Shakespeare,
Dumas et Cie
par Gennady Ulman
L'Abbaye de Westminster est un monument de Londres, au coeur
duquel sont les tombes de Shakespeare, Dickens et autres célébrités.
(Extrait de manuel scolaire)
C'était très désagréable d'être
couché sur de la paille si dure. Mais ce n'était
pas la première fois que Nick Mantel se trouvait dans
ce genre de situation. Le sol en terre glaise procurait une certaine
fraîcheur dans cette atmosphère ruisselant de vapeurs.
Les geckos dorés, qui s'agitaient sur les murs de la cabane,
ne semblaient pas réaliser à quel point il était
difficile de respirer.
Les Tropiques de Bornéo, pensa Nick, essayant en vain de s'endormir. Tu parles d'un endroit exotique! Il tendit la main et attrapa son paquet de cigarettes, faisant fuir de petites araignées au passage. Plus que trois, enregistra automatiquement son cerveau. Bon, pas si grave que ça, après tout. Depuis trois mois, les aborigènes de cette tribu inconnue partageaient avec lui leur nourriture frugale et leur eau. Lui refuseraient-ils du tabac? Il se souvenait des pipes en argile faites à la main. A en juger par la fumée, le tabac venait probablement tout droit des Enfers. Mais cela serait toujours mieux que rien. Nick, un fumeur passionné, ne pouvait pas s'imaginer sans tabac. Ni sans livres, d'ailleurs. Mais il n'y avait pas de livre, ici. Avec sa fertile imagination et une pointe d'ironie, il évoqua une foule d'autochtones rassemblée devant une hutte-bibliothèque. Il eut un petit sourire amer.
En fait, ces indigènes avaient bien un alphabet, pourtant. Un mélange de dessins et de signes, «fifty-fifty», comme diraient les Américains.
Mieux encore, ils avaient même quelque chose ressemblant à des manuscrits: quelques lianes épaisses enserrant le tronc d'un vieux gingko étaient utilisées pour y graver dessins et signes. Ce que c'était, Nick ne le savait pas encore. La langue de la tribu était assez primitive, environ deux cents noms et , approximativement, autant de verbes, décrivant pour l'essentiel la pêche, la chasse et, peut-être, les émotions, qui n'étaient pas trop répandues, par ici.
Il avait déjà vu quelque chose de similaire au Mexique, parmi les descendants de tribus mayas. Ils avaient des ceintures en tissu avec des douzaines de noeuds et des signes. Commente les appelait-on, déjà? Ah oui, des wampums!
La nuit n'apporta pas de soulagement après la chaleur écrasante
du jour. La seule différence, c'est que le soleil ne flamboyait
plus.
Le sort l'avait jeté ici comme une feuille morte. En fait, il n'avait à peu près personne à qui tenir: pas d'épouse, pas d'amour, pas de famille, juste un ou deux amis pas vraiment proches. Non, quand il avait des livres avec lui, la vie était tolérable. Mais ici, pas de livres...
Décidément, dormir était impossible, et
il n'avait plus de cigarettes, ce qui était difficile à supporter.
Nick rampa maladroitement sur la peau de bête qui couvrait
l'entrée du kert - le nom indigène donné aux
huttes. Il se rendit au kert central où, devant
un feu, les vieux étaient assis, impassibles, comme sculptés
dans le bois, en train de fumer leurs pipes.
La marche était facile. Le sol était ferme et
derrière lui, des brindilles ou des feuilles chuchotaient
leurs récits éternels, tandis qu'un crapaud croassait
fortement.
Il s'arrêta à la vue du feu. Les vieux chefs l'aperçurent
et s'animèrent quelque peu. Nick, à l'aide
des mots qu'il connaissait déjà, accompagnés
bien sûr de force gestes, leur fit part de son désir
de fumer. Il devait être plutôt amusant à regarder - tout
mince, les cheveux roux, vêtu d'un petit paréo,
en train de gonfler ses joues et de souffler une fumée
imaginaire.
