler, tellement solitaire et dominante,
intacte dans le souvenir, le regret qui nous vient de trop de
vie depuis lors perdue est déjà une invite à
nous reprendre, l'amorce même du bond et de la rupture derrière
quoi il semble qu'elle se tienne tapie, aucun labeur n'est assez
pénible après tout, qui nous permet de l'approcher
encore. L'éclairer sous un autre biais, lui redonner une
chance qui ne doive plus seulement au hasard mais aussi - n'espérons
pas davantage - à la maîtrise moins partielle de
ce qui, en nous, fait du hasard cette chance, voilà certes
des motifs à nous obstiner contre l'évidence ; mais
il devait également, tant est brisante la frontière
où nous voici entre ce que nous disons et ce qu'il ne faut
pas nous dire, y avoir dans la démarche alors entreprise,
dans le mime singulier et multiple aussitôt joué,
assez déjà de ce sentiment proprement idéal
pour que nous perdions le contact avec nos paroles, qu'elles filent
au devant de nous vers ce but que nous ne pourrons plus savoir;
et que, pour ne pas perdre tout à fait connaissance et
par désespoir de cause, nous venions de jeter en marge:
1. La mort comme un point de départ.
2. Le temps, insistance de notre mort.
Voyons donc:
tendue de linges brillants et pâles, on eût dit d'une
litière oblongue, ou d'un berceau de hauts rebords; et
si le contenant commençait par ainsi retenir, mais de façon
assez distraite pour que nous nous permettions (sans trop rougir,
qui serait autre que notre propos) de l'évoquer de manière
incertaine, c'était sans doute qu'il s'imposait moins de
lui-même que par sa façon de le faire aux nuages
y ramassés, entassés, pressés en sorte qu'ils
en épousaient tous les reliefs, ne laissant aucune place
au vide, nulle chance à la lumière. De celle-ci
d'ailleurs il s'agissait moins que de son éventualité,
car, tant l'air était pur il avait disparu, et elle n'existait
que par l'éclat des neiges supérieures, la véhémence
de ton des arbres proches. Le soleil se tenait à l'écart,
haut dans le ciel mais bas sur la chaîne d'en face, et l'aplomb
de celle-ci plongeait dans la ternure sa base, creusant dans l'espace
un volume interdit, une retraite dont l'ombre précise et
bleue de l'arête sur la surface lustrée formulait
l'affirmation. Lumière, elle ne pouvait être qu'à
droite, à gauche, plus lointaine ou proche, ne naître
sur l'immobile coulée qu'au pied du versant où nous
étions, mais alors elle rongeait patiemment la couleur
et le trait, obstinément effaçait l'oeuvre nocturne,
indiquait la revanche et marquerait le triomphe de la clarté,
jusqu'au travail à refaire de la nuit. Et ceci avec trop
d'assurance pour être discutable, trop de lenteur aussi
pour qu'on pût le suivre, mais telle église d'entre
deux qui n'en avait qu'au porche, brusquement et sans crier gare,
comme nous l'avions quittée des yeux pour suivre ailleurs
les progrès du mal, la découvrant à nouveau
nous distinguions que son clocher, noyé tout à l'heure
dans une même grisaille, se découpait sur la toile
de fond tissée maintenant de jour. Ainsi le paysage de
l'avant-scène, ces feuillages et hameaux de la mi-pente
penchés sur la fosse comme par un vertige contenu, peu
à peu naissaient à une vie individuelle, devenaient
qui un chêne roussi par l'automne, qui un arrondi de murs
autour d'une place. Ainsi surtout notre regard, distrait de son
enchantement par l'imperceptible décalage qu'y introduisait
la course du soleil, à l'instant d'y revenir se heurtait
aux limites du val et des nuages, à la lisière où
