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On ne vit que trois fois

par Ivan Visioli

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Chapitre II
On ne vit que trois fois


Il était minuit à peu près ; la lune, échancrée par sa décroissance et ensanglantée par les dernières traces de l'orage, se levait derrière la petite ville d'Armentières, qui découpait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles à une rivière d'étain fondu ; tandis que sur l'autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit. Cà et là dans la plaine, à droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure sinistre.

De temps en temps un large éclair couvrait l'horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l'eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne glissait dans l'atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la nature, le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus d'énergie.

A gauche s'élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immobiles, où une chouette faisait entendre son cri aigu, périodique et monotone. De ses ruines sortirent tranquillement deux hommes qui s’arrêtèrent un instant pour allumer leurs longues pipes, puis se dirigèrent paresseusement vers la rivière. Sous les manteaux qui les couvraient, l’un portait l'uniforme des gardes du cardinal, l'autre une bizarre robe de marin qui l’aurait révélé à un œil exercé comme étant l’un de ces redoutables corsaires de l'île de Saint Christophe qui, dirigés par Pierre Belain Esnambuc, occuperaient quelques années plus tard l'île de la Tortue.

"C’est une vraie chance, cher Rosnay, que vous connaissiez cette cachette dans le vieux moulin", dit le corsaire, "c’était vraiment providentiel. Avec cet ouragan qui nous a surpris, je pourrais presque croire être de retour dans mes Antilles."

"Ouais, heureusement il semble que le temps est maintenant calmé, ce qui va nous permettre de fumer dehors."

Les deux hommes, parvenus au bord de la rivière, s’arrêtèrent. Le garde du cardinal se tourna vers le corsaire et lui demanda, mi sérieux mi rieur :

"C’est vous qui avez apaisé l'ouragan ? On dit que vous autres magiciens pouvez commander aux éléments, n’est-ce pas ?"

"Ah, ah ! Mais que dites-vous, cher Rosnay, je ne suis pas un magicien."

"Pourtant, je vous ai vu de mes propres yeux accomplir des merveilles devant le cardinal, vous avez réussi à maîtriser l'esprit d'un serviteur..."

"Il n'y a rien de magique dans ce que vous avez vu, il s’agit d’un phénomène naturel, une technique que j'appris d'un brahmane de Malabar, un sujet du Grand Mogol. Un jour, j'ai vu ce vieil Indien, que des pirates avaient capturé sur un navire pillé, mis en vente sur le marché des esclaves et je lui redonnai la liberté. Le vieil homme, pour me remercier, m'a appris la méthode connue par les sages de chez lui pour mettre l'esprit dans un état de somnambulisme. Je l'ai essayée une fois sur un ami à qui il fallait extraire une balle qui l'avait frappé dans une bataille et qui souffrait terriblement. Je le mis dans un état d'inconscience totale, de sorte que, lors de l'extraction, il ne se plaignit pas, ni ne donna aucun signe de douleur, et quand il se réveilla de son état, il ne se souvenait de rien. "

"Incroyable ! Vous pouvez donc amener quelqu'un à faire tout ce que vous lui ordonnez ?"

"Oui, celui qui est magnétisé peut être amené à dire ou à faire ce qu’on lui suggère et, même après son réveil, il se souviendra ou oubliera ce qui est arrivé selon ce qui lui aura été commandé. Pour dire la vérité, cependant, je n’aime pas me servir de ce pouvoir, sauf quand c’est vraiment nécessaire."

"Ah, comme je voudrais apprendre votre art, j’en aurais besoin ...", dit Rosnay avec un soupir.

"Vraiment ? Et pour quoi faire ?"

"Pour me faire aimer."

"Vous aimez donc ?"

"Oui, j’aime une jeune femme belle et mystérieuse. Personne ne connaît son vrai nom, je doute que même le cardinal, pour qui elle travaille, le connaisse; mais tout le monde l’appelle simplement Milady".

