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Monte Cristo, ou la ruée vers l'or
Autant le dire tout de suite: le Monte Cristo dont il est question ici n'est en rien un plagiat ou une suite littéraire. Mais cet "hommage" aux dimensions d'une ville est tellement exceptionnel que nous ne résistons pas à l'envie de le faire figurer sur ce site! Adulation du public, amitié des têtes couronnées, décorations à la pelle et entrée au Panthéon: aucune gloire n'aura été refusée à Alexandre Dumas, à l'exception de l'Académie française. Parmi tous ces hommages, il en est un, complètement méconnu, qui remporte sans doute la palme de l'originalité: le héros le plus célèbre de l'écrivain a donné son nom à une ville. Et quelle ville! Monte-Cristo, la ville des chercheurs d'or située au nord de l'Etat de Washington, ville champignon dans les années 1890, ville fantôme aujourd'hui. Baptisée ainsi en l'honneur d'Alexandre Dumas - qui a également donné son nom à la rue principale de la localité - Monte-Cristo ou plutôt Monte Cristo (les Américains ne mettent pas de trait d'union) a eu une histoire haute en couleur, digne des meilleurs romans d'aventure... Une histoire qui, de plus, présente un parallèle étonnant avec celle d’un autre Monte-Cristo : le château construit par l’écrivain à Port-Marly, près de Paris. Ce dernier a lui aussi été édifié au XIXème siècle, au prix de grands efforts pour surmonter les difficultés du terrain et en y engloutissant une véritable fortune. Quelques années d'opulence ont suivi, mais le rêve a tourné court: la faillite est arrivée, suivie de l'abandon. Aujourd'hui, le château de Monte-Cristo n'est plus qu'un reflet de sa gloire passée, fréquenté par les seuls touristes, tout comme la ville abandonnée dans les montagnes américaines... C'est pendant l'été de 1889 que des prospecteurs se risquent pour la première fois dans une région totalement inaccessible des Cascades, montagnes situées au nord de l'Etat de Washington, non loin de la frontière canadienne, de l'Océan Pacifique et de Seattle. S'aventurant plus loin, sans doute, qu'aucun autre homme blanc avant eux, ils découvrent une vallée à la beauté sauvage, qui montre à l'oeil nu tous les signes de la présence en quantité massive de métaux recherchés: argent, surtout, mais aussi or, cuivre, plomb, fer, etc… Les hommes revendiquent aussitôt les meilleures parcelles de terrain, font expertiser leurs prélèvements et approfondissent leurs explorations: tout concorde, l'endroit se révèle comme recelant une richesse minière exceptionnelle. Problème: quelles que soient les fortunes ainsi enfouies dans le flanc de ces montagnes, elles sont pour le moment inaccessibles. La vallée sans nom ne peut être atteinte que par plusieurs jours de marche et d'escalade: même les bêtes de somme ne peuvent passer! Pour qu'elle devienne exploitable, il faudra investir beaucoup d'argent pour créer des moyens de communication... L'été 1890, les pionniers reviennent sur les lieux et comprennent qu'ils ont besoin d'appuis extérieurs considérables. Philip R. Woodhouse, auteur d'une passionnante histoire de Monte Cristo*, raconte alors la scène suivante: "L'accès à la région était tellement difficile que le capitaliste moyen serait réticent, au mieux, à l'idée de soutenir cette opération. Ce qu'il fallait, c'était donner un nom au camp - un nom qui non seulement enflammerait l'imagination des hommes où qu'ils soient, mais dont la simple mention évoquerait l'idée de richesse. Ainsi la conversation autour des feux de camp revenait inévitablement sur la question du nom à donner à l'endroit. Durant l'une de ces discussions interminables, Fred Wilmans fit la remarque que le titre d'un livre qu'il avait avec lui - Le comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas - faisait venir à l'esprit des images de grandes richesses ainsi qu'un sens du mystère. Tous les hommes présents - une demi-douzaine à peu près - avaient lu le livre et, après en avoir discuté un moment, tout le monde tomba d'accord pour appeler le nouveau camp Monte Cristo en l'honneur de ce maître imaginaire de l'intrigue et de la fortune". Les pionniers contactent des hommes d'affaires ayant fait fortune dans d'autres exploitations minières qui acceptent de les financer, les équipes se renforcent, les choses sérieuses commencent: très vite la nouvelle se répand et la "ruée" déferle sur la vallée de Monte Cristo, enflammée par la presse qui rivalise de commentaires délirants sur la "plus riche région minière du monde". Les hommes affluent, l'argent aussi. Dès 1891, John D. Rockefeller lui-même investit massivement dans les sociétés minières de Monte Cristo. Travaux herculéens En un temps record, des travaux herculéens sont lancés: construction d'une route pour les chevaux et, surtout, d'une ligne de chemin de fer. En 1892, l'édification du Chemin de fer d'Everett et de Monte Cristo (Everett est la ville côtière destinée à recevoir les minerais extraits de la vallée) est engagée. Un tracé est