ceux-ci, éparpillés alors et s'accrochant par lambeaux
à des champs ou des haies qu'ils abandonnaient ensuite,
n'étaient plus cette toile épaisse et fraîche
qu'on avait cru mais simplement du brouillard, un brouillard déjà
vu. De l'eau en somme, vaporeuse et dense, autre et pourtant moins
différente qu'il semblait de celle en attente sous forme
de neige, ou travailleuse et qui le prouvait à son bruit
divers, ou encore de celle vive ou lente, on ne savait, qui au
fond de la vallée perpétuait le fleuve et dont ce
brouillard - du même coup l'en privant tout à fait
- marquait l'aspiration vers la lumière. Vraiment, quatre
ou cinq cents mètres au-dessous de ce qu'on avait dit lumière,
puis obstination de la lumière contre l'ombre, il y avait
l'invisible fleuve qui commandait au paysage, l'expliquait, en
soulignait d'un trait la leçon. Et alors on s'apercevait
que la brume elle-même était fleuve : comme d'une
eau dormante le clapotis de ses rives dénonce la marche,
l'écume de celle-ci se brisait un instant sur un boqueteau
de notre bord, rebondissait et se fermait plus loin, découvrant
les sapins réduits en brins de mousse par la profondeur
; la surface même en était moins une que la tendance
au plan horizontal, mais parcourue de vagues minces ; et là
où des vallées affluentes rejoignaient la principale,
les nuages bouillonnaient d'une effervescence figée, comme
une barre. On eût dit que le fleuve s'était élevé
au-dessus de lui-même, avait projeté ses qualités
hors de leur lit quotidien pour en faire ce merveilleux suspens,
cet envers lumineux et par miracle obtenu où nous reconnaissions
ce qui est de nous le meilleur, la joie. Et tant que l'impossible
resterait acquis, aussi longtemps que se maintiendrait le ciel
de nuages, le fleuve oublierait de couler, de s'user sur les pierres
qu'il use, de poursuivre sa course vers sa propre disparition
: il attendrait.
Ainsi le paysage (que nous échouons à reproduire
car son pittoresque, qui nous retiendrait seul une autre fois,
ne se manifestait plus à nos yeux que par de brefs accidents)
gagnait de nouvelles couleurs à cette entrée en
matière du fleuve, que nul de nos sens n'avait décelé
; les perspectives à nouveau se creusaient, les pentes
s'accusaient, les distances se faisaient redoutables ; une lumière
inconnue, issue de ces régions où la conscience
est instinctive et ignore ses pouvoirs, transformait la vue en
une vision dernière - et celle maintenant presque rose
que semblait distiller la brume n'en devenait que plus précieuse,
enchantée. On réentendait distinctement la cascade,
comme si son insistance résumait les menaces de pierre
et d'eau : avalanches grandioses mais encore chutes constatées
par ruisseaux et chemins, inoffensive chacune mais qui à
force de se répéter, de se poursuivre, d'insister
aussi, finiraient par emplir son lit si le fleuve, négligeant
de creuser lui-même et de déblayer ces débris,
demeurait immobile c'est-à-dire, oui, déjà
comblé. La beauté inouïe de la vallée
sous les nuages était condamnée, inouïe car
condamnée. Et si notre bonheur se reconnaissait à
celui supposé du spectacle au point qu'il touchait à
l'extrême, si intense que douloureux, tellement complet
que nous étions trop faibles pour réfléchir
que le fleuve coulait encore et que nous seuls l'avions oublié,
c'était, à ce niveau toujours où le plaisir
supplée à l'intelligence, que nous étions
enfin replacés hors du temps, que nous vivions l'envers
de notre mort, comme il nous l'était plusieurs fois arrivé.
