Une ville

(extrait de "Autre chose", Le Seuil, 1959)

 

Sitôt qu'on atteint la ville elle oblige à renier notre savoir, puis, ayant déçu toute idée grandiose, entreprend sans en avoir l'air, au fil de rues tranquilles, de nous rendre à nouveau capables d'enchantement. Point de tumulte mais un murmure, une invite à flâner. De calmes et tortueux passages, mi-ombre mi-lumière, déroulent à mesure leur étroit labyrinthe - couloirs par endroits élargis en vestibules et en paliers, brisés à peine en perrons et en escaliers, incurvés en rotondes de fraîcheur. Un désordre de murs, de tuiles, de linges et de fleurs, de balcons et de grilles, s'organise à leur bord en ateliers et en maisons, dégage ici une fontaine, une remise. Le ciel est rejeté dans des lointains que cernent, à la cimaise des toits, des moulures de soleil. Parfois un clocher s'élance, une échappée laisse parfois s'allonger le regard jusqu'à l'ocre des collines ou le vert frais du fleuve. La rue, dans cette danse immobile de pierres, nous laisse aller sans réticences, complice, entrouverte au hasard sur un secret de feuillages.
Si ondoyante que nous ignorons où l'on nous mène et dédaignons de le savoir. Qu'on ait dressé des plans de la ville, cette pensée nous passe et nous l'abandonnons, comme une trace sur le pavé qui bientôt va disparaître. Il n'est plus rien à poursuivre, tout nous est au contraire sur-le-champ donné, et nous devinons qu'à oublier en nous le promeneur, nous serons préservés de toute redite. Suivant les pentes les plus naturelles (et qu'importe à présent si elles montent?), certes nous marchons mais sans l'idée de le faire, comme si nous n'avancions et si la rue dérivait alentour, sereine et pourtant vive, avec parfois un léger trouble à sentir notre présence. On dirait d'un vertige, n'était je ne sais quelle majesté, quelle aisance avertie dont nous comprenons qu'elle est nôtre et que nous filons à mesure, mais qui nous soutient à son tour, tel un navire progresse à la pointe de son sillage. Tout se confond de nos idées à nos regards et c'est pourquoi cette ville, étrangère pourtant et qui fut surprenante, nous concerne au plus près: notre esprit s'accorde au mouvement dont notre taille, instinctive, absorbe les secousses,
s'abandonne aux rêveries qui lui viennent, lentes et douces et qui semblent glisser à la surface de nous-mêmes, mais sans pesanteur, capables au contraire des plus libres détours,
entraîne la rue dans le mouvement qui nous emporte, toujours le même, à chaque instant nouveau.
Et si nous sommes sensibles à ce que la promenade nous propose, attentifs à des nappes d'ombre, des flaques de soleil, c'est d'une émanation des choses que nous garderons souvenir, la douceur d'une lumière. Elle nuance les couleurs quand elle précise les contours, retouche les objets et l'on croit qu'ils ont bougé, qu'ils vont le faire. De même qu'une toile sous le pinceau s'anime, s'éclaire, vibre enfin, la pierre ici n'est plus inerte mais mouvante, comme un souffle légère à notre visage. Chaque rue devient un appel d'air et nous y répondons de tout notre être, ivres de fraîcheur et de clarté, nous enfonçant avec délices vers le plus secret de la ville. Celle-ci s'entrouvre comme nous la pénétrons davantage, efface rides et angles sombres, tend sa courbe, s'emplit de ce qui lui manque et qui était simple. Il semble même que nous l'inventions à la découvrir, et que la dorure de cette façade nous doive comme au soleil, tant l'allégresse de la lumière répond à notre joie. En cela notre émotion reste ambiguë, mais assez vive pour qu'elle se moque,
et du poème en train de vivre nous ne saurons pas si nous l'avons lu, si nous fûmes son auteur.

 

Il faudrait dire ici l'épaisseur des mots, leur poids, le talent qu'ils ont d'être sourds. Comme un objet enfermé sur lui-même ne peut s'étendre ni bondir, ils sont sujets à certaines limites, et nous avons beau les forcer, distordre et imprimer, ils n'expriment que l'ignorance de qui songe à s'en servir. Passifs, comment les émouvoir? Clos, les ouvrir? Opaques, de quels reflets?... Nous éprouvons au contraire qu'ils s'usent, et, tel un galet trop roulé par les flots s'érode et rogne ses pointes, poli, anonyme enfin, que le mot dans le flux des paroles abdique tout pouvoir, même de l'existence:
devenu foule et moins partie de la foule que foule dans son ensemble,
interchangeable au point qu'on n'en sait plus le sens, d'où il vient, où il va,
utile seulement et sans plus de dignité pour avoir trop servi.
Et si nous répondons par le mépris à la question devenue muette qu'ils nous posent, et par plus de paroles à leur silence, il arrive cependant que les mots, qu'un mot parfois nous saute au visage, compact, et dont nous jouons comme d'une énigme, non sans crainte. Alors vraiment, de même qu'une chose se laisse prendre, qu'il est aisé d'en faire le tour - et qu'elle nous reste impénétrable,
après qu'on l'a pesé, que ses syllabes ont chanté, qu'en nous ses pleins se sont arrondis,
on s'en débarrasse,
absurde, irritant,
digne au mieux de notre amusement de quelques secondes,
on s'en défait comme d'un cailloux que le plus loin possible on lance.
Et lorsque ensuite, intact, nous le ramasserons où nous l'avions jeté, qu'avec lui nous voudrons rebâtir une ville dont en nous chemine la lumière, nous le trouverons si lourd, ce mot, de ténèbres, que nous serons tentés de renier à la fois présence et souvenir...

