Quelques gouttes espacées tombent encore mais un rai
de soleil perce vers l'ouest entre les nuages, plutôt un
pan jaune lavé qui doit être la lumière. Sur
la véranda une mince couche de buée efface le paysage,
n'en laisse voir qu'une image imprécise, comme tremblée,
qui semble le repousser où la sensibilité au jour,
mais aussi à l'humidité comme au froid, ne seront
qu'une même approche. Une lame très vive rase la
pierre, frappe aux chevilles et la douleur se déploie en
une nappe épaisse, enveloppe les jambes puis la taille,
vient aux épaules. L'eau sonne sur le toit de zinc, se
condense en petites masses vives qui glissent le long du verre,
s'arrêtent et bientôt reprennent leur hasardeuse dérive,
à contre-pente du courant d'air.
L'anneau de vieux cuivre incommode parce qu'il n'est pas rigide,
que son poids ramène contre la serrure si on le saisit
mal, tourne sans heurts mais la porte vitrée résiste,
coincée vers le haut, à gauche, du côté
opposé à celui des gonds, par cette même rouille
en boucle sur la fermeture, vibre sous deux, trois secousses,
cède - les gouttes redressent leurs trajectoires, toutes
chutes précipitées.
Sur la haute marche du perron il tire une bouffée de cigare,
respire comme s'il y trouvait un réconfort, mais vite.
Il tremble: " Temps frais, nuageux, avec averses sur la partie
ouest de la France ", selon qu'a dû le répéter
sa mère, ou son frère, ou quelque autre personnage,
avant ou pendant le repas. Il descend un degré, rajuste
son veston car il a froid vraiment, " le printemps est en
retard ". Ses yeux, par-delà les basses marches, l'allée
parallèle, la plate-bande sans fleurs (ou peut-être
y en a-t-il: des plants de tulipe?), la pelouse en pente jusqu'au
chemin de la ferme, la mare entre deux haies, ses yeux fixent
un point de la colline d'en face. Il regarde la départementale
incurvée à mi-hauteur (tout est courbes, dans le
bocage), ou la prairie et ses arbres nus, des animaux; ou bien
il contemple, au-delà du lourd repli, l'averse qu'il a
vu un jour, un autre jour d'autres vacances de Pâques, surgir
à son sommet, noyer le pré, atteindre la mare, le
chemin, la pelouse, qu'il a entendu crépiter sur la véranda
où déjà il se trouvait à moins qu'il
ne fût dans le salon, à la plus proche fenêtre
du Salon Blanc.
Il jette un coup d'oeil vers ce qu'il devra donc appeler la lumière
puis il se décide, descend le perron ou plutôt le
dégringole, entraîné par son poids plus qu'il
ne l'attendait, fléchit la jambe sur l'allée pour
ne pas choir, puis, tournant, se redresse sans dommage. Et s'il
choisit la gauche, l'ouest, pour sa marche hésitante qui
ne paraît pas avoir d'autre fin qu'elle-même, qu'un
départ et peut-être une fuite, ce n'est pas tant
l'accroc de soleil, ni la route qui vers la droite barre l'allée,
que la pente descendante, reposante, entraînante que suit
l'avenue dans son orbe jusqu'à la ferme, sous la pelouse
à taupinières. Ou peut-être, parce qu'à
gauche sont les arbres, le massif de rhododendrons sous les fenêtres,
le frêne des cuisines, le bosquet de houx et de buissons
à boules blanches en été, peut-être
est-il entré dans le chant des gouttes, le bruit mou qu'elles
ont en tombant non plus du ciel mais du toit puis des branches;
leur note plus ou moins flasque selon le gravier, le sable, l'amorce
d'une flaque dans l'ornière; si différente de la
ville où l'eau s'échappe par le seul trou de la
gouttière, rebondit sur les avancées du cinquième
et, parfois, de l'entresol, s'écrase dans la cour avec
un bruit plus net, plus haut que celui de sa chute aux étages.
