(extrait de "Autre chose", Le Seuil, 1959)
Le premier soir du printemps, quand la température est
assez douce pour qu'on puisse à nouveau s'arrêter
dehors, au sortir du repas un doute nous vient, une hésitation,
un soupçon peut-être. La nuit semble s'ouvrir sur
des profondeurs nouvelles et pourtant elle se ferme, ce n'est
plus l'obscurité maigre et sale avec laquelle on se pressait
d'en finir, une qualité confortable l'imprègne au
contraire, diffuse, comme d'étoffes et de coussins où
l'on aimerait s'attarder mais sans repos, dans l'espoir d'on ne
sait quel plaisir, de gestes sans fatigue, de muets échanges.
L'ombre entre les maisons paraît celle, fragile en même
temps qu'épaisse, de ce qui pourrait être une aile
sur les toits s'il n'en fallait parler de façon moins grossière,
la dégager plutôt de l'ensemble fini des paroles,
comme parfois le feu se révèle à une altération
de l'air. On voudrait dire... mais justement on ne peut rien dire
et pas même ceci. Le bleu est d'une encre plus sombre, cependant
nous sommes en deçà du regard; les bruits sont de
tous les jours, et nous vibrons à l'unisson d'autres rumeurs.
Vibrer, voilà bien le dernier verbe où nous tenir
- et jusqu'à notre peau que nulle brise toutefois ne frôle
- mais encore ne peut-il s'agir que d'un mouvement très
ralenti, presque immobile bien qu'il soit intense, et dépouillé,
purifié, abstrait - mouvement d'une voix sans mots, lumière
aveugle. Autre chose brusquement est là, existe, et nous
livre à l'inquiétude. Comme des bêtes familières les objets sont sortis
avec le soir, ceux du moins dont la vie est nocturne, les porches,
les urinoirs. Leur présence rassure, et l'espèce
d'indifférence qu'ils manifestent pour les perspectives,
cette diminution parallèle des platanes qui s'effacent
dans la distance et sombrent. Sans halos glissées entre
les arbres les lumières proches créent des zones
de refus - le poli d'une branche, une fourche - où la nuit
semble niée bien qu'elle en ronge les bords, mais elles
ont cette assurance des choses qui vient de leurs limites. Cependant
elles se répètent et plus loin la nuit les use davantage,
on ne voit pas qu'elles éclairent mais seulement, réduite
de plus en plus, une forme blanche voisine du cercle et qui se
multiplient, se resserrent, vont à la ligne après
leur nom que sur un rejet elles nous laissent. LUMIÈRE,
on recueille le mot pour qu'il résonne en nous mais il
se tait - ampoule au filament plus vif, globe, surface de bois
que la première malgré le second détache.
On tient devant ses yeux cette construction de lettres qui n'en
sont plus, trait de courbes fermées puis ouvertes et closes
encore, un instant brisé, enroulé de nouveau avant
qu'un segment ne l'arrête mais qui devrait s'ouvrir sur
un autre trait, un autre mot, se prolonger vers l'arrière
comme une amorce de lien invite en avant à le faire. On
voudrait forcer le dessin vers ce qui n'est pas tracé -
qui ne peut l'être - et pourtant tout est dit, rien n'apparaît
entre des lignes que nul indice ne révèle, de même
que le tronc, le verre, le fil incandescent, ne sont que les témoins
d'une onde particulière. On tenterait, dans un dernier
effort, d'en situer le foyer et mesurer l'angle si notre regard,
plus averti que nos idées, ne glissait le long du pointillé
des lampes, décidé à ne pas voir, sautant
où les feux se réduisent à l'opacité
du mot, jusqu'à ce mouvement de fin de rue où la
nuit, mystérieuse et pénétrable, se coule
au ras du sol. Le dépit cependant demeure - et se crispe
jusqu'au désir - de n'avoir pas accès aux métaphores
lumineuses où d'ordinaire, est-on la proie de pareilles
attaques, on trouve à maîtriser son impatience, comme
si notre attente devenait promise à la déception.