"Milady ?"

"Oui, Milady, comtesse de Winter."

"C’est donc une dame anglaise ?"

"Non, elle est française, mais elle est veuve d'un comte anglais."

A ce moment, deux valets entraînaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un bras ; le bourreau marchait par-derrière, et lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le bourreau.

Planchet et Bazin venaient les derniers.

Les deux valets conduisaient Milady vers la rivière. Sa bouche était muette mais ses yeux parlaient avec une inexprimable éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux qu'elle regardait.
 
Comme elle se trouvait quelques pas en avant, elle dit aux valets :

"Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite ; mais si vous me livrez à vos maîtres, j'ai près d’ici des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort."
 
Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.

Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s'approcha vivement, lord de Winter en fit autant.

"Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont plus sûrs."
 
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton. Arrivés au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de Milady et lui lia les pieds et les mains.

Alors elle rompit le silence pour s'écrier :

"Vous êtes des lâches, vous êtes de misérables assassins, je suis une femme victime de vos peurs et de vos calomnies, vous vous mettez à dix pour égorger une femme ; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengée."
 
"Vous n'êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n'appartenez pas à l'espèce humaine, vous êtes un démon échappé de l'enfer et que nous allons y faire rentrer."
 
"Ah ! messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites attention, celui qui touchera un cheveu de ma tête sera à son tour un assassin."

"Le bourreau peut tuer sans être pour cela un assassin, madame, dit l'homme au manteau rouge en frappant sur sa large épée; c'est le dernier juge, voilà tout : Nachrichter, comme disent nos voisins les Allemands.

"Mais si je suis coupable, si j'ai commis les crimes dont vous m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal; vous n'êtes pas des juges, vous, pour me condamner."

"Dans un tribunal français, le cardinal vous sauverait, n’est-ce pas ?" dit lord de Winter.Je vous avais proposé Tyburn, pourquoi n'avez-vous pas voulu ?"
 
"Parce que je suis française et je travaille au service de la France: un tribunal anglais m’aurait sûrement condamnée à mort et je ne veux pas mourir ! s'écria Milady en se débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir !"

"La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte," dit d'Artagnan.

"Je vous en prie, je ne veux pas mourir ! Vous ne savez pas ce que signifie être marquée à quatorze ans parce que tout le monde me détestait et me craignait. J'entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse," dit Milady.
 
"Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes sortie pour perdre mon frère. Vous avez méprisé la vie consacrée pour vous livrer au vice, dépravée, sacrilège!"

A ces mots du bourreau, Aramis frissonna et fit le geste de mettre la main à son épée; mais, à un regard d’Athos, il retira sa main.

Milady poussa un cri d'effroi, et tomba à genoux.

Sa pensée allait à son fils et, un instant, elle envisagea de demander grâce au nom de cet innocent. Peut-être, se dit-elle, la pensée de cet enfant pourrait-elle apitoyer ces bourreaux; mais elle savait trop bien que lord de Winter, qui ne rêvait que de se débarrasser d'elle pour mettre la main sur l'héritage de son frère, ne serait pas touché et priverait son fils de ce qui lui appartenait.

Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l'emporter vers le bateau.

"Oh ! Mon Dieu ! s'écria-t-elle, mon Dieu ! Allez-vous donc me noyer ? Vous ne pouvez pas me tuer ainsi, comme un animal, sans un prêtre, même les criminels sont autorisés à se confesser avant de mourir !"

"Eh bien, il y a Aramis si vous voulez, il est presque prêtre, je pense...", murmura d'Artagnan.

"Ce n’est pas un vrai prêtre ! Ce n’est pas la même chose, j’ai le droit de me confesser !"

"Assez !" dit Athos, "ne perdons pas plus de temps. Nous allons prier pour vous ; mais je crois que vous êtes incapable de la repentance qui pourrait sauver votre âme".