Le vieil homme dit: le tabac, ce n'est pas la nourriture. Le tabac, c'est du pur plaisir. On peut vivre sans plaisir. Si je te donne deux feuilles de tabac, j'aurai deux feuilles en moins. Donne moi quelque chose en échange.
Et Nick le malin, Nick le futé, celui que ses amis appelaient «Nick l'encyclopédie», haussa les épaules avec impuissance. Que pouvait-il donner? Il n'avait jamais rien possédé, si ce n'est des livres.
Le vieil homme sourit et dit: raconte-nous quelque chose. Mais que pouvait-il raconter?
Et tout à coup, il se sentit tout excité par une idée qui venait de lui venir. Il arracha une pipe des mains tatouées de quelqu'un et, hésitant et cherchant ses mots, il commença:
Dans un village comme le vôtre, nommé Vérone,
vivaient deux familles - les Montaigu et les Capulet.
Les épées, il les remplaça par des couteaux.
Le frère Lorenzo devient un sage de village. Mais l'intrigue
ne subit pas trop de changements. Et l'immortel récit
de Shakespeare passa tout naturellement dans les étendues
sauvages de la jungle de Calimantan, montrant ainsi que le Barde
ne se fait pas comprendre des seuls gens éduqués.
Quand Nick eut fini, les vieux autour de lui étaient tout excités. As-tu inventé tout cela tout seul?, lui demandaient-ils sans cesse. Nick fit Non de la tête, une nouvelle fois et leur dit: quelqu'un appelé Shakespeare.
Le jour suivant, on ne laissa pas Nick sortir de son petit kert. On lui apporta les mets les plus savoureux: du poisson grillé, quelque chose ressemblant à des patates douces, et même du kassawa, un whisky local fait à partir des palmiers. Il reçut également des monceaux de feuilles de tabac et des douzaines de pipes. L'un des chefs lui offrit sa propre pipe et y grava même un dessin. En échange, ils ne demandaient qu'une chose: écouter. On l'appelait constamment Shakespeare et Nick finit par se fatiguer d'essayer d'expliquer que Shakespeare, ce n'était pas lui.
Il leur parla du chef d'une grande tribu d'hommes blancs, appelé Napoléon,
d'un grand kert où les gens désobéissants étaient
emprisonnés et que l'on appelait le Château d'If.
Il leur parla de quatre braves guerriers qui avaient décidé d'aider
la femme d'un grand chef et qui s'appelaient Athos, Porthos,
Aramis et d'Artagnan.
Les yeux des garçons brillaient, et les filles nues se
paraient des noms de Constance ou d'Anne, mais le nom le plus
apprécié était celui qui sonnait comme un
souffle de vent - Haydée. Chaque matin, les garçons
jouaient à Athos et ses amis et rivalisaient farouchement
pour l'honneur de devenir d'Artagnan.
Nick inventait des détails qui auraient embarrassé Dickens
et Dumas, et entreprit d'apprendre sa langue aux aborigènes.
L'un d'eux, un génie local, inventa la fabrication de
papier, en plongeant de l'écorce dans de l'eau bouillante,
et en faisant ensuite sécher la substance ainsi obtenue.
Le papier était d'une couleur plutôt marron, mais
cela n'avait vraiment pas d'importance. On donna à Nick
la meilleure plume du monde, longue et pourvue d'une pointe aigue.
Quant à l'encre, il l'inventa lui-même, en se servant
en partie de la recette de l'inoubliable abbé Faria. Les
premières feuilles furent coupées aussi fines que
possible avec des couteaux fournis par les membres d'une autre
tribu qui s'en étaient procurés deux auprès
de commerçants blancs de passage. Le même type génial,
en faisant des essais avec différentes plantes, trouva
le moyen de fabriquer du papier plus épais, qui fut utilisé pour
les couvertures. Et les chasseurs fournirent à Nick la
meilleure colle du monde, obtenue en faisant bouillir les pattes
d'un oiseau exotique.