Et peut-être, parce qu'il s'agit bien de cela, et de n'attendre
rien que l'imminence à chaque pas repoussée d'une
révélation qui ne viendra plus, dont l'instant est
passé mais dont subsiste la certitude, peut-être
va-t-on prendre la deuxième rue à gauche et rentrer
chez soi, quitter enfin ce pardessus auquel on a dû en octobre
une impression d'élégance et presque de richesse,
dont pendant tout l'hiver on a goûté le confort,
l'épaisseur du drap et sa résistance au vent comme
à la pluie, et dont le poids nous gêne à présent
que la nuit est tiède, adoucie par l'averse de six heures.
Il pesait autant dès la première fois mais d'autres
sentiments l'emportaient alors, des sensations plus fortes: il
y avait, de nous à lui, des rapports certes moins subtils
que ceux par moments établis avec le jour, qui toutefois
aidaient au bonheur d'exister, nous fournissaient en petits plaisirs
sur quoi s'appuyait notre conscience; des liens qu'on ne tendait
pas trop, qu'on gardait lâches au contraire pour se laisser
mieux surprendre - et c'étaient de brusques éclaircies,
des rires, un épanouissement des choses et nous vivions
plus avidement, de cette façon gourmande qu'on a pressentie
sur le trottoir, mais trop vite, ou d'une manière inattentive. Si l'on regagnait sa chambre ce serait en traînant du
mieux possible, en cherchant au hasard un prétexte à
s'attarder. On finirait par rentrer quand même, anxieux
dès la porte d'une visite ou d'une lettre au courrier du
soir. On aurait acheté un journal. On se mettrait à
lire, commençant par la rubrique des spectacles ou les
faits divers, quelque chose de rapide. On s'attaquerait aux mots
croisés avec l'espoir qu'ils fussent difficiles, mais pas
trop, crainte de renoncer. Ou bien on s'accouderait au balcon
et regarderait les fenêtres de la cour intérieure,
dont pour la première fois quelques-unes sont ouvertes
à cette heure, recenserait ces habitants de l'immeuble
qu'on n'a pas vus depuis quatre mois, écoutant la radio
du cinquième, guettant l'ombre des bonnes sur le verre
dépoli des cuisines. On s'apercevrait qu'un pan du crépi
s'est effondré, le contrepoids de l'ascenseur descendrait
en grinçant sur les rails. Puis, las de voir que ce dont
on manque ne se trouve pas dans cette ombre fermée, à
peine entamée de rectangles jaunes, on rentrerait dans
la pièce, et, fenêtre entrouverte - car on ne pourrait
se soustraire tout à fait à la respiration même
retenue de la nuit - on s'allongerait sur le divan, bras repliés
sous la nuque, à même le couvre-lit. On allumerait
une cigarette, suivrait des yeux la fumée blanche devant
les rideaux, noire contre le plafond, coulée en volutes
molles. On n'aurait envie de livres non plus que de musique. On
s'appliquerait à quelque événement de la
journée, en ferait le support de rêveries fiévreuses
où l'on se donnerait le meilleur rôle. Sans doute
irait-on boire au robinet de la salle de bains ou mouiller son
visage. Alors, comme on se rend à quelque lieu de travail
obligé on s'installerait à sa table et commencerait
d'écrire, disant qu'on n'a rien à dire, que nul
mot ne reste où s'appuyer, que même on n'a plus le
moyen de chercher ailleurs puisqu'on manque d'un point de départ,
n'importe; on s'arrêterait aussitôt entre continuer
et se taire, la difficulté de s'exprimer et un désir
d'expression d'autant plus insistant qu'il n'aurait de prétexte
que lui-même. On rechargerait un stylo pourtant à
moitié plein. Et l'on déciderait brusquement, tel
un insecte affolé par le feu choisit d'y brûler son
aile, que le premier soir du printemps... Il pleut. On ne saurait dire quand les gouttes ont commencé de choir et déjà elles passent nombreuses, glissées entre la nuit et soi, comme pour marquer mieux la distance de l'ombre à l'exaltation, mais distraite, par quoi on s'efforçait de lui répondre. On marche contre le bloc liquide que le vent incline à sa rencontre - et qui n'est pas un rideau puisqu'il n'en finit plus de s'approfondir -, mains aux poches et tête dans les épaules, col relevé, fermé du mieux possible à l'insinuation patiente de la pluie. L'eau pose cependant à intervalles une fraîcheur sur la cheville et l'on prend brusquement conscience, alors que la jambe tendue vers l'arrière