Suspendues à la barrière de l'enclos, en face du
houx qu'en fuyant un merle a secoué, de brillantes billes
apparaissent et se gonflent, distendent leur mince verre comme
sous l'action d'un souffleur - et croit-il qu'elles vont éclater
elles tirent un peu sur l'attache, l'éprouvent, la brisent
et coulent dans l'herbe, sans que nulle jamais ne tinte. Il aimerait
pourtant que quelque chose sonnât clair, correspondît
à ce à quoi confusément il aspire, la lumière,
un rire, une fille aimable; que le brusque soulagement du perron
(et vraiment le paysage s'était rué sur lui, comme
une averse des lointains se précipite) ne se perdît
pas en ces cheminements obscurs où l'eau patiemment s'obstine,
s'infiltre silencieuse entre mottes et brindilles. Mais après
le plain-chant et le bond elle progresse encore, pourrissement,
moisissure. Les troncs - celui du chêne près de la
barrière - les morceaux de bois coupé noircissent.
L'herbe, comme foulée, ternit telles les plaques moussues,
spongieuses, des planches appuyées contre la remise. Un
arceau de fer rouille l'eau recueillie. Parfois un brin se redresse,
une brindille, l'allée colle à son gravillon; et
qu'attendre en effet de ces minutes d'après la pluie quand
celle-ci n'est plus que souterraine, et que seules luisent les
gouttes arrêtées par les branches, si le jour est
trop faible pour atteindre le sol, toucher les traces? Ouverts,
les nuages passent rapides mais vont glisser sous d'autres nuages,
moins sombres mais sans brisures, et tandis que d'ordinaire ils
sont assez vifs et désordonnés pour que le soleil
y trouve passage, la lumière de l'ouest est disparue, dissoute
dans la fraîcheur qui peut-être monte ou qui achève
de tomber: qui est là (elle a pris position entre les arbres,
au ras de l'herbe), mais sensible à la peau mieux qu'à
l'oeil puisqu'au contraire les couleurs, dans la netteté
neuve des contours, opposent avec plus de vigueur leurs clartés
éteintes; à peine, sur le coteau à droite
de la basse-cour, une brume dans la distance. Mais de son mouvement
ce léger flou comme d'une fumée - il ne saurait
décider tant l'eau met d'entêtement à choir,
et d'amour-propre, d'habileté à se travestir lorsque
sitôt tombée elle remonte pour verser encore.
Les résineux qui longent la laiterie, la remise à
bois et le poulailler - adossés tous au mur nord du potager
- sont immobiles car le vent ne souffle que dans les hauteurs,
à mi-distance de la terre et des plus lourds et continus
des nuages. Quelques branches toutefois se balancent un peu, noires
de pluie, mais trop faiblement pour que les troncs ne craquent
comme au début de la guerre, en 40, quand ils s'étaient
réfugiés dans cette campagne pensant y être
à l'abri et qu'il avait eu de longs mois de vacances, avec
pour jouer la basse-cour et la ferme. Le soir, poussé par
un sentiment de crainte et d'attrait irrésistible, il gagnait
le passage entre les bâtiments et les sapins, ici où
l'ombre se prend dans les branches sans jamais tout à fait
s'en défaire, si bien que le jour n'y est qu'une nuit moins
sombre. Il regardait la femme nourrir les poules ou préparer
le beurre, parfois des hommes scier le bois. On allumait dans
la laiterie, un peu de lumière rampait jusqu'au seuil et
aux ornières du chemin, boueux et feutré d'aiguilles,
défoncé par les charrois. Des voix se hélaient
au-dehors, chargées lui semblait-il de mystère et
d'audace. Un homme entrait, mal rasé, entrechoquant sabots
et paroles. La femme répondait avec douceur, ou riait,
tandis que des taches brunes s'enroulaient sur le carrelage parmi
le petit-lait, et lui continuait de tourner la baratte avec un
bonheur que doublaient la nuit, la menace du vent et du retour
aux cuisines, à la porte des cuisines qui grincerait en
tournant et qu'il repousserait avec force, sauvé; alors
il serait aux bonnes pendant quelques quarts d'heure jusqu'à
la cloche du repas, au moment de rejoindre les autres.
