Le mirecourt* in Odes funambulesques
Théodore de Banville
3 pages Poulet-Malassis et de Broise, éditeurs - 1857 - France Humour - Poème
Intérêt: **
Ce très amusant poème est dû à la plume de Théodore de
Banville (1823-1891), important poète du XIXème siècle.
Il figure dans le recueil Odes funambulesques
publié en 1857, mais a été écrit en 1846. Ces Odes
sont parues initialement sans être signées. « Tout
bonnement, est-il expliqué dans la préface, parce
qu’elles ne valaient pas la peine de l’être ».
Et l’auteur anonyme - Banville, donc - de souligner que
les textes rassemblés dans ce recueil relèvent de la
satire, de la caricature, de la parodie.
De
fait, Le mirecourt est un poème plein d’humour.
Il a été écrit, donc, en 1846, c’est-à-dire l’année
suivant la parution du livre d’Eugène de Mirecourt Fabrique
de romans. Maison Alexandre Dumas & Cie. Dans
ce pamphlet, Mirecourt s’en prend très violemment à
Dumas à qui il reproche l’utilisation de collaborateurs
pour l’écriture de ses romans. Il s’attaque aussi
directement à l’homme et à ses origines: « Grattez
l'écorce de M. Dumas et vous trouverez le sauvage »,
écrit ainsi Mirecourt. La violence raciste de ce dernier
incite Dumas à lui faire un procès: Mirecourt perd et se
retrouve lourdement condamné.
Le poème de Théodore de Banville s’inscrit dans ce
contexte. Il imagine une rencontre entre les deux
hommes: Mirecourt croise Dumas et l’apostrophe. Les
invectives déversées par le polémiste sont savoureuses
(pour celles qui sont encore compréhensibles
aujourd’hui). On appréciera « compresse de la
presse, emplâtre universel posé sur sa détresse »
ou encore « ta machine à vapeur fait marcher
trois cents plumes, et tu fais un gâchis en
trente-deux volumes des mémoires de D’Artagnan ».
Banville utilise drôlement des noms d’écrivains en les
transformant en noms communs, ce qui donne « pacha
de ces maquets sans nombre », en allusion à
Auguste Maquet, le principal collaborateur de Dumas, ou
« comme un féval trop plein tu répands tes
tartines », référence à Paul Féval, auteur
prolifique de romans feuilletons.
Le pamphlétaire lui-même se voit appliqué ce traitement
de « nom commun ». Banville ne parle jamais de
Mirecourt mais de « un mirecourt », sans
majuscule, un peu comme s’il s’agissait d’une espèce
bizarre ou vaguement nuisible. A moins qu’il ne faille y
voir le pendant de l’utilisation du mot
« nègre » par Mirecourt dans Fabrique de
romans pour s’en prendre à Dumas.
Après cette longue tirade agressive « du
mirecourt », la réponse de Dumas est en tout cas
savoureuse. Il sourit et lance simplement: « As-tu
déjeuné, Jacquot ? ». Une façon de ramener à zéro
la portée des accusations de Mirecourt tout en lui
rabattant le caquet: Jacquot était le véritable nom du
pamphlétaire qui s’était octroyé un pseudonyme à
particule sans y avoir le moindre droit…
Il est à noter qu’à l’occasion de la deuxième édition de
son recueil, intervenue dès 1859 et publiée sous son nom
cette fois, Banville a apporté plusieurs modifications
significatives à son poème, en
l’« édulcorant » légèrement. En premier lieu,
il a rétabli les majuscules à tous les noms d’auteurs:
le titre devient Le Mirecourt, et l’on retrouve
Maquet, Lamartine, etc. En deuxième lieu, il supprime la
mention de Féval et remplace ce dernier par Augu
(vraisemblablement Henri Augu, auteur bien oublié né en
1818). Ce qui donne le vers: Comme un Augu trop
plein tu répands tes tartines. On aimerait savoir
pourquoi... Enfin, quelques autres modifications peu
significatives peuvent être relevées.
Un texte plein d’esprit, en tout cas, qui met résolument
Banville du côté de Dumas dans l’affrontement avec
Mirecourt.
Merci à Mihai-Bogdan
Ciuca de m’avoir signalé ce poème.
Texte intégral de la première édition
Un jour Dumas passait : les divers gens de lettres
Devant son gousset plein s'inclinaient à deux
mètres,
En murmurant : ils sont trop verts !
Un mirecourt soudain, fait comme un vilain
masque,
Fendit la foule, prit son twine par la basque,
Et lui fit cette scie en vers :
« Alexandre Dumas, compresse de la presse,
» Emplâtre universel posé sur sa détresse,
» Moxa qu'elle se met partout,
» Ecoute-moi, pacha de ces maquets sans nombre,
» Ombre de Scudery, qui de Gigogne est l'ombre.
» Tu n'es qu'un pitre et qu'un berthoud!
» Tu gâtes le papier de quatre lamartines.
» Comme un féval trop plein tu répands tes
tartines
» Sur tout un peuple rechignant ;
» Ta machine à vapeur fait marcher trois cents
plumes,
» Et tu fais un gâchis en trente-deux volumes
» Des mémoires de D'Artagnan.
» Mais ton jour vient. Il faut dans Le
Siècle qui tombe
» Que le premier-Paris sous lui creuse ta tombe !
» Dieu te garde un carcan de bois
» Dans La Démocratie, un journal de
dentiste,
» Dans les entrefilets du Globe, et dans
L'Artiste,
» Feuille qui parait quelquefois !
» Pommier te dira : zut ! Dans le format du Times
» Tes vieux ours écriront les noms de tes
victimes ;
» Tu les entendras te crier :
» Mort et damnation ! et te traiter de cancre,
» Tous ces fœtus caducs, ces vieux ours teints de
l'encre
» Qui n'est plus dans ton encrier !
» Ceci t’arrivera, Yacoub, sans que Chambolle,
» Solar ni Girardin te soldent une obole
» Sur le dernier trimestre échu ;
» Lors même que Dumas, ainsi qu’Abdolonyme,
» Vieux et plantant ses choux, prendrait le
pseudonyme
» De Falempin ou Barbanchu ! »
Dumas avait un jonc en bois de sycomore.
Et près de lui Gautier, qui sur la tête more
Fait cinq cent vingt pour son écot:
Docile au mirecourt, il lui laissa tout dire,
Pencha son front rêveur... puis avec un sourire
Fit : « As-tu déjeuné, Jacquot ? »
Octobre 1846
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