"Assassins ! Bouchers !" s’écria Milady furieuse, "lâches ! Donnez-moi au moins une chance de me défendre, je veux me battre pour ma vie ! Il n'y a personne qui a le courage de croiser la lame avec moi? Où est votre courage maintenant, mousquetaires ? Où est votre chevalerie ?"

Et, comme on la liait, Milady poussa deux ou trois cris sauvages qui firent un effet sombre et étrange en s'envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois, où ils vinrent aux oreilles des deux hommes sur l'autre côté de la rivière. Derrière le talus, cachés par les buissons qui y poussaient, ils pouvaient voir clairement la scène qui se déroulait de l'autre côté de la rivière, éclairée par la lune rougeâtre.

"Mon Dieu!" s’exclama Rosnay, "c’est elle !"

"Elle qui?” demanda le corsaire.
 
"C’est Milady, j’en suis sûr! Mon Dieu, l'homme au manteau, un bourreau ! Ils veulent la tuer !"

Rosnay était sur le point de se jeter comme un fou hors de sa cachette, mais l'autre le retint.

"Arrêtez-vous ! Sinon, nous sommes tous perdus : nous et elle. Pensez un instant, que diable ! Comment allez-vous traverser la rivière ? Le bateau est de l'autre côté, sans oublier qu'il y a là dix hommes et que nous ne sommes que deux ..."

"Mais nous ne pouvons pas rester ici et regarder sans rien faire ! Ils vont la tuer !", dit Rosnay dans le désespoir le plus profond.

Le corsaire prit l’arquebuse pensivement.

"Écoutez, Rosnay, ici nous sommes à couvert. Lorsque le bourreau lèvera son épée, je lui ouvrirai un troisième œil sur le front avec un coup de mon arquebuse. Vous, Rosnay, cherchez à abattre un de ces quatre mousquetaires ou l’anglais. Ils ne s’attendent pas à une attaque, ils ne savent pas combien nous sommes et ils fuiront probablement pour chercher des armes. Si nous rechargeons vite les nôtres, nous pourrons peut-être en abattre deux autres avant qu’ils se mettent à couvert. Si votre bien-aimée est intelligente, elle devrait réussir à se sauver."

"D'accord, mais je vous en supplie, mon ami, visez bien. Je ne voudrais pas vivre plus longtemps s'ils la tuaient en face de moi..." dit Rosnay, pâlissant sous l’effet d’une terrible angoisse.

Les cris de Milady avaient quelque chose de si déchirant que d'Artagnan, qui d'abord était le plus acharné à la poursuivre, se laissa aller sur une souche et pencha la tête, se bouchant les oreilles avec les paumes de ses mains ; et cependant, malgré cela, il l'entendait encore menacer et crier.

D'Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœur lui manqua.

"Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir à ce que cette femme meure ainsi !"

Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s'était reprise à une lueur d'espérance.

"D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que je t'ai aimé."

Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.

Mais Athos se leva, tira son épée, se mit sur son chemin.

"Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble."

D'Artagnan tomba à genoux et pria.

"Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir."
 
"Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement être juste en accomplissant ma fonction sur cette femme."

"C'est bien."

Athos fit un pas vers Milady.

"Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m'avez fait ; je vous pardonne mon avenir brisé, mon bonheur perdu, mon amour souillé et mon salut à jamais compromis par le désespoir où vous m'avez jeté. Mourez en paix."

"Le mal que je vous ai fait ? Est-ce moi qui ai mis un nœud coulant autour de votre cou après avoir juré de vous aimer et de vous respecter ? Votre amour souillé ? Mais quel amour peut avoir celui qui tente de tuer sa femme lorsqu’il la voit sans défense et évanouie ? L'avenir, le bonheur ? Je vous aimais, nous aurions pu être heureux si seulement... si seulement vous m’aviez laissé vous expliquer, si seulement vous aviez essayé de comprendre..." dit Milady, serrant les dents et frissonnant de colère.

Lord de Winter s'avança à son tour.

"Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frère, l'assassinat de Sa Grâce lord Buckingham ; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix."
 
Milady resta silencieuse.

"Et moi, dit d'Artagnan, pardonnez-moi, madame, d'avoir, par une fourberie indigne d'un gentilhomme, provoqué votre colère."

"Quel hypocrite ! Il s’excuse, quand il est trop lâche pour me défendre...", pensa Milady en elle-même sans rien dire.

D’Artagnan continua : "et, en échange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix."

"I am lost ! murmura en anglais Milady, I must die."
 
Alors elle se releva d'elle-même, jeta autour d'elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d'un œil de flamme.

Elle regarda un par un ses accusateurs, qui détournèrent le regard. Un instant elle espéra voir quelqu'un, Rochefort, accourant à son secours, mais rien ne vint. Elle écouta et n'entendit rien.
 
Il lui semblait, à ce moment suprême, qu’elle n'avait autour d'elle que des ennemis.

"Où vais-je mourir ?" dit-elle.
 
"Sur l'autre rive", répondit le bourreau.
 
Alors il la fit entrer dans la barque et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d'argent.

"Tenez, dit-il, voici le prix de l'exécution ; que l'on voie bien que nous agissons en juges."
 
"C'est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, à son tour, cette femme sache que je n'accomplis pas mon métier, mais mon devoir."

Et il jeta l'argent dans la rivière.
 
"Elle n’a pas dit un mot de son enfant..." dit Athos.

"Bah, je n’élèverai pas la couvée de ce serpent…" dit lord de Winter en riant.

"Mais, après tout, c’est votre neveu...", dit Athos.

"Qui m’assure qu'il est vraiment le fils de mon frère ? Qu'il crève dans le ruisseau..."

De l’autre rivage, le corsaire qui observait la scène murmura : "cher Rosnay, votre belle peut jouer aux cartes quand elle veut ! Elle a de la chance: ils viennent ici et il nous sera plus facile de la sauver".

"Dieu merci !" murmura Rosnay.

"Une fois sauvée votre princesse, il nous faudra fuir vite : nous serons trois avec deux chevaux; avec le bateau sur ce côté de la rivière, ils devront chercher un autre gué ; mais je crois qu’en une demi-heure, nous les aurons aux trousses.  Ce sont des mousquetaires, ce ne sera pas une plaisanterie…"

Le bateau s'éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la victime et l'exécuteur ; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils étaient tombés à genoux.

Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d'un nuage pâle qui surplombait l'eau en ce moment.

"Alors, Milady, vous ne voulez pas essayer de me séduire dans ces dernières minutes ?" demanda moqueusement le bourreau.

Milady restait silencieuse, recroquevillée sur le fond du bateau, jetant un regard désespéré à l’eau argentée par la lune. Même en ce moment extrême, cette femme exceptionnelle ne voulait pas s’avouer vaincue : elle pensait que si elle pouvait défaire les nœuds que lui liaient les pieds, une fois sur l'autre côté de la rivière elle pourrait fuir. Elle était jeune et agile, et cet homme gros et alourdi ne pouvait pas la suivre...

Il s’agissait seulement de gagner un peu de temps ...

"Même si je pouvais vous séduire", dit Milady d'une voix résignée, "après, vous ne me laisseriez pas en vie pour vous dénoncer. N’est-ce pas ?"

"Ah, ah ! Vous êtes vraiment aussi intelligente que belle... ", dit en riant le bourreau.

"Je vous demande cependant une dernière faveur," reprit Milady, "je veux savoir comment votre frère est vraiment mort, et comme vous êtes vivant : Georges m’avait dit qu’il vous avait tué."

"Curieuse jusqu’à la fin ? Ou voulez-vous seulement mourir un peu plus vieille ? Bah, je peux vous satisfaire, de toute façon vous ne le raconterez à personne."