 

La ville est franche, limpide, sans d'autre mystère que sa clarté. Muette pourtant. Le regard glisse à la surface de ses murs, l'esprit les reconnaît et les accueille, ne les nomme point. Ce n'est plus, comme à l'ordinaire, que les objets résistent au langage et que nous éprouvions une impossibilité de leur soustraire fût-ce un aveu, tant ils nous paraissent abrupts et dépourvus de prises; leur transparence au contraire supprime ici la formule, il semble qu'en un coup d'oeil tout nous soit livré, le visible et le coeur et jusqu'à l'envers des choses, et que la lumière en nous, reflet du jour qu'elle transpose, supplante toute image. Comment nommer puisque tout est dit? Que chercher, si rien n'est sans réponse? Détachées ou non du sensible nos pensées déjouent la parole, passent rapides sans qu'on les puisse prendre au mot, qui serait s'appesantir, briser le mouvement par quoi tout se tient et nous charme. Ce moindre recul qu'il faudrait à l'intelligence, le sentiment sans arrêt le comble, sans cesse il dépasse notre raison: nous respirons une beauté qui, plus vive que la surprise, est plus vraie que ces vues de l'esprit dont nous faisions commerce, où nous mettions notre raison de vivre et qu'en entrant dans la ville, dès sa porte de grès rose, il nous a fallu dépouiller. Et si nous fûmes déroutés alors, pauvres d'être démasqués, à marcher sans plus d'étonnements nous n'éprouvons pas de lassitude: toute rue, y repassons-nous, est chaque fois découverte, toute seconde la première; avec nos habitudes, notre passé, notre nom, la ville a pris notre fatigue - jamais notre vie ne nous a paru si légère:
privée de souvenirs que nous transformions à notre guise et qui, parce qu'au lieu de les surmonter nous nous en laissions envahir, ombraient notre présent et nous préservaient d'en jouir,
insoucieuse d'un avenir qu'un sentiment d'éternité supprime, dans une ample inspiration.

D'ordinaire, une ville inconnue m'apparaît scandaleuse. Étourdi par la rumeur de ses rues, les lignes, les couleurs autrement disposées, j'erre des heures dans un tourbillon de pensées, de regards, d'exclamations confuses,
poursuis ce qu'il me reste des visions d'hier comme s'il me fallait les abattre, déjouer mes croyances qui n'étaient vraies qu'ailleurs et qu'aujourd'hui dénonce,
rejoindre enfin, à l'autre rive de la nuit, le plus rien qui rendra tout possible.
Ici, dès le premier pas, nous avons connu ce vide. Contre l'enceinte a buté notre science, de la ville mais aussi de nous-mêmes, et les qualités que nous tentions d'imposer au-dehors comme une exigence qui nous fût propre. Place nette en nous, notre existence s'élargit aux objets environnants, leur nature étrangère s'efface sous la nôtre. Nous éprouvons à la fois que nous ne sommes plus nous-mêmes et que jamais nous ne le fûmes davantage - c'est dire que, libres de toute singularité, un même anonymat nous unit au monde sans plus nous y perdre. Il semble que nous atteignions à une autre vie, plus vaste et comme infinie, espace lumineux. Et, non pas plus intense ni délicieux mais sans doute plus important,
comme s'il était le principe de notre extase, son immatérielle matière :
un sentiment d'évidence,
la certitude que, par l'illusion merveilleuse, nous allons au bout de l'aventure.
Comblés, nous n'osons compromettre un si rare équilibre. Nous eussions parlé jadis, étourdi nos compagnons de phrases exclamatives pour les forcer au bonheur, tant il est inconcevable que nous puissions le goûter seuls et tant cet état, le devons-nous au plus particulier prétexte, porte en lui une exigence d'unité. Que les inquiétudes, les chagrins, les doutes de naguère puissent, dans l'oeil d'un ami, survivre, ceci mérite qu'on intervienne: et nous serions moqués et méprisables. Comme il est vrai que d'ordinaire l'échec d'autrui nous importe seul, la joie que nous voudrions commune ne saurait qu'irriter, nous troubler ces réticences. Puis, comment la dire? Dans la seconde qu'on le connaît, le ravissement interdit le mot; on ne parle jamais que du désir, ou du regret.