Les souvenirs de réveils, d'autres encore qui jalonnaient
notre histoire disparue, trouvaient à s'orchestrer en une
musique joyeuse, sauvés de l'oubli par cette même
qualité qui rendait la mort désirable. Nous étions
envahis, brisés, portés par le paysage qui, parce
qu'il proposait de cet état une image et que nous avions
su l'y découvrir, détenait pour nous le même
privilège que ces quelques autres dont chacun, y fût-il
le moins préparé, convient ensuite " qu'il
s'y passe quelque chose ". Mais alors, sachant que ces lieux
sont autant de prétextes, de facilités car la besogne
s'y trouve faite, mais que nous fûmes ravis par un mouvement
de pure liberté ne demandant qu'à rompre le dernier
lien, quelle est donc cette loi ? Quel, le moyen de nous jouer
et avec nous le monde ? Ah, il semble que cette fois-ci nous tenions
le système et enfin, cette inconnue dont nous savions tous
les abords, nous la nommons: la mort. La mort, que notre vie récuse et
rejette à sa fin comme événement d'un autre
ordre, qui pourtant nous occupe depuis le premier jour, qui a
tout le temps, qui ne cessera son travail d'usure que lorsque
nous ne pourrons plus évacuer ses débris - et seulement
alors on dira que nous sommes morts. Et de même qu'un paysage,
plus clairement de montagnes, n'est qu'un moment du compromis
entre la pierre et l'eau, qu'est le temps sinon l'infléchissement
de l'équilibre en nous des forces de vie et de mort, l'inflexible
poussée des secondes ? Elles sont là, qui nous pressent
; nous aurons beau dire, beau faire comme s'il s'agissait d'un
accident lointain, sans rapport avec le présent, nous ne
saurions éviter que persiste l'inlassable travailleuse,
qu'elle ne creuse plus profond son trou. Mais que regroupés
à la recherche de nous-mêmes, loin par delà
nos masques quotidiens, tout à coup nous pressentions cette
évidence et connaissions l'expérience du vide, alors
nous oublions de vieillir, l'ancienne illusion se retourne et
c'est la vie qui se tient immobile - suspendue - fragile et belle
comme les nuages.
Le tour est joué, bien joué, nous allons partir.
La voiture va descendre l'allée forestière, prudente
sur la boue ; disparu au premier tournant, notre point de vue
n'aura plus pour nous de raison d'être. La neige sera rose
et blanche, l'herbe dira le lieu des plus hauts soleils. Nous
baisserons la vitre pour que l'eau chante et l'air nous frappera
au visage, vif d'être brassé. Il y aura des passages
d'ombre puis la lumière - derrière nous les pins.
Le torrent fera son remue-ménage sous le pont de bois.
Une autre courbe et sur les prés et le vide nous retrouverons
la montagne, si proche nous semblera-t-il à ne plus voir
la vallée. Des fleurs, de riches feuillages. Des troupeaux,
et l'accompagnement de leurs cloches. Dessous, le village où
nous avons dormi sera le long de la route comme à une fête.
Nous tournerons, descendrons, tournerons encore : seuls sur la
banquette arrière, de droite et de gauche au hasard du
chemin - car nous roulerons sur le bombement qui cachait la brume,
haute tout à coup. Nous n'en distinguerons que par plaques
la surface pâle, entre chalets et bois, sous les couleurs.
Mais d'où, de quelle harpe nous parviendra la musique ?
Tel un instrument sous les doigts qui le palpent le paysage bougera,
et lorsqu'à l'allegro succédera l'andante nous comprendrons
que les hautes notes des cimes et des prés se sont tues,
et que des brumes s'élèvent les phrases sourdes.
