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Il cimitero di Praga
Le cimetière de Prague

Umberto Eco

570 pages
2010 - Italie
Roman

Intérêt: **

 

Note: ce livre est classé à la fois dans la catégorie "inspiré par Joseph Balsamo" et dans celle "Dumas, héros de roman". Sa fiche peut donc apparaître deux fois dans les listes de recherche.

Ce très extraordinaire roman de l’auteur du Nom de la Rose est centré sur un personnage peu banal, le capitaine Simonini: espion, délateur, agent provocateur, assassin, mythomane et, surtout, faussaire de génie. Elevé auprès d’un grand-père hystériquement antisémite, Simonini est convaincu que les juifs sont à la tête d’un complot universel dans lequel les francs-maçons sont leurs instruments. Dans cette dernière moitié du XIXème siècle, il ne manque pas de gens prêts à partager cette croyance – et Simonini, qui pousse le cynisme à des hauteurs vertigineuses, ne demande pas mieux que de produire les documents «authentiques» qui peuvent y contribuer, et cela d’autant plus qu’il se trouve toujours quelqu’un – policiers véreux, espions de toutes nationalités, jésuites – pour rémunérer ses efforts à un bon prix.

La vie de Simonini est ainsi une hallucinante plongée dans la paranoïa de cette époque, une paranoïa universellement partagée. Comme le dit lui-même ce sympathique personnage, «j’ai toujours connu des personnes qui craignaient le complot de quelque ennemi occulte, les juifs pour mon grand-père, les maçons pour les jésuites, les jésuites pour mon père garibaldien, les carbonari pour les rois de la moite de l’Europe, le roi, manipulé par les prêtres, pour mes camarades mazziniens» (etc.).

Au fil des années, Simonini se trouve impliqué dans de nombreux épisodes historiques importants: lutte de Garibaldi pour l’indépendance de l’Italie, Commune de Paris, affrontements entre jésuites et francs-maçons. Parmi ses «exploits» figure la fabrication du faux document incriminant le capitaine Dreyfus. Mais son «chef d’œuvre» élaboré tout au long de sa carrière, est la rédaction de ce qui deviendra progressivement les Protocoles des Sages de Sion, document qui prétend décrire par le menu le grand complot visant à établir la domination juive sur le monde entier et qui sera utilisé des décennies durant par les antisémites, Hitler y compris.

Et Dumas dans tout ça? Le cimetière de Prague reflète de bout en bout la prodigieuse érudition d’Umberto Eco puisque tous les personnages du roman – sauf Simonini – ont existé dans la réalité, de même que de très nombreux épisodes, Eco s’étant contenté, si l’on ose dire, de les agencer en un récit unique. Et parmi ses sources innombrables, Dumas figure en bonne place, à double titre.

L’écrivain apparaît en chair et en os dans le roman. Quand Simonini est chargé d’infiltrer le mouvement garibaldien, il s’y introduit par l’intermédiaire  de Dumas à qui il a été présenté et avec qui il arrive en Sicile à bord de son voilier l’Emma (voir premier extrait ci-dessous).

Surtout, Simonini trouve dans l’œuvre de l’écrivain une source d’inspiration (parmi bien d’autres). Plus précisément, le faussaire voue une admiration sans borne au début du roman Joseph Balsamo : il voit dans la scène du rassemblement occulte des francs-maçons qui planifient la révolution française le modèle absolu de la théorie du complot. Et il se servira de cette scène dans toute son œuvre d’inventeur de conspirations (voir deuxième extrait ci-dessous). A défaut d’être centrale, la place de Dumas dans ce remarquable roman est donc tout à fait importante.

 

Extrait du chapitre 7 Avec les Mille

Depuis le 6 juin, je suis à bord de l’Emma. Dumas m’a accueilli avec grande cordialité. Il portait une veste de tissu léger, couleur marron pâle et il apparaissait sans nul doute comme le sang-mêlé qu’il est. La peau olivâtre, les lèvres prononcées, épaisses, sensuelles, un casque de cheveux crépus comme un sauvage africain. Pour le reste, le regard vif et ironique, le sourire cordial, la ronde obésité du bon vivant… Je me suis rappelé une des si nombreuse légendes qui le concernaient : un muscadin à Paris, en sa présence, avait fait malignement mention de ces théories de la dernière actualité, qui voyaient un lien entre l’homme primitif et les espèces inférieures. Et lui, il avait répondu: «Oui, monsieur, moi, je descends du singe. Mais vous, vous y remontez!»

Il m’a présenté le capitaine Beaugrand, le second Brémond, le pilote Podimatas (un individu couvert de poils comme un sanglier, avec barbe et cheveux qui s’emmêlent en tout point de son visage, si bien qu’il a l’air de ne raser que le blanc de ses yeux) et surtout le cuisinier Jean Boyer - et, à bien observer Dumas, on a l’impression que le cuisinier est le personnage le plus important du groupe. Dumas voyage avec une cour, en grand seigneur d’autrefois.

Tandis qu’il m’accompagnait dans ma cabine, Podimatas m’informait que la spécialité de Boyer, c’étaient les asperges aux petits pois, recette curieuse parce que, dans ce plat, il n’y avait pas l’ombre d’un petit pois.

Nous avons doublé l’île de Caprera, là où va se cacher Garibaldi quand il ne se bat pas.

