Monte-Cristo Drame en cinq actes, quinze tableaux
Emile Blavet
198 pages Calmann Lévy - 1894 - France Pièce de thêatre
Intérêt: **
Tirer une pièce de théâtre du Comte de
Monte-Cristo, cet énorme roman aux innombrables
personnages et aux intrigues aussi complexes
qu’enchevêtrées: ce défi, Alexandre Dumas lui-même
l’avait relevé avec son collaborateur Auguste Maquet dès
1848. Avec comme résultat une suite de quatre pièces
jouées en deux fois deux soirées de quelque six heures
chacune ! (voir la fiche
sur cette adaptation écrite par François Rahier,
spécialiste du théâtre dumasien, sur dumaspere.com).
Plutôt bien accueillie, cette
adaptation théâtrale demeurait difficile à monter vu son
ampleur. D’où la nouvelle version réalisée en 1894 sous
le titre complet de Monte-Cristo, Drame en cinq
actes, quinze tableaux, Edition nouvelle et définitive
comprenant les quatre soirées. Si cette «édition
nouvelle» est publiée sous la signature de Dumas et
Maquet, elle est en fait l’œuvre d’un autre écrivain
(Dumas et Maquet sont morts depuis longtemps!) dont le
nom n’est pas mentionné.
Le chroniqueur Jules Lemaître explique dans ses Impressions
de théâtre que la nouvelle adaptation a été
écrite par Emile Blavet, homme de lettres auteur
également du Fils de
Porthos, adaptation théâtrale du roman de Paul
Mahalin. Lemaître est d’ailleurs enthousiaste
quant aux qualités de ce Monte-Cristo en une
soirée: Blavet, écrit-il, est un «homme subtil», dont il
loue «l’adresse et la décision, la justesse de coup
d’œil et la sûreté de main» qui lui ont permis
«d’enfermer tout Monte-Cristo dans un drame de
dimensions amples, mais non point extravagantes».
En réalité, pour accomplir l’exploit de faire tenir
tout Monte-Cristo dans une soirée, Blavet
inflige de nombreuses modifications à l’histoire – et
comment pourrait-il en aller autrement? Comme le note
François Rahier, «l'action est resserrée, des
personnages disparaissent - Valentine, la fille de
Morcerf, mais aussi sa mère l'empoisonneuse - des
tableaux sont redistribués ou redécoupés».
Si le début de l’intrigue (l’arrestation,
l’emprisonnement, la découverte du trésor) est à peu
près respecté, la vengeance est rapidement expédiée.
Blavet utilise à plusieurs reprises un procédé commode:
il fait raconter par un personnage un épisode de
l’histoire, au lieu de montrer l’épisode lui-même. Par
exemple, la mort de Danglars est racontée à Monte-Cristo
par Villefort, ce qui permet de traiter en vingt-cinq
lignes une composante importante de l’histoire (voir
extrait ci-dessous).
Dans la pratique, l’objectif d’une telle adaptation
n’était de toutes façons pas de tenter de restituer la
totalité de l’œuvre dans toute sa complexité. Il
s’agissait plutôt de permettre aux spectateurs de
savourer la représentation sur scène d’une histoire
qu’ils connaissait déjà par cœur. De ce point de vue, le
travail de Blavet atteignait sans doute son but.
Extrait de l’acte cinquième, scène première
MONTE-CRISTO.
Ah! c’est vous qui requerrez contre Benedetto?
VILLEFORT.
Comme j’aurais requis contre le baron Danglars, qui fut
pourtant de mes amis, si la justice d’en haut n’avait
devancé notre justice.
MONTE-CRISTO.
Quoi? le baron Danglars est mort!... Que me dites-vous
là?...
VILLEFORT.
C’est, depuis hier, avec l’affaire du comte Morcerf,
rayé de la Chambre des Pairs, la fable de tout Paris...
Oui, le baron Danglars est mort, et d'une mort atroce...
mort de faim!
MONTE-CRISTO.
De faim!... Est-ce qu’on meurt de faim quand on remue
des millions?...
VILLEFORT.
Voilà quelque temps que le baron était dans de mauvaises
affaires!...
MONTE-CRISTO.
J’en sais quelque chose...
VILLEFORT.
Le Parquet était déjà saisi de quelques...
incorrections... Une plainte en escroquerie, émanant de
la maison Thomson et French, de Florence, précipita
1’action de la justice... On fit une descente chez M.
Danglars... La maison était vide... Evidemment, il avait
mis la frontière entre ses créanciers et lui!
MONTE-CRISTO.
C'était l’hypothèse la plus vraisemblable!
VILLEFORT.
C'est celle qui prévaudrait encore si, hier matin, un
avis anonyme n'était venu nous ouvrir une autre piste.
Cet avis disait: «La justice n’a rien trouvé chez M.
Danglars; c'est qu’elle a mal cherché. Si elle eût sondé
la boiserie à laquelle est adossé le fauteuil du baron,
elle ne serait peut-être pas revenue bredouille». Bien
que cet avis fleurât la mystification, j'avais le devoir
de ne point passer outre. Je me rendis sans retard à
l'hôtel de la Chaussée-d’Antin... La boiserie en
question n’offrait, au premier abord, aucune
particularité... Mais, en y regardant de près, on y
pouvait suivre le dessin, à peine perceptible, d'une
porte sans serrure apparente, et qui devait se mouvoir à
l'aide d'un ressort caché. Le commissaire alla requérir
des ouvriers... Armés de pics, ils attaquèrent le
panneau qui, sous leurs coups, rendit un son lugubre
comme la clôture d’un caveau funèbre... Le hasard fit
que le fer rencontra le ressort, et la porte tourna
d’elle-même sur ses gonds... Ah! monsieur, quel
spectacle!.. Dans une sorte d’in-pace de quatre mètres
carrés environ, sur un lit de billets de banque,
d'actions, d’obligations, de titres déchirés, lacérés,
déchiquetés comme par une armée de rongeurs, le baron
gisait, les yeux hors de l'orbite, la face convulsée,
les membres contractés, la bouche tordue sur une pièce
d'or où ses dents avaient mis leur marque famélique!...
Le malheureux était mort de faim au milieu de ses
millions!...
MONTE-CRISTO, à part.
Et de deux!... (haut.) Cela est atroce, en vérité!... Et
si on devait voir dans ce supplice sans nom un effet de
la vengeance divine, il faudrait que ce Danglars fût un
bien grand scélérat!
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