choisi, qui suppose le percement de nombreux tunnels et le passage en corniche dans une gorge empruntée par un paisible torrent. Simultanément, la construction de quelques bâtiments en bois permet aux premiers mineurs de passer l'hiver dans la vallée: ils demeurent coupés du monde plusieurs mois durant, tant l'abondance de la neige empêche tout mouvement. En 1893, les choses prennent tournure. Les trains arrivent jusqu'à Monte Cristo, les premières lignes de "téléphériques", destinées à transporter le minerai extrait des mines situées haut dans les montagnes jusqu'au chemin de fer, dans la vallée, s'installent sur les pentes rocheuses. Et l'année suivante, la production commence pour de bon. La ville - un gros village, en fait - prend alors forme autour d'une rue principale, baptisée Dumas Street. Typique des villes champignons de l'Ouest américain, cette rue, à flanc de montagne, est un tel bourbier que des planches sont jetées sur le sol pour la rendre praticable. On y trouve les principaux édifices de la ville, tous construits avec le bois des arbres de la vallée: les saloons, le Monte Cristo Hotel, le General Store, etc.. La seule rue secondaire notable porte elle aussi un nom dumasien: il s'agit de Mercedes Street, ainsi nommée, bien sûr, en hommage à la fiancée d'Edmond Dantès. Voici la description de la ville faite dans son émouvante autobiographie The coffee chased us up par Elof Norman, jeune Danois âgé alors de 8 ans, arrivé à Monte Cristo en 1902 avec sa mère et sa soeur pour rejoindre son père qui y avait trouvé du travail. "La rue principale, couverte de planches, de Monte, édifiée sur une arête très étroite longue d'environ un pâté de maison, s'appelait Dumas. Cette arête séparait deux torrents. Au nord se trouvait Glacier Creek, et au sud 76 Creek. Les deux se rejoignaient en bas de la ville, pour former la rivière Sauk. La voie principale du chemin de fer traversait la rivière à cet endroit et entrait en ville. Un pont de bois étroit jeté en travers de 76 Creek reliait le dépôt à la ville. La rue de planches et toutes les maisons étaient soutenues par des étais en contrebas. La plupart des maisons et des édifices commerciaux étaient construits sur le côté nord. A l'extrémité de Dumas, l'arête s'élargissait. La rue de terre partant vers la droite de l'arête menait à l'école, au bureau de tests géologiques et à quelques belles maisons appartenant aux propriétaires des mines et aux contremaîtres. La rue vers la gauche menait au concentrateur et à différentes mines plus haut dans la montagne. Outre le magasin de M. Kyes, les autres grands bâtiments étaient le Royal Hotel et restaurant appartenant à Mme Sheedy et Jakey Cohen, un petit homme chauve, bedonnant et à l'air réjoui. Le bar de l'hôtel et les tables de jeu étaient la principale attraction. La plupart des ouvriers célibataires venant en ville logeaient ici, dans les nombreuses chambres des étages. Il y avait toujours de la place pour les mineurs quand ils venaient en ville dépenser leur argent si durement gagné. Et quand ils n'avaient plus un sou, ils mendiaient une bouteille de whisky à Jakey et une nouvelle salopette à Jim Kyes, et ils retournaient dans les mines pour un mois ou deux. Il y avait deux autres saloons dans la ville : Barney's et un autre sans nom, où eut lieu plus tard un combat au couteau et qui fut fermé. Toutes les autres maisons servaient à loger les couples mariés". La vie à Monte Cristo est rude, mais une vraie communauté se crée. Une école accueille quelques dizaines d'enfants, les saloons et leurs pensionnaires féminines occupent les rares heures de loisirs des mineurs. Ces derniers travaillent dans des conditions difficiles et sont hébergés dans des dortoirs sans le moindre confort. Mais les besoins de production sont tels qu'ils peuvent se permettre quelques mouvements revendicatifs. De 1894 à 1897, Monte Cristo connaît son heure de gloire. A cette époque, la ville "est constituée d’environ mille personnes, quatre hôtels, quatre restaurants, six saloons, deux églises (baptiste et presbytérienne), une école, un hôpital avec un docteur, trois barbiers, une épicerie, deux bouchers, un agent immobilier, une boutique de vêtements, un journal et les maisons closes habituelles de villes minières" (Monte Cristo Area, A Complete Outdoor Guide). Toujours plus nombreuses, les mines produisent à plein régime. Enfin, durant l'été… Car les hivers sont tels que leur exploitation ne se poursuit qu'à un rythme très modéré pendant la mauvaise saison. Cette prospérité sera sans lendemain. Dès le début, les promoteurs de Monte Cristo ont négligé deux problèmes. D'une part, les richesses minières de la vallée s'avèrent quelque peu décevantes. A Monte Cristo, les gisements s'appauvrissent quand on s'enfonce, contrairement à ce que les géologues prédisaient. D'autre part, et c'est là le plus grave, les difficultés liées au climat et à l'isolement s'avèrent beaucoup plus redoutables que prévu. On savait certes que les hivers de