 

Cependant nous voudrons écrire. Nous savons bien que la mémoire à la longue se dérobe, qu'il nous faudra fixer notre émotion si nous désirons lui garder son exactitude et sa fraîcheur. Nous commencerons d'écrire. A notre joie presque douloureuse nous saurons que la ville a bougé, s'éveille de l'oubli où nous la laissions se ternir et que sa lumière perce à nouveau, s'affirme. Les heures si parfaites que nous avions connues, nous les revivrons une seconde comme il n'était plus possible mais séparées déjà, différentes, nous-mêmes plus anxieux de les atteindre davantage. La ville retrouvée, une brèche en effet s'y creuse. Ou plutôt s'étrécit la place qu'elle avait en nous et la ville s'éloigne, chaque instant plus distante et jamais plus étrangère, comme si notre effort n'avait eu pour fin que ceci: reprendre la ville pour mieux la perdre, comprendre enfin qu'elle est imprenable et n'espérer plus la reprendre encore, nous détacher, nous déprendre d'elle qui nous avait pris car nous le fûmes seuls - seuls sensibles, investis par elle pour qui nous n'étions rien, occupés d'elle seulement. Nous cessons d'écrire. Alentour du silence qui s'approfondit, à peine émus d'une tristesse car enfin nous sommes faibles et désireux parfois, aussi, de posséder autre que nous, s'amasse une réserve de paroles, de mots, de formules, obscure mais qui va s'ouvrir, révéler non plus la ville une autre fois mais un état de nous-mêmes, d'exception et par là préféré: la plénitude. Un bonheur nouveau nous a bientôt surpris, moins pur que la joie d'avant mais que nous accueillîmes avec ferveur, tant, par son imperfection même et le sentiment qu'il demeurait à conquérir, il répondait à un désir plus impérieux que celui de fixer nos souvenirs. Cela n'était, accessoire, que le besoin d'atteindre un premier seuil qui fût une impasse: approcher la ville au plus près et constater qu'on ne peut davantage,
douter du mot pour réduire cette différence et l'amener au point où, infime, elle devient insurmontable,
rejoindre notre solitude.

Dupes, nous le fûmes sciemment. Chacun est le seul être qu'il ait une chance de pénétrer tout à fait, et les objets, parce qu'ils sont indifférents - trop différents pour ne pas l'être - nous échappent davantage. Mais justement, nos calculs étant déjoués avant même qu'on s'y essaye, c'est devant eux qu'il faut nous surprendre. Qu'à un paysage, une orange, un vase, nous prêtions le bonheur qui était en nous, voilà certes qui importe peu. Mais que par ce vase, ou ce fruit, nous soyons introduits au bonheur, ceci doit être décisif. Le ravissement en effet détourne notre vision de la connaissance, s'ajoute à l'objet, le transpose: tout à coup si neuf qu'invisible jusqu'alors. Nous en avions une habitude ou du moins les références - nous le regardions mais sans le voir. Ou plutôt nous ne faisions que simplement le voir, mettre en regard son existence et la nôtre. Deux - et sans nulle complaisance, ni cette parenté qui nous permet de tromper sur les êtres un désir de domination, une soif d'inconnu qui viennent de nous et qui ne peuvent être assouvis que sur nous. Deux - mais solitaires. Et seuls dans l'extase encore lorsqu'au hasard d'une concordance notre vision se renouvelle,
qu'un frisson nous vient au spectacle moins de l'objet que d'une image de nous-mêmes,
de notre perfection,
quand ce que nous voyons est si clairement cela que nous devrions être qu'on en oublie le regard et parvient d'un trait au bonheur.
Voici qui nous importait. Tant de mots, depuis, de majuscules et de discours - et chaque fois la ville s'affirme davantage, sa lumière en nous précise son éclat. Quoi! Nous appelons vérité notre opinion la plus récente, Vérité la somme inconnue de nos ignorances; et cependant un souvenir de bonheur continue de nous offrir son évidence, notre inquiétude d'y trouver repos. Parce qu'il s'agit d'un état " dont on n'a pas idée " il résiste aux courants et aux tempêtes, dénonce par sa permanence nos démarches ordinaires. Nous l'oublierons peut-être car l'émotion faiblit à se répéter - il ne saurait se démentir. Et nous devrons attendre l'heure où, à nous le rappeler, nous n'y retomberons plus tout à fait mais assez encore pour que notre raison, pouvant enfin essayer de comprendre, demeure sous son emprise,
où nous pourrons décrire et seulement décrire, naïvement, cet état où la solitude trouve à s'enchanter, notre nature à s'accomplir.

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