D’Artagnan Texte du spectacle de Jérôme Savary, créé le 25 novembre 1988 au Grand Théâtre
Jean-Loup Dabadie
112 pages Actes Sud - 1989 - France Pièce de thêatre
Intérêt: *
Il s’agit là du texte d’un spectacle monté par Jérôme
Savary. La pièce bénéficiait de moyens
considérables: une petite trentaine d’acteurs, de très
nombreux décors, des machineries et des effets spéciaux
en pagaille... Autant d’éléments constitutifs du
spectacle qui figurent dans le texte de Dabadie, mais
qui rendent un peu difficile d’apprécier celui-ci pour
lui-même.
On peut tout de même relever
l’extrême ambition de la pièce, qui reprend l’essentiel
de la trame des Trois Mousquetaires, de la
jeunesse de d’Artagnan jusqu’à la mort de Milady, avec
en prime la mort du héros à Maastricht. L’ensemble du
spectacle est d’ailleurs conçu comme un flash-back au
moment où d’Artagnan va rendre l’âme.
Si les grandes lignes de l’intrigue de Dumas sont
respectées, c’est au prix de nombreuses distorsions:
d’Artagnan enfant assiste à la scène où la future Milady
est marquée au fer rouge; s’il couche – beaucoup plus
tard – avec elle par ruse, ce n’est pas à Paris, comme
dans le roman, mais pendant sa mission à Londres, etc…
Le ton général de l’œuvre est assez déconcertant: il
oscille entre le très – trop? – littéraire et la plus
énorme parodie. On a droit ainsi à des tirades
philosophico-poétiques, mais aussi à une description de
duel parodiant un reportage sportif à la radio sur un
rythme échevelé. Le tout est entremêlé de nombreux
commentaires de Dabadie sur la mise en scène, la façon
dont les scènes doivent être jouées, et…
Intéressant, mais l’on aimerait voir le spectacle!
Extrait
ALORS COMMENCE LE MERVEILLEUX BALLET DE LA
MERLAISON... Nous sommes à Saint-Germain. La musique,
les décors, les costumes, tout est un ravissement. Un
rêve. Le premier danseur est l'auteur du ballet: le
roi de France, qui se glisse gracieusement dans
l'image, tout seul d'abord.
Puis quelques autres commencent à
l'entourer.
Mais il se passe une chose extraordinaire. La tête
de la jeune reine Anne d'Autriche apparaît à fleur du
sol, puis son corps semble pousser comme un champignon
magique, la robe somptueuse s'épanouissant au milieu
des danseurs, s'élargissant et grandissant, jusqu'à
mesurer deux fois la taille d'un être humain et à
recouvrir une surface immense à ses pieds qu'on ne
voit naturellement pas...
Les psy qui verraient là une
projection du complexe amoureux de Louis XIII
n'auraient pas forcément tort: du moins seraient-ils
déroutés par le comportement absent du roi qui
continue à danser, très concentré, autour du
phénomène.
Les autres danseurs suivent la
chorégraphie royale, "absents" comme Sa Majesté.
Mais, alors que la piste commence à se
remplir, quelqu'un entre dont nous savons qu'il ne
danse pas les slows: Richelieu. ("Rough guys don't
dance")
Le roi le voit. Le roi le craint. Tout
en s'appliquant à exécuter son propre ballet, il dit
au cardinal :
LOUIS XIII. J... J... Jolie fête, non?...
Même pour vous qui ne dansez pas?
RICHELIEU (animal froid).
Avez-vous demandé à la reine si elle porte ses ferrets?
LOUIS XIII (il ment). Ah non, je
n'y pensais plus d-d-du tout...
Louis est fou de sa femme, et craint
par-dessus tout d'être obligé de la perdre.
RICHELIEU. Demandez-lui, Majesté.
LOUIS XIII (il hésite). Anne... (Le
cou, la tête de la jeune femme sont tout en haut de la
structure de la robe.) Anne... (A Richelieu.)
Elle n'entend pas, d-d-de là-haut...
RICHELIEU. Faites-lui signe.
LOUIS XIII (il fait des signes à la
tête, si petite là-haut, de la reine). Elle ne me
voit pas. (Soudain elle le regarde, et il est comme
un enfant heureux :) Ah si! Elle me vvvvoit!... (Il
s'angoisse - à Richelieu.) Cccomment lui dire?
Alors dans la beauté du ballet de la
Merlaison, Richelieu passe derrière l'oreille de
son grand homme d'Etat et lui indique son texte (ce
n'est pas Cyrano, on ne voit que bouger les lèvres
cardinalices sans entendre ce qu'elles disent; il faut
penser à un chef d'Etat moderne à qui l'on souffle le
nom et la qualité des gens dans une réception
officielle).
LOUIS XIII (paroles soufflées donc)....
Portez-vous vos ferrets, Madame??...
LA REINE (du ciel où elle est, cachant
cependant son cou dans ses mains croisées). Oui,
Sire...
LOUIS XIII (d'en bas). Eh bien,
j'en suis z... z... zaise. (A Richelieu.) Elle
les porte! (Puis.) J’ai rajouté: j'en suis
zz... aise.
RICHELIEU (animal froid, suite).
Combien en porte-t-elle?
LOUIS XIII (pour là-haut).
Combien en portez-vous?
Mais une brusque agitation trouble la
fête...
D'Artagnan, Porthos, Atbos et Aramis
entrent furieusement en scène, danseurs singuliers qui
se battent avec les impayables gardes du cardinal.
Ils disparaissent en ferraillant sous
la fabuleuse robe-coupole de la reine de France.
LOUIS XIII. Qu'est-ce que c'est, qu'est-ce
que c'est?
RICHELIEU (au Grand chambellan).
Qu'est-ce que c'est?
LE GRAND CHAMBELLAN. Ce n'est rien, je
vais voir. (Il entre à son tour sous la folle robe
et en ressort aussitôt.) Ce n'est rien du tout (II
tombe mort, dans le sens des rails.)
RICHELIEU. Majesté, je vous en PRIE!
Que demandiez-vous à la reine?!
LOUIS XIII (craintif. Pour Anne en
haut d'elle-même). Cccombien portez-vous de
ferrets??
LA REINE. ... Tous…
LOUIS XIII (à Richelieu). Tous...
RICHELIEU. Sauf ceux-ci, peut-être.
II produit un petit écrin dont ses
doigts de soie extirpent deux larmes de diamant...
La figure du roi se décompose.
En même temps: d'Artagnan apparaît
sous le nez de la reine Anne, sortant de son corsage
et brandissant la rivière complète avec ses douze
affluents.
LA REINE. Vortagnole!!!... D'où
venez-vous???
D’ARTAGNAN. ... Vous me gênez, Majesté...
Il coule à pic dans les profondeurs de
la robe fabuleuse.
Louis, qui en escaladait la face nord
entre-temps, arrive enfin à hauteur de sa femme. Anne
porte tous ses ferrets.
Louis les a vite comptés.
Le roi dévale la pente de la robe, et:
LOUIS XIII. Elle en a douze, monsieur le
cardinal!
RICHELIEU (se détournant).
Malédiction...
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