Le bourreau ralentit les coups d'aviron pour arrêter le bateau et il se remit à parler :

"Je viens d'une famille pauvre, mon père, dont j’ai hérité le métier de bourreau, était déjà mort quand mon frère est devenu prêtre, me laissant seul pour soigner notre mère; comme tout le monde à Béthune, il avait horreur de moi et de mon travail. J’ai été le premier à lui suggérer l'idée de prendre les vases précieux du trésor du monastère : ils pourraient nous procurer une bonne vie ailleurs, là où je ne serais pas fui par tous avec dégoût. Mais mon frère avait toujours refusé de les voler, il avait refusé de le faire pour notre mère malade, pour son malheureux frère, pour le sang de son sang. Ensuite, il vous a rencontrée et pour vous mon vertueux frère les a volés.

Quoi qu'il en soit, il m’avait aussi promis une partie de l'argent si je l'aidais à se cacher avec vous, mais, encore à cause de vous, il m’a trahi et vous avez fui ensemble sans me donner ce qui m’avait été promis. Quand je découvris où vous vous étiez réfugiés, j’ai vendu les informations à des chasseurs de primes, de sorte que mon frère a été capturé, emmené en prison à Lille et condamné à dix ans."

"Georges, dans son cachot, demanda à me voir et me dit que les biens volés étaient encore cachés dans les environs. Il me promit une récompense si je l’aidais à s’enfuir. Je n'eus aucune difficulté à le croire : les bijoux et les vases sacrés n’avaient en fait jamais été trouvés et je raisonnais que si vous deux aviez été en mesure de les prendre avec vous, vous ne vous seriez certainement pas cachés dans un misérable presbytère français. Grâce à ma connaissance des geôliers, j'ai organisé son évasion ; mais, une fois dehors, il m'a poignardé et m'a laissé pour mort. Mon frère avait essayé de me tuer ! Vous l'aviez poussé sur la route de Judas et de Caïn !"

"Bien que personne n’ait jamais pu prouver ma complicité dans l’évasion, je perdis mon emploi, je me retrouvais dans la misère et notre mère en mourut de désespoir. Alors, désirant me venger, je me mis sur sa piste. Il était retourné à Vitray, où vous étiez devenue la comtesse de La Fère. Quand il m'a vu, fou de terreur parce qu’il me croyait un fantôme ou, peut-être, accablé par le remords, il se tua. Je pris son corps et le ramenais à Lille, j’encaissai la prime et récupérai mon emploi de bourreau."

Son récit terminé, le bourreau se remit à ramer. Milady était parvenue à détacher la corde qui liait ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit la fuite.

Rosnay tressaillit, la femme venait vers eux, quelques pas de plus et il pourrait la prendre dans ses bras, la rassurer, la protéger.

"Pas encore...", dit le corsaire.

Le sol était humide et, en arrivant au haut du talus, Milady glissa et tomba sur ses genoux.

Elle ressentit une douleur à la cheville et une idée superstitieuse lui traversa l'esprit ; elle pensa que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l'attitude où elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes.

Alors, de l'autre rive, les hommes à genoux virent seulement le bourreau, car Milady était cachée par le talus, lever lentement ses deux bras, un rayon de la lune se refléta sur la lame de sa large épée, et les hommes baissèrent les yeux en marmonnant une prière.

Le corsaire soulevait son arquebuse mais Rosnay, ne résistant pas davantage, avait déjà tiré son épée et s’était précipité vers le bourreau. Ce fut l’affaire d’un instant : les deux bras du bourreau retombèrent, on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquée s'affaissa sous le coup.
 
Milady avait attendu le coup fatal sans bouger, les yeux fermés avec sur les lèvres une prière qu’elle avait apprise de sa mère lorsqu’elle était enfant. Mais en entendant le sifflement de la lame, elle ne put s’empêcher de crier.

"Un cri..." : ce fut la pensée qui traversa l'esprit effrayé de Milady. "Mais… comment puis-je avoir crié ? Je suis morte... et pourtant... je respire... je suis toujours en vie !"

