Sitôt qu'on atteint la ville elle oblige à renier
notre savoir, puis, ayant déçu toute idée
grandiose, entreprend sans en avoir l'air, au fil de rues tranquilles,
de nous rendre à nouveau capables d'enchantement. Point
de tumulte mais un murmure, une invite à flâner.
De calmes et tortueux passages, mi-ombre mi-lumière, déroulent
à mesure leur étroit labyrinthe - couloirs par endroits
élargis en vestibules et en paliers, brisés à
peine en perrons et en escaliers, incurvés en rotondes
de fraîcheur. Un désordre de murs, de tuiles, de
linges et de fleurs, de balcons et de grilles, s'organise à
leur bord en ateliers et en maisons, dégage ici une fontaine,
une remise. Le ciel est rejeté dans des lointains que cernent,
à la cimaise des toits, des moulures de soleil. Parfois
un clocher s'élance, une échappée laisse
parfois s'allonger le regard jusqu'à l'ocre des collines
ou le vert frais du fleuve. La rue, dans cette danse immobile
de pierres, nous laisse aller sans réticences, complice,
entrouverte au hasard sur un secret de feuillages.
Il faudrait dire ici l'épaisseur des mots, leur poids,
le talent qu'ils ont d'être sourds. Comme un objet enfermé
sur lui-même ne peut s'étendre ni bondir, ils sont
sujets à certaines limites, et nous avons beau les forcer,
distordre et imprimer, ils n'expriment que l'ignorance de qui
songe à s'en servir. Passifs, comment les émouvoir?
Clos, les ouvrir? Opaques, de quels reflets?... Nous éprouvons
au contraire qu'ils s'usent, et, tel un galet trop roulé
par les flots s'érode et rogne ses pointes, poli, anonyme
enfin, que le mot dans le flux des paroles abdique tout pouvoir,
même de l'existence:
La ville est franche, limpide, sans d'autre mystère
que sa clarté. Muette pourtant. Le regard glisse à
la surface de ses murs, l'esprit les reconnaît et les accueille,
ne les nomme point. Ce n'est plus, comme à l'ordinaire,
que les objets résistent au langage et que nous éprouvions
une impossibilité de leur soustraire fût-ce un aveu,
tant ils nous paraissent abrupts et dépourvus de prises;
leur transparence au contraire supprime ici la formule, il semble
qu'en un coup d'oeil tout nous soit livré, le visible et
le coeur et jusqu'à l'envers des choses, et que la lumière
en nous, reflet du jour qu'elle transpose, supplante toute image.
Comment nommer puisque tout est dit? Que chercher, si rien n'est
sans réponse? Détachées ou non du sensible
nos pensées déjouent la parole, passent rapides
sans qu'on les puisse prendre au mot, qui serait s'appesantir,
briser le mouvement par quoi tout se tient et nous charme. Ce
moindre recul qu'il faudrait à l'intelligence, le sentiment
sans arrêt le comble, sans cesse il dépasse notre
raison: nous respirons une beauté qui, plus vive que la
surprise, est plus vraie que ces vues de l'esprit dont nous faisions
commerce, où nous mettions notre raison de vivre et qu'en
entrant dans la ville, dès sa porte de grès rose,
il nous a fallu dépouiller. Et si nous fûmes déroutés
alors, pauvres d'être démasqués, à
marcher sans plus d'étonnements nous n'éprouvons
pas de lassitude: toute rue, y repassons-nous, est chaque fois
découverte, toute seconde la première; avec nos
habitudes, notre passé, notre nom, la ville a pris notre
fatigue - jamais notre vie ne nous a paru si légère: D'ordinaire, une ville inconnue m'apparaît scandaleuse.
Étourdi par la rumeur de ses rues, les lignes, les couleurs
autrement disposées, j'erre des heures dans un tourbillon
de pensées, de regards, d'exclamations confuses,
Cependant nous voudrons écrire. Nous savons bien que
la mémoire à la longue se dérobe, qu'il nous
faudra fixer notre émotion si nous désirons lui
garder son exactitude et sa fraîcheur. Nous commencerons
d'écrire. A notre joie presque douloureuse nous saurons
que la ville a bougé, s'éveille de l'oubli où
nous la laissions se ternir et que sa lumière perce à
nouveau, s'affirme. Les heures si parfaites que nous avions connues,
nous les revivrons une seconde comme il n'était plus possible
mais séparées déjà, différentes,
nous-mêmes plus anxieux de les atteindre davantage. La ville
retrouvée, une brèche en effet s'y creuse. Ou plutôt
s'étrécit la place qu'elle avait en nous et la ville
s'éloigne, chaque instant plus distante et jamais plus
étrangère, comme si notre effort n'avait eu pour
fin que ceci: reprendre la ville pour mieux la perdre, comprendre
enfin qu'elle est imprenable et n'espérer plus la reprendre
encore, nous détacher, nous déprendre d'elle qui
nous avait pris car nous le fûmes seuls - seuls sensibles,
investis par elle pour qui nous n'étions rien, occupés
d'elle seulement. Nous cessons d'écrire. Alentour du silence
qui s'approfondit, à peine émus d'une tristesse
car enfin nous sommes faibles et désireux parfois, aussi,
de posséder autre que nous, s'amasse une réserve
de paroles, de mots, de formules, obscure mais qui va s'ouvrir,
révéler non plus la ville une autre fois mais un
état de nous-mêmes, d'exception et par là
préféré: la plénitude. Un bonheur
nouveau nous a bientôt surpris, moins pur que la joie d'avant
mais que nous accueillîmes avec ferveur, tant, par son imperfection
même et le sentiment qu'il demeurait à conquérir,
il répondait à un désir plus impérieux
que celui de fixer nos souvenirs. Cela n'était, accessoire,
que le besoin d'atteindre un premier seuil qui fût une impasse:
approcher la ville au plus près et constater qu'on ne peut
davantage, Dupes, nous le fûmes sciemment. Chacun est le seul être
qu'il ait une chance de pénétrer tout à fait,
et les objets, parce qu'ils sont indifférents - trop différents
pour ne pas l'être - nous échappent davantage. Mais
justement, nos calculs étant déjoués avant
même qu'on s'y essaye, c'est devant eux qu'il faut nous
surprendre. Qu'à un paysage, une orange, un vase, nous
prêtions le bonheur qui était en nous, voilà
certes qui importe peu. Mais que par ce vase, ou ce fruit, nous
soyons introduits au bonheur, ceci doit être décisif.
Le ravissement en effet détourne notre vision de la connaissance,
s'ajoute à l'objet, le transpose: tout à coup si
neuf qu'invisible jusqu'alors. Nous en avions une habitude ou
du moins les références - nous le regardions mais
sans le voir. Ou plutôt nous ne faisions que simplement
le voir, mettre en regard son existence et la nôtre. Deux
- et sans nulle complaisance, ni cette parenté qui nous
permet de tromper sur les êtres un désir de domination,
une soif d'inconnu qui viennent de nous et qui ne peuvent être
assouvis que sur nous. Deux - mais solitaires. Et seuls dans l'extase
encore lorsqu'au hasard d'une concordance notre vision se renouvelle, |