La moitié de la journée, Nick écrivait fiévreusement ce qui avait déjà été écrit longtemps auparavant. Il n'y avait pas de sa part la moindre intention de se livrer à un plagiat: à la fin de «ses» livres, il plaçait fidèlement le nom de Dumas, London, Byron... Il ne faisait pas attention au fait que les indigènes l'appelaient chaque jour d'un nom différent. Sa vie était entièrement consacrée à l'idée d'écrire de plus en plus. Et quand sa propre épouse, qui lui fut offerte comme le plus grand des cadeaux possibles par le Grand Conseil des Tribus, et qui lui donna plusieurs enfants aux cheveux roux et à la peau sombre, l'appelait Stevenson ou Wilde, il se contentait de sourire. Il se souvenait de l'histoire de Tusitala,
et arriva à la conclusion, pas franchement nouvelle, que,
si l'on veut lire quand on n'a pas de livres, il n'y a plus qu'à les écrire
soi-même.
Les années passèrent. Avec de la graisse animale,
on fit des bougies primitives, mais fiables. Le soir, les indigènes
lisaient et, finalement, les chefs durent interdire aux jeunes
hommes de lire avant de partir à la chasse, sans quoi
la tribu aurait été menacée de mourir de
faim.
Nick devient de plus en plus vieux. Particulièrement
gentils étaient ses enfants - qui n'étaient plus
des enfants, bien sûr. Ils s'appelaient avec fierté enfants
de Byron ou de Jules Verne...
Quand le dernier jour de Nick fut venu, il appela l'un de ses petit-fils et, d'une main faible, écrivit quelques mots. Qu'est-ce que c'est, grand père?, demanda l'un d'entre eux après avoir lu, nous ne comprenons pas. C'est mon testament, répondit Nick. Je veux que ce soit inscrit sur ma tombe.
Le jour suivant, toutes les tribus vinrent dire adieu au meilleur
conteur qu'elles aient jamais connu. Les hommes gravèrent
fidèlement les mots sur un rocher, en s'aidant d'autres
pierres, et en consacrant deux jours à ce travail. Ils
ajoutèrent quelques mots de leur cru, mais les cinq mots
de Nick furent précieusement reproduits à la fin.
Dix ans plus tard, une expédition scientifique découvrit
la tribu. Racontant plus tard cette expérience unique
en son genre, un de ses membres avait toujours du mal à y
croire.
Est-ce que vous vous rendez compte? dit-il à l'assistance, voilà que je leur offre des colliers en verroterie, ils les regardent sans manifester le moindre intérêt et un des chefs me demande: avez-vous des livres? J'ai cru que j'allais tomber à la renverse! Et le chef me dit: s'il vous plaît, ne me regardez pas comme si vous aviez vu Milady de Winter, Dieu merci, elle a été exécutée! Notre photographe a failli avoir une crise cardiaque!
Bien sûr, un peu plus tard, quand j'ai vu leur bibliothèque
et quand ils m'ont raconté toute l'histoire, j'ai compris
ce qui s'était passé, mais vous imaginez mes réactions.
J'ai d'abord cru que j'avais trop bu de kassawa. Mais
la plus grande surprise, ce fut quand ils me conduisirent à la
tombe de ce Nick Mantel et qu'ils me demandèrent si je
pouvais leur expliquer ce que voulaient dire les derniers mots.
Ce que je fis.
Décidément, même au-delà de la tombe,
ce Mantel a montré qu'il était un vrai gentleman,
avec un grand sens de l'humour. Savez-vous ce qui était
inscrit sur sa sépulture?
Ici gît le plus merveilleux conteur
de tous les temps. Il a écrit des livres captivants
sous les noms imaginaires de Dumas, Andersen, Shakespeare et
d'autres. Il était trop modeste pour écrire sous
son nom.
Abbaye de Westminster, une filiale
Nick Mantel
(Traduction: Patrick de Jacquelot)
Version originale en anglais |