Nous ne verrons pas au passage le clocher de là-bas, silhouette
prise sous les détails. Des gazes glisseront, pièges
à clarté, sur le banc de nuages, et parfois l'arbre
qui les nouait lâchera prise. Mais déjà, trouant
l'une, nous serons plus loin, la marge s'étrécira
d'avec le brouillard aux blocs énormes - séracs
et névés - près de s'abattre, que seule la
distance avait nivelés et dans lesquels, au détour
d'un hameau investi de toutes parts,
brusquement nous plongerons. Alors disparaîtra l'architecture
ancienne, les herbes naguère acides s'encombreront de gris,
les bruits seront feutrés comme on marche sur la mousse
: ce sera le début de tout autre chose. Profonde, la brume
se pressera aux vitres que nous aurons remontées ; il se
fera un tassement de l'espace et les objets se tiendront autour
de nous, ces haies et barrières que nous avions négligées
pour de vastes perspectives ; les contours s'effaceront, quelque
gomme aura brouillé le dernier plan. Ce ne sera pas, pourtant,
l'obscurité qu'on avait cru là-haut, mais dans le
lent évanouissement de la lumière passeront des
régions plus claires, et d'autres presque noires où
mettre un nom. Le soleil n'aura pas sombré d'un coup, quelque
temps encore nous ne pourrons fixer son éblouissement vague
avant qu'il ne s'épure, cercle pâle de plus en plus,
puis ne s'éteigne. Nous soupçonnerons des ombres
- à peine autres que des ombres - pressées à
leurs travaux ou aux prières du matin, et nulle rumeur,
aucune parole ne se laissera plus entendre, couverte en dernier
lieu par notre douleur aux tympans. Nous aurons l'impression d'un
affaiblissement tenace, sûr de ses traîtrises, et
porteur à la longue de quelque délice puisque personne
ne fera signe, n'interrogera sur l'épaisseur du brouillard
ni ses chances à se défaire, comme si on ignorait
ici que plus haut c'est lumière sur les nuages. Non, vraiment
les silhouettes seront laborieuses, docile la bêtise des
visages. Notre arrivée n'éveillera pas d'inquiétude,
nulle attente n'y reprendra espoir ; par oubli ou distraction,
ou par un laisser-aller au plus facile comme au plus habituel
- car chacun, tout de même, et fût-ce par hasard,
y sera bien monté une fois - on ne verra pas d'où
nous venons. Et quand même quelques-uns s'en aviseraient
nous serions d'autant plus fous que peut-être dangereux,
pauvres aux yeux de qui perd sa vie à la gagner, à
force de projets ne sachant plus que le temps presse, que chaque
minute importe, est comptée.
Seuls, nous devrons défendre nos privilèges. Car
enfin, tant ce monde nous fut d'abord difficile à percevoir,
nous aurons douté s'il exista jamais ; et force nous sera
de constater bientôt, à son inertie qu'en vain nous
chercherions à mouvoir (ou émouvoir), que décidément
il existe, et que sa faiblesse est aussi bien puissance : la lumière
que nous avons connue là-haut, il en étoufferait
jusqu'à la moindre lueur. Nous pourrions parler, dire qu'il
importe d'arrêter le temps, c'est pour le passer qu'on nous
tendrait l'oreille et nous perdrions le nôtre. Et si nous
choisissions de nous taire il nous resterait à écouter
sans trêve car chacun des êtres d'ici, n'étant
plus qu'à peine, s'efforcera de paraître tel ou tel,
d'être par tel ou tel - dérisoire assurance qui ne
nous laissera point de répit. Mais violente parce qu'à
nouveau menacée, la nôtre s'affirmera davantage.
Notre plaisir sera là chaque jour plus vif, plus insolent
pour nous priver d'être dupes - notre plaisir qui de tant
d'illusions, de retournements, de vérités contradictoires,
aura dégagé l'évidence ; nous passerons sans
plus nous arrêter, riant de comédies qui échoueront
à nous atteindre car nous serons trop loin, très
loin déjà dans un temps inconnu - à toute
extrémité - où la mort jouera d'ombres et
de lumières, et dira gravement les choses simples. La mer
(fleuve descendu jusqu'au lieu de sa perte) patiemment nous laissera
venir, regarder, nourrira notre faiblesse de ses répétitions
toujours neuves. Nous serons repris par son oscillation légère,
comme elle nous aurons surmonté l'abîme et notre
voix, brisée par tant d'approches et de retraits, sera
enfin l'expression du dernier mystère. Puis nous poursuivrons
au delà de l'attente, le silence même n'aura plus
de paroles, l'espérance plus d'espoir, rien ne bougera
que nous connaîtrons immobile ; le sable n'inscrira pas
notre marche, l'air ne mouillera pas notre visage - et si quelque
chant s'élève encore de la rive, qui restera pour
l'entendre ?
Les Minières, avril 1959.
(photographies: Boisrouvray, Chamonix, 1961)
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