El prisionero del cielo Le Prisonnier du ciel
Carlos Ruiz Zafón
380 pages 2011 - Espagne Roman
Intérêt: *
Ce roman fait partie de la catégorie de ceux qui rendent
hommage à l’œuvre de Dumas sans pour autant en être une
parodie, un remake ou un plagiat. Autrement dit, Le
Prisonnier du ciel est un hommage au Comte de
Monte-Cristo sans ressembler en quoi que ce soit à
ce dernier, mais simplement parce que le roman de Dumas
joue un rôle ponctuel mais déterminant dans l’intrigue.
Ce
thriller très littéraire fait partie de la série Le
Cimetière des Livres oubliés. Il en constitue le
troisième volume après L’Ombre du vent et Le
Jeu de l’ange, et avant le dernier volet, Le
Labyrinthe des esprits. L’histoire commence dans une
librairie de Barcelone en 1957. Un étrange personnage veut
absolument acquérir une édition rare et fort onéreuse du Comte
de Monte-Cristo, à seule fin de l’offrir à Fermín,
un employé de la librairie absent à ce moment-là,
accompagné d’une mystérieuse dédicace: « Pour
Fermín Romero de Torres, qui est revenu d’entre les
morts et détient les clefs du futur ».
Cette irruption du passé amène Fermin à raconter ce qu’il
a vécu pendant les années terribles de la guerre civile
espagnole. L’histoire principale se passe donc en 1939
dans la forteresse de Montjuïc qui sert de prison
politique pour les ennemis du régime franquiste. Une
prison abominable dont le directeur, parfaitement sadique,
se pique de littérature et persécute un écrivain de grand
talent emprisonné, David Martín, l’obligeant à réécrire
ses œuvres à lui, le directeur, pour les rendre lisibles.
La connexion avec Monte-Cristo apparaît dans une
conversation où Martín affirme avoir découvert « le
seul moyen de sortir de cette prison ».
Comment, lui demande-t-on? « Mort (…) Avez-vous
lu ‘Le Comte de Monte-Cristo’? (…) Relisez-le.
Tout est dedans ».
Et de fait, quelque temps plus tard, l’écrivain aide un
co-détenu, Fermín, à s’évader en prenant la place d’un
prisonnier décédé. Une opération calquée très précisément
sur l’évasion d’Edmond Dantès (voir extrait ci-dessous).
Evasion pendant laquelle Fermín emporte d’ailleurs la clé
d’un « trésor »… Le roman, fort bon au
demeurant, suit ensuite son cours sans qu’il ne soit plus
question de Monte-Cristo (sauf, dans l’ordre
chronologique, avec la scène du début quand un co-détenu
vient se rappeler au bon souvenir de Fermín avec ce volume
de Monte-Cristo, allusion immanquable aux
circonstances de son évasion).
Avec cette approche consistant à utiliser la scène-clé du
roman de Dumas pour en faire une scène tout aussi clé de
ce nouveau récit, Le Prisonnier du ciel peut faire
penser à l’excellent roman Room: une histoire
totalement différente, là encore, mais où l’évasion de
Dantès inspire à l’héroïne le moyen d’échapper à une
terrible captivité. Autant d’exemples d’auteurs
contemporains qui choisissent de rendre explicitement
hommage à la plus extraordinaire scène d’évasion de la
littérature.
Extrait de la partie D’entre les morts,
chapitre 19
- Qu’est-ce qui se passe, encore? demanda le gardien.
- C’est Salgado, il a passé l'arme à gauche.
Le gardien hocha vigoureusement la tête avec une
expression exaspérée.
- Il me fait chier, ce salopard. Et maintenant, on fait
quoi?
- Apportez le sac.
Le gardien maudit son sort.
- Si vous voulez, chef, c'est moi qui le mettrai dedans,
proposa Fermín.
Le gardien accepta, presque avec gratitude.
- Si vous m'apportez le sac maintenant, vous pourrez aller
prévenir pendant que je le mets dedans, et ils viendront
le ramasser avant minuit, ajouta Fermín.
Le gardien hocha la tête avant de partir à la recherche du
sac de toile. Fermín demeura à la grille de la cellule. De
l'autre côté du couloir, Martín et Sanahuja l'observaient
en silence.
Dix minutes plus tard, le gardien revint, incapable de
dissimuler la nausée que lui occasionnait la puanteur de
charogne du sac qu'il tenait par un coin. Fermín se retira
dans le fond de la cellule sans attendre les instructions.
Le gardien jeta le sac à l'intérieur.
- Prévenez-les maintenant, chef, comme ça ils enlèveront
le macchabée avant minuit, sinon nous l'aurons ici jusqu'à
demain soir.
- Vous êtes sûr que vous pouvez le mettre dedans tout
seul?
- Ne vous inquiétez pas, chef, j'ai l'habitude.
Le gardien acquiesça, pas entièrement convaincu.
- J’espère que la chance sera de notre côté, parce que son
moignon commence à suppurer et je ne vous dis pas ce que
ça va sentir..
- Putain de merde ! cria le gardien en partant comme une
flèche.
Dès qu'il l'eut entendu arriver au bout du couloir, Fermín
entreprit de déshabiller Salgado, puis il se défit de ses
propres vêtements. Il enfila les loques pestilentielles du
voleur et lui mit les siennes. Il plaça Salgado de côté
sur le châlit, le visage contre le mur. Après quoi il prit
le sac de toile et se glissa dedans. Il allait le fermer
quand il en ressortit à toute vitesse pour aller au mur.
Il gratta des ongles la fissure entre les deux pierres où
il avait vu Salgado cacher la clef et finit par en trouver
la pointe. Il tenta de la saisir entre ses doigts, mais
ceux-ci dérapaient sur la clef, qui restait coincée.
- Dépêchez-vous ! entendit-il Martín dire de l’autre côté
du couloir.
Fermín tira de toutes ses forces sur la clef. L'ongle de
son annulaire se détacha, et une vague de douleur
l'aveugla pendant quelques secondes. Il étouffa un cri et
porta le doigt à ses lèvres. Le goût de son sang, salé et
métallique, lui remplit la bouche. Il rouvrit les yeux et
vit qu'un centimètre de la clef saillait de la fissure.
Cette fois, il put la retirer facilement.
Il revint se glisser dans le sac de toile et fit, comme il
put, le nœud de l'intérieur, en laissant une ouverture de
quelques centimètres. Il contint les envies de vomir qui
montaient dans sa gorge et s'allongea par terre, en
arrangeant les ficelles du sac de manière à ne laisser
qu'une fente de la taille d'un poing. Il mit les doigts
sur son nez, préférant respirer sa propre crasse plutôt
que cette odeur de viande pourrie. Maintenant,
songea-t-il, il n'avait plus qu'à attendre.
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