- Le général, vous le rencontrerez vite, m’a dit Dumas, et rien qu’à en parler son visage s’est éclairé d’admiration. - Avec sa barbe blonde et ses yeux bleus, on dirait le Jésus de La Dernière Cène de Leonardo. Ses mouvements sont pleins d’élégance ; sa voix a une infinie douceur. Il a l’air d’un homme apaisé, mais prononcez devant lui les mots Italie et indépendance et vous le verrez se réveiller comme un volcan, éruptions de feu et torrents de lave. Pour aller au combat, il n’est jamais armé ; au moment de l’action, il met au clair le premier sabre qui lui tombe sous la main, jette le fourreau et s’élance sur l’ennemi. Il n’a qu’une seule faiblesse: il croit être un as à la pétanque.

Peu de temps après, branle-bas à bord. Les marins s’apprêtaient à pêcher une grande tortue de mer, comme on en trouve au sud de la Corse. Dumas était excité.

- Il y aura du travail. Il faudra d’abord la renverser sur le dos, l’ingénue allongera le cou et nous profiterons de son imprudence pour lui couper la tête, zac, ensuite nous la pendrons par la queue pour la laisser saigner pendant douze heures. Après quoi, nous la renversons de nouveau sur le dos, nous introduisons un fort couteau entre le plastron et la carapace, en faisant bien attention de ne pas perforer le fiel sinon elle devient immangeable, on extrait la vidure et on ne garde que le foie, la bourbe transparente qu’il contient ne sert à rien, mais il y a deux lobes de chair qui ont l’air de deux noix de veau aussi bien pour leur blancheur que pour leur saveur. Enfin, nous détachons les membres, le cou et les nageoires, on coupe des morceaux de chair de la dimension d’un cajou, on les fait dégorger, on les met dans un bon consommé, avec poivre, clous de girofle, carottes, thym et laurier et on fait cuire le tout pendant trois ou quatre bonnes heures à feu doux. Pendant ce temps, on prépare des émincés de poulet assaisonnés de persil, ciboule et anchois, on les fait cuire dans le consommé brûlant, ensuite on les passe et on verse dessus 1a soupe de tortue où nous aurons mis trois ou quatre verres d’un madère sec. S’il n’y avait pas de madère, on pourrait mettre du marsala avec un petit verre d’eau-de-vie ou de rhum. Mais ce serait un pis-aller. Nous dégusterons notre soupe demain soir.

J’éprouvais de la sympathie pour un homme qui aimait tant la bonne chère ; fût-il d’une race si douteuse.

 

Extrait du chapitre 4 Les temps de mon grand-père

Peut-être pour évoquer mon père, je passe de longues heures dans le grenier sur les romans qu’il y a laissés, et je parviens à intercepter, arrivé par la poste quand 1ui ne pourrait plus le lire, Joseph Balsamo de Dumas.

Ce livre prodigieux raconte, comme chacun sait, les aventures de Cagliostro, et la manière dont il a ourdi l’affaire du collier de la reine, en un seul coup ruinant, au moral et aux finances, le cardinal de Rohan, compromettant la souveraine, exposant au ridicule la cour entière, à tel point que beaucoup considéraient que l’arnaque cagliostresque avait tellement contribué à miner le prestige de l’institution monarchique qu’elle avait préparé ce climat de discrédit qui conduirait à la Révolution de 1789.

Mais Dumas fait davantage, il voit dans Cagliostro, autrement dit Joseph Balsamo, celui qui a sciemment organisé non pas une arnaque, mais bien un complot politique à l’ombre de la franc-maçonnerie universelle.

J’étais fasciné par l’ouverture. Scène: le mont Tonnerre. Sur la rive gauche du Rhin, à quelques lieues de Worms, commence une série de lugubres montagnes, la Chaise du Roi, le Roc des Faucons, la Crête du Serpent et, la plus élevée de toutes, le mont Tonnerre. Le 6 mai 1770 (presque vingt ans avant le début de la fatidique Révolution), voilà qu’au moment où le soleil descendait derrière l’aiguille de la cathédrale de Strasbourg qui le coupait presque en deux hémisphères de feu, un inconnu qui venait de Mayence gravissait les pentes de cette montagne, abandonnant même son cheval à un certain point. Soudain, il était capturé par des êtres masqués qui, après lui avoir bandé les yeux, le conduisaient au-delà de la forêt dans une clairière où l’attendaient trois cents fantômes enveloppés dans un suaire et armés d’épées, lesquels commençaient à le soumettre à un interrogatoire très serré.

(…)

Dumas était vraiment un profond connaisseur de l’âme humaine. A quoi aspire chacun, et d’autant plus que plus malheureux et boudé par la fortune ? A l’argent et, conquis sans peine, au pouvoir (quelle volupté de commander ton semblable, et l’humilier) et à la vengeance pour chaque tort subi (et chacun dans sa vie a subi au moins un tort, pour petit qu’il soit). Et voilà que dans Montecristo Dumas te fait voir comment il est possible d’acquérir une immense richesse pouvant te donner un pouvoir surhumain et de faire payer chacune de leurs dettes à tes ennemis. Mais, se demande tout un chacun, pourquoi moi en revanche je suis défavorisé par la fortune (ou du moins pas aussi favorisé que je le voudrais), pourquoi m’ont été refusées des faveurs accordées, par contre, à d’autres moins méritants que moi? Puisque personne ne pense que ses propres déveines puissent être attribuées à une de ses propres insuffisances, il faudra alors identifier un coupable. Dumas offre à la frustration de tous (aux individus comme aux peuples) l’explication de leur échec. Quelqu’un d’autre, en réunion sur le mont Tonnerre, a donc projeté ta ruine...


 

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