Mémoires de Monte-Cristo
François Taillandier
393 pages Editions de Fallois - 1994 - France Roman
Intérêt: ***
Comme leur nom l'indique, les Mémoires de Monte-Cristo
réécrivent l'histoire du plus célèbre
personnage
de Dumas de son propre point de vue. Longtemps après sa
terrible vengeance, Edmond Dantès médite sur sa
vie, ses années de prison, la façon dont l'abbé
Faria l'a formé et modelé avant de lui léguer
son fabuleux trésor, son apprentissage de la liberté,
ses états d'âme avant d'opter pour la vengeance,
conçue comme le seul lien le rattachant à sa vie
détruite... Toute l'histoire du comte de Monte-Cristo
ne serait-elle pas celle d'une incapacité à réapprendre
la vie après son épreuve?
En se livrant à ses réflexions, le comte de Monte-Cristo
imaginé par Taillandier apporte de nombreuses informations
sur ses aventures. On apprend ainsi comment Dantès s'est
organisé après son évasion (comment, sous
le nom de Zaccone, il a placé sa fortune, constitué
ses réseaux, recruté ses collaborateurs), comment
il a enquêté sur ses ennemis, retrouvé Haydée,
analysé la façon dont Danglars s'était enrichi,
et aussi comment il a occupé son temps après sa
vengeance (en s'intéressant à certains mouvements
révolutionnaires - Monte-Cristo livre des fusils à
Garibaldi, en un clin d'oeil à Dumas lui-même -
ou en voyageant en Orient).
Mais ce sont les méditations du comte sur son destin,
sur la haine, la vengeance, l'enfermement, qui font toute la
richesse de ce livre, l'un des plus beaux hommages rendus au
plus envoûtant des romans de Dumas.
Extrait du chapitre 14
Je ne saurais dire en tout cas de quel plaisir m'emplissait
ce genre de rencontres, au cours desquelles je jouais mon jeu
sans que le partenaire, même s'il avait des doutes, pût
deviner quel il était vraiment. J'ai parlé des
mots qui résument une vie: il faudrait ajouter à
la nomenclature, en ce qui me concerne, celui de jouissance ou
de jubilation, plus vive d'être contenue. Jeune homme,
j'avais vécu entièrement exposé à
tous, lisible à livre ouvert, dans un monde qui se cachait
à moi. Mes passions, mes amours, mes bonheurs, étaient
patents, connus. C'est étrange à dire, mais je
ne me souviens pas de quoi que ce soit alors que j'aie caché,
qui ait pu ressembler à un jardin secret, à un
domaine interdit. On sait ce qu'il m'en coûta. Avoir désormais
renversé le jeu, demeurer incompréhensible alors
même que les passions des autres, que je servais afin qu'elles
me servent, se dévoilaient à moi, me procurait
des plaisirs dont je ne me blasais pas.
Beauchamp, plus tard, m'a deviné: il fut l'exception confirmant
la règle. A Paris, au Caire, à Damas, en Espagne,
à Vienne, des centaines de personnes de toutes conditions,
consuls ou bandits, civils ou militaires, résidents et
touristes, auront connu ou côtoyé Zaccone ou Monte-Cristo;
pas un qui ait su ce qu'il faisait là, sa provenance et
sa destination. Il me plaisait de supposer qu'ailleurs, plus
tard, en d'autres lieux, sur des terrasses de châteaux,
dans des hôtels ou des ambassades, sur des ponts de bateaux,
certaines de ces personnes oisives et itinérantes qui
composent la classe la plus charmante et la plus vaine de l'Europe
s'aviseraient ensemble de m'avoir rencontré, et que je
donnerais matière à des conversations tissées
de on-dit et de conjectures, achoppant à des faits impossibles
et pourtant avérés, à d'irrémédiables
contradictions.
Je voulais être, j'étais celui qui parait, disparaît,
sans rien donner de lui que ce qu'il veut donner: des apparences
invariablement fallacieuses, truquées. Je m'avançais
masqué dans les villes des hommes, j'affrontais le commerce
de mes semblables; la mer ensuite me reprenait, mouvante, infinie,
lointaine. Toute ma vie suivait ce rythme à deux temps,
débarquer, repartir.
Quelque allégresse cependant que me procurât cette
existence, il me faudrait bien de la conviction ou de l'aveuglement
pour ne pas y voir à la longue, en filigrane, la figure
d'un échec. Un homme qui ne sait pas prendre pied sur
le rivage où vivent les hommes et leurs communautés:
sous l'habillage des circonstances et des dates, c'est ce qui
demeure de mon histoire, et que mon secret triomphe parisien
ne saurait me dissimuler. Les autres m'avaient jadis rayé
du nombre des vivants et voué à la solitude; qu'ai-je
fait d'autre que de proroger cet arrêt? Souvent j'ai songé
à l'interprétation que le sens commun, le regard
distrait que nous promenons la plupart du temps sur la vie, donnent
des actions humaines. Nous attribuons un sens et un nom aux mouvements
de l'instinct, du coeur, du désir; mais le nom n'est pas
la chose, et toute interprétation au fond peut-être
retournée. Le prédateur est asservi à sa
proie, le vent qui violente l'arbre s'y déchire; les conquêtes
de Napoléon sont peut-être une fuite, et celles
de dom Juan. Le sage vante la sagesse, et c'est un orgueil. Tel
qui s'enfuit veut qu'on le cherche; tel veut peut-être
la persécution pour prouver que l'homme est méchant. |