Monte Cristo étaient terribles, mais tout de même... Dans la pratique, la vallée est enfouie plusieurs mois durant sous quatre mètres de neige. Des avalanches sont susceptibles à chaque instant de tout emporter sur leur passage. En se levant le matin, les mineurs qui hivernent à Monte Cristo constatent parfois qu'il ne reste plus trace des pylônes qui desservaient encore leur mine la veille. Le poids de la neige qui s'accumule est tel que les bâtiments laissés inoccupés pendant l'hiver sont généralement retrouvés plats comme des crêpes au printemps. Seule solution: laisser des hommes chargés de dégager la neige à la pelle au fur et à mesure. Les hivers sont tels, en fait, que l'on en arrive à relier les différentes mines entre elles par des tunnels pour que les mineurs n'aient plus à sortir à l'air libre. Destructions massives Et ce n'est pas tout. Printemps et automne ne valent pas mieux. Les pluies torrentielles qui s'abattent alors provoquent inondations et glissements de terrain. Le phénomène le plus redoutable est celui de très fortes chutes de neige suivies immédiatement de périodes de vents chauds. Résultat: la neige fond instantanément, transformant en un clin d'oeil de paisibles ruisseaux en torrents dévastateurs auxquels rien ne résiste. En certaines occasions, on retrouvera des rails de chemins de fer enroulés autour de troncs d'arbres! La voie ferrée est la première victime de ces intempéries. Ses tunnels s'effondrent les uns après les autres. La gorge qu'elle emprunte se transforme chaque hiver en piège redoutable. Bref, la liaison ferroviaire est constamment interrompue et des portions entières de la voie sont à reconstruire chaque année. Au point qu'après des destructions massives de voies, en novembre 1897, la compagnie crée la stupeur en annonçant qu'elle ne remettra pas la ligne en service. Les mines ferment, la ville se vide. Une période confuse s'ouvre alors. D'obscures tractations financières voient Rockefeller racheter une bonne partie des mines avant de tout revendre. Le chemin de fer rouvre en 1900 et les mines sont rachetées par les Guggenheim. Le train permet alors, pour la première fois, l'arrivée de touristes à Monte Cristo. De même que les Parisiens prenaient le train de Saint-Germain-en-Laye pour aller admirer les grilles du château d'Alexandre Dumas, les habitants des petites villes de la côte Pacifique viennent passer une journée dans le cadre exceptionnel de cette vallée aussi réputée pour la sauvagerie de ses paysages que pour la richesse de son sous-sol.
Ville champignon, ville fantôme De ville champignon, Monte Cristo devient une ville fantôme. La ruée vers les richesses illimitées dignes de celles d'Edmond Dantès aura coûté cher en efforts inutiles, en rêves évanouis... et aussi en capitaux. L'entretien du Château de Monte-Cristo a toujours englouti plus d'argent que Dumas ne réussissait à en gagner: la vallée de Monte Cristo a vu s'évaporer les fonds des nombreux groupes financiers qui s'y sont intéressés. Selon Philip Woodhouse, on peut estimer le coût de la voie ferrée à 2 millions de dollars (de l'époque!), à quoi s'ajoutent 400.000 dollars investis pour les quatre premières mines, plus tout ce qui a été dépensé pour l'équipement de la vallée, les installations de transport et de traitement des minerais et la construction de la ville elle-même. Et tout cela pour une production dont l'auteur estime qu'elle n'a pas dépassé 1 million de dollars en tout... La fermeture des mines et de la liaison ferroviaire ne
marque toutefois pas la fin complète de l'aventure. En
1941, après dépose des derniers rails encore en place,
une route de graviers remplace la voie ferrée. Dès lors,
Monte Cristo se transforme l'été en centre d'excursions
et d'escalade apprécié des vacanciers aventureux,
attirés par l'extraordinaire beauté des paysages.
L'hiver, la vallée redevient aussi déserte qu'avant la
ruée vers l'or... Et les malheurs de la vallée ne s'arrêtent pas là. En 1980, des inondations plus graves encore que d'habitude emportent complètement la route, qui, depuis, n'a jamais été reconstruite. Monte Cristo ne peut plus être atteinte qu'à pied ou, à la rigueur, en VTT. La vallée a quasiment retrouvé sa sauvagerie d'il y a 120 ans. Monte Cristo est aujourd'hui une de ces villes fantômes qui font vivre la légende de l'Ouest américain et de la ruée vers l'or. Elle perpétue aussi l'hommage rendu par les prospecteurs du XIXème siècle au plus grand roman d'aventures de tous les temps. Ces pionniers ignoraient sans doute tout de la vie d'Alexandre Dumas et de l'histoire mouvementée de son château. Mais la renommée instantanée, la brève prospérité et le déclin rapide de leur entreprise l'ont montré: en donnant le nom de Monte Cristo à l'Eldorado dont ils rêvaient, ils sont tombés juste... même si ce n'est pas du tout comme ils le croyaient. Patrick de Jacquelot
* Monte Cristo, Philip R.
Woodhouse, Editions The Mountaineers, Seattle, 1979
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