se mouille encore, de la longueur nouvelle de son pas. Avec amusement on prête attention au fonctionnement de sa mécanique, à l'immobilité de ce qui ne concourt pas à la marche et qui, comme on craint de voir se vider au moindre heurt les petits réservoirs de ses cheveux et des plis de son manteau, avance sans un geste, porté par le balancement rapide d'en dessous. Ainsi, au lieu de la subir a-t-on l'impression de maîtriser la pluie en l'obligeant à s'entrouvrir, telle une île entrave le courant, et si au poignet gauche une dure masse froide vient de s'abattre sous le gant, cette concession sans importance ne rend que plus agréable l'ampleur de sa domination. Afin que celle-ci soit complète, on baisse la tête à contre-pente de l'eau, les yeux fixés au sol par l'inclination du crâne, et le regard, ainsi occupé du trottoir seulement, en découvre le spectacle: on n'a jamais remarqué tant d'excréments de chiens ni que leurs formes fussent si variables, leurs tailles si diverses, leurs couleurs si nuancées; certains semblent tout frais, mous, sont d'un brun presque jaune sur quoi la pluie met des éclats de chrome; d'autres au contraire, plus anciens, foncés, ridés par le froid des nuits précédentes, se liquéfient à peine et tranchent sur les gris du sol, cette juxtaposition de petites mares qui ne sont souvent que des reflets et dans lesquelles, éphémères et toujours remplacées, les gouttes dessinent des cercles blancs et noirs sitôt brisés. Ces déchets-ci paraissent reprendre souffle, s'affirmer par ce qui n'est plus l'ennui de l'averse mais une quête amusée - ainsi que les morceaux de ficelles qui, écrasés par trop de pas, avaient fini par s'incorporer au goudron et que la pluie, en les gonflant, rend à leur aspect de ficelles. Les bouts de cigarettes ont triste mine par contre - du tabac s'écoule de leurs blessures. Et de même que de la densité plus ou moins forte des débris de chiens, et de leur fanure, on peut induire l'application des concierges, de même les agglomérats de tickets d'autobus encrés, ou de métro poinçonnés, permettent-ils de vérifier à coup sûr, en se risquant à lever les yeux, en quel point de la ville on vient de parvenir. S'il faut traverser une rue, alors, laissant penché son visage mais ne regardant plus, on confie l'attention à l'oreille, inquiet de ce chuintement des roues qui sur la chaussée, mêlé au bruit des moteurs, fait un fond sonore presque indistinct. Puis, franchi d'un bond le ruisseau qui se bouscule contre l'autre trottoir, on retrouve aussitôt son immobilité rapide, à peine irrité d'une cascade sur la joue qui en le renouvelant, entretient le plaisir de la promenade: on aime ce ronron de l'esprit tournant à vide sur lui-même, déchiffrant au lieu de défricher, à fatigue moindre. Mais alors, comme si le moyen de s'en sortir ne s'offrait qu'au niveau le plus banal et si le dénuement devait avoir, d'abord, atteint aux limites les plus pauvres, à cette remarque on dirait que la nuit bouge, qu'on l'habite mieux, qu'elle s'entrouvre un instant sur quelque lumière inconnue mais visible par transparence, puis recouverte, et dont on a pu recueillir un reflet qui faiblement en soi la prolonge, se souvient, assure au moins d'une expérience manquée. Il n'y a déjà plus que des lampadaires, des enseignes, leurs éclats disposés sur le sol comme sur la palette d'un mauvais peintre. La nuit s'est retirée au bout de la rue nouvelle, on peut les choisir plus obscures elle n'est jamais qu'à l'autre extrémité, mais qu'importe: on marcherait longtemps jusqu'à n'être plus que passage et l'écho de son pas, brisé par une musique désolée, comme accordée au bruit de tous les pas qui se mêlent aux siens avant qu'on s'en détache, dont on ne pourra plus se détacher; on laisserait partir le dernier métro, s'effacer tout à fait les lumières. Par une faiblesse plane et parfois à peine musclée, comme de la mer assoupie une vague trouve à naître et glisser au sable, on serait porté jusqu'à l'aube, filant de la distance entre le monde et soi, sa chambre et soi, une impossibilité d'entreprendre un déjà long retour... Alors on hésite entre les rues du carrefour, après s'être attardé dans un café, avoir attendu quelque anonyme ami. |