La femme ouvrit les yeux et vit le corps d'un homme décapité portant l'uniforme des gardes du cardinal aux pieds du bourreau immobile, tandis qu'un autre homme, habillé comme un marin, lui pressait un sabre de forme étrange contre la gorge.

"Un cauchemar. Ca doit être juste un terrible cauchemar", pensa Milady en regardant avec incrédulité la vue effrayante que s’offrait à ses yeux.

Le bourreau, terrifié, laissait tomber son épée.

"Grâce, grâce," plaida-t-il d’une voix basse, "pour l'amour de Dieu, que voulez-vous de moi ?"

Le corsaire, après avoir forcé le bourreau à avancer pour s’assurer de n’être pas vu par les hommes de l'autre côté de la rivière, lui dit à l’oreille, presque dans un murmure : "maudit meurtrier ! Regardez-moi dans le blanc des yeux ! Avez-vous entendu ? Dans le blanc des yeux !"

Terrifié, le bourreau obéit. Le corsaire, tout en tenant son sabre contre la gorge de l’homme au manteau rouge, fit avec sa main libre certains gestes rapides devant le visage du bourreau.

Celui-ci se sentait paralysé par une force invincible, sa poitrine semblait remplie d'une sorte d’étonnante chaleur qui montait au cerveau, comme une spirale de vapeurs denses. Il se sentit saisi par un engourdissement irrésistible. Le bourreau fit un effort surhumain pour appeler à l'aide et alerter ses compagnons, à genoux sur la rive opposée, mais le corsaire étendit sa main sur sa tête et aucun son ne sortit de sa bouche. Le bourreau de Lille était désormais vidé de toute sa force et privé de toute sa volonté.

"Parle ! Qui vous a ordonné la mort de cette femme ?" dit le corsaire.

Le bourreau commença à parler d'une voix sourde et impersonnelle :

"Hier soir, un homme noble qui porte le costume des mousquetaires français est venu me chercher, il avait un ordre signé par Richelieu. Je le suivis, quatre autres seigneurs m'attendaient, l'un était étranger, anglais je crois. Ils m'ont offert de l'argent pour décapiter une meurtrière qui avait empoisonné, disait-on, son second mari et une jeune femme, tenté d'assassiner son beau-frère et fait poignarder le favori du roi d’Angleterre. Nous avons roulé pendant cinq ou six lieues jusqu’à une petite cabane, où ils me montrèrent celui que je devais tuer."

"Et vous avez obéi? A des étrangers sans l'ordonnance d'un juge ?"

"Je me réservais toujours de résister si l'office qu'on réclamait de moi me paraissait injuste, mais quand je la vis, je reconnus en elle la personne qui avait séduit et perdu mon frère, qui était son premier amant. Sans doute, ces hommes voulaient-ils la faire mourir par vengeance ; mais je voulais me venger d’elle moi aussi. Alors je l’ai amenée ici pour la décapiter."

"Misérable !" dit le corsaire, "et que vous ont-ils ordonné de faire avec le corps ?"

"Je pensais le faire disparaître dans la Lys. Personne ne le trouvera, et on ne pourra jamais m’accuser de quoi que ce soit".

"Maintenant, écoutez-moi : prenez le corps de cet homme que vous avez tué et jetez le dans la rivière à la place de la femme que vous vouliez assassiner; vous oublierez tout ce que vous avez vu et vous vous rappellerez seulement d’avoir décapité la femme. Le remords vous tourmentera, toutes les nuits vous verrez son fantôme, et vous vous rappellerez que vous êtes un meurtrier !"

Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l'étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la tête, le noua par les quatre coins, le rechargea sur son épaule et remonta dans le bateau.

Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque, et suspendant son fardeau au dessus de la rivière :

"Laissez passer la justice de Dieu !" cria-t-il à haute voix.
 
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se referma sur lui.

 


 

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