Le château de Monte-Cristo Trois jours chez M. Alexandre Dumas
Claude Schopp
218 pages Michel Lafon - 2002 - France Roman
Intérêt: **
Voici encore un roman dont le personnage principal est
Alexandre Dumas, mais qui n’est en l’occurrence le héros
de rien d’autre que de sa propre vie. Le propos de
Claude Schopp, biographe chevronné et spécialiste
émérite de Dumas, est en effet d’évoquer, dans cet
ouvrage, la personnalité et la vie de l’écrivain. Si la
forme est romanesque, la fiction est résolument bannie.
Le récit se déroule sur trois
jours d’octobre 1847. Dumas est au sommet de sa gloire
et de sa fortune. Il vit dans son château de
Monte-Cristo, entouré de sa cour : fils, fille,
maîtresse en titre, amis, domestiques, animaux
familiers…
Au long de journées surchargées, il lui faut
simultanément travailler à ses feuilletons, composer
avec la jalousie de sa jeune maîtresse, surveiller la
fin des travaux de Monte-Cristo, recevoir amis et
importuns.
Parfait connaisseur de Dumas, Schopp restitue à
merveille l’atmosphère de Monte-Cristo et la
personnalité tourmentée de l’écrivain, à la fois
expansif et désireux de solitude, généreux et égoïste.
Nourri d’anecdotes réelles et connues, le récit évoque
également des personnalités comme Dumas fils, Marie
Dumas, Maquet, les peintres Giraud et Boulanger, le
prince Napoléon…
Très agréablement écrit, ce livre constitue une
introduction facile à l’univers de Dumas. Peut-être
peut-on regretter, malgré tout, que Claude Schopp ne
soit pas allé jusqu’à bâtir une véritable intrigue
romanesque autour de son personnage dont la vie – c’est
un cliché – vaut tous les romans.
Extrait de la deuxième journée – Dimanche 17
octobre 1847
Dix heures et demie.
Augustine n'a pas prévu cette incursion si matinale de
barbares affamés, ces pilleurs à qui, le couteau sous la
gorge, elle doit avouer où elle dissimule ses
victuailles quand elle affirme qu'il n'y a rien. Ils
vont tout mettre à sac. Ils ont pourtant déjà porté la
main sur un quartier de mouton qu'elle réservait pour le
déjeuner du lendemain.
- Bon! Voilà des côtelettes à faire, comme à la Posada
de Calisto Burguillos, vous vous souvenez?
- Elles étaient fameuses: l'eau m'en vient à la
bouche.
- Mais que vois-je? Miracle, deux poules! s'exclame
Alexandre qui a ouvert le garde-manger.
- Non! Pas les poules! Pas les poules! s'écrie
tragiquement Augustine; c'est pour le dîner. Monsieur,
dites-leur, ils vous écouteront, vous.
- Il doit bien y avoir des œufs? demande le Maestro.
- Oui, Monsieur, sous les poules, dans le
poulailler... À moins que les pauvres n'aient eu le sang
tourné après ce qui est arrivé à Blanchette et à
Roussette...
- Alexandre, au poulailler, et si tu trouves un œuf
d'or, ne le garde pas pour toi... Il me faudrait aussi
des pommes de terre... Michel!
Le jardinier, son œil d'épagneul rougi, apparaît en
traînant des pieds. Il n'a pas l'air dans son assiette,
mais son maître l'envoie dans la resserre sans
l'interroger sur ses états d'âme.
- Monsieur, il y a quelque chose à vous dire...
- Non, Michel, plus tard: ventres affamés n'ont pas
d'oreilles.
Giraud s'est emparé du morceau de mouton qu'il découpe
avec une habileté qui fait honneur à ses études
anatomiques de barbouilleur; il les saupoudre de poivre
et de sel.
- Un gril, Augustine, pour monsieur Giraud.
Le peintre couche délicatement ses côtelettes sur le
gril que la cuisinière lui présente, et qu'il pose sur
un lit égal de charbons ardents, qu'auparavant Boulanger
a mélancoliquement et artistiquement étendus. Les
premières gouttes de graisse crient en tombant sur la
braise.
Alexandre revient, les poches de sa veste et de son
pantalon bosselées d'une quinzaine d'œufs, suivi de
Michel croulant sous la charge d'une caisse de pommes de
terre.
- Boulanger, épluchez et taillez les pommes de terre,
moi je me charge de l'omelette... Ce sera une omelette
arabe...
- Mais tu n'as pas d'œufs d'autruche, et ton vautour
est un mâle, intervient Alexandre.
- Un œuf d'autruche ne vaut que dix œufs de poule...
Alexandre, fais griller et pèle ces deux poivrons;
Augustine, épépinez et coupez ces tomates en petits
morceaux!
Au moment où il verse dans la poêle un demi-verre
d'huile d'olive, il distingue dans le lointain de
formidables tambourinements.
- Allons, dépêchons-nous: il est onze heures.
Ce sont les artistes de la garde nationale de
Saint-Germain qui battent le rappel pour la revue de
midi.
Il plonge dans l'huile chaude un oignon émincé à la
diable qu'il fait revenir en remuant.
- Maintenant, la chair des poivrons et les tomates en
morceaux... Un peu de sel, une pointe de cayenne...
C'est assez réduit comme cela...
Il retire la poêle du feu et incorpore aux légumes
quatre filets d'anchois. Une odeur délicieuse s'est
répandue dans la cuisine, attisant l'incendie féroce qui
ravage les estomacs. L'immense bec corbin de Giraud hume
avec volupté le fumet des côtelettes grésillantes,
tandis que Boulanger, virant à l'écarlate, taille ses
pommes de terre en petits bâtons qu'il dépose dans
l'huile chaude d'une casserole.
Le Maestro frotte vigoureusement d'ail le fond d'une
terrine, dans laquelle, après les avoir cassés, il
laisse tomber un à un les œufs; il les assaisonne, d'un
geste généreux, de poivre et de sel, les bat à violents
coups de fouet.
- La poêle à omelette, vite! Un fond d'huile d'olive.
Alexandre, ne verse pas encore l'omelette, il faut
attendre que l'huile soit bien chaude... Maintenant,
oui... L'appareil de tomate et de poivron...
Il se redresse, son large tablier blanc maculé de
taches de graisse. Ouf! Les côtelettes n'ont plus besoin
que d'un tour de feu, les pommes de terre que d'un tour
de casserole, l'omelette que d'un tour de poêle. Il
s'accroupit devant l'âtre et souffle sur la braise...
Afin de profiter d'un des derniers beaux soleils de
l'année, on a dressé le couvert sur la terrasse. Au
centre de la table fument les douze côtelettes, deux
pyramides de pommes de terre frites et la gigantesque
omelette. C'est la gaieté des bivouacs après la
bataille, qui attire aussitôt Maquet, fort satisfait
d'avoir terminé seul le plan et prêt à se décompasser,
puis Charles Ledru, mal réveillé et tout embarbouillé du
vin patriotique de la veille. Alexis, qui s'est proposé
pour servir, a été renvoyé à ses jeux d'enfants avec
Mohamed.
- Longue vie au Maestro! proclame Alexandre en levant
un verre d'excellent brouilly. Si sa carrière de
romancier ou d'auteur dramatique devait s'achever, une
autre, celle de cuisinier, s'ouvrirait devant lui.
- Tu as raison. Je quitterai un jour la plume pour la
cuiller à pot. Et ce sera tout bénéfice pour toi: je te
léguerai, au lieu de livres dont tu n'hériterais que
pour quinze ou vingt ans, des casseroles et des marmites
dont tu hériteras pour l'éternité.
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