Foulant au pied des orties, en écartant du coude tandis
qu'il se courbe entre deux branches il émerge des sapins
sur l'allée qu'il a quittée tout à l'heure,
il y a longtemps et trois minutes au plus, et qui s'infléchit
entre les pommiers vers la ferme, au bas de la pelouse. La fraîcheur
le saisit, dont les arbres comme des chaumes juxtaposant leurs
ramures l'avaient un instant protégé. Il tousse
- une toux humide aussi, molle, sans le tranchant des hivers.
Le boqueteau de houx cache la maison dont il ne distingue plus,
entre deux tilleuls mouillés, que l'angle nord-est où
se trouve la salle à manger et son papier d'oiseaux des
îles, roses et bleus, qu'il persiste à mieux voir
que celui jaune rayé qui depuis l'occupation le remplace.
Et peut-être y songeait-il déjà pendant cet
ennuyeux déjeuner de Pâques où il a bu un
peu plus qu'il n'était nécessaire, non pour être
ivre ni gai mais précisément " parti ",
ce qu'il a réussi d'ailleurs puisqu'en plusieurs occasions
il s'est aperçu, au silence soudain sur la table, qu'on
attendait de lui quelque réponse. Il se souvient pourtant
(mais il les a entendus dans une telle distance, à travers
de si denses épaisseurs qu'il lui faudrait pour en être
sûr de pénibles efforts) des noms prononcés
de quelques voisins qu'on projetait de voir. Encore - et cela
est plus probable - de phrases comme: " Pâques est
tôt dans la saison " - " Ce n'est vraiment pas
de chance " - " Déjà, en 55... "
- "Le Figaro annonce d'autres pluies ". De celle-ci
il est même tout à fait certain car il a bu alors,
d'un trait, un autre verre de cidre pour s'éloigner davantage,
ne pas écouter la suite et oublier ce qu'il venait d'entendre
puisque cette importante annonce, était-elle fondée,
en le privant de la plus grande surprise réduisait le plaisir
des jours prochains - bref instant solennel de l'ouverture des
volets, suites d'un crépuscule, giboulées. A ce
moment l'averse a battu les vitres (" Tiens, qu'est-ce que
je vous disais! "), il s'est tourné à demi
pour observer ce trajet des gouttes qu'il n'a fait que vérifier
sur la véranda en sortant, après le café
qu'ils ont pris au salon en fumant des cigares, avec un fond de
calvados. Les fenêtres en étaient obliquement frappées,
puis des pistes parallèles se sont ouvertes vers le bas.
Et de cette pluie qu'il a moins accueillie pour elle-même
que comme un soulagement (contre sa lâcheté sans
doute, qui le privait de couper, de mordre), il s'est demandé
s'il aurait assez de ferveur pour qu'elle subsiste, comme celle
de l'an passé qu'il avait vue fondre vers lui, dans sa
mémoire de ces lieux où malgré les Pâques
annuelles il ne revoit, ou du moins n'éprouve, que des
souvenirs du temps de guerre.
Sur l'herbe de l'allée les gouttes luisent davantage, vers
l'est une région plus mince s'est formée dans les
nuages d'où la lumière glisse diffuse : l'oeil souffre
à trop les regarder, tandis qu'un semblant d'ombre, rêvée
peut-être, paraît hésiter sous les arbres.
Attentif à la boue qui macule ses semelles et parfois déborde
sur le cuir, il remonte à pas très lents vers le
château comme s'il allait regagner sa chambre, travailler
sans doute, mais non: s'il a froid, sa tête brûle
encore, le sang bat trop lourd à ses tempes et ses idées
sont si confuses, son attention si brumeuse et instable qu'il
ne saurait écrire que des mots sans suite ni mystère,
des phrases qui n'en finiraient pas de finir et qui resteraient
en suspens, enlisées plutôt, au milieu de la feuille
qu'il faudrait raturer, gommer, surcharger alors, qu'il commencerait
une seconde fois, une troisième, qu'il essaierait sur une
page neuve mais sans d'autre résultat que plus de fatigue
encore. Le vent est tombé jusqu'aux plus hautes ramures
qui se redressent et se penchent, tandis que des nuages se défont:
il a plu. Sur le marronnier quelques bourgeons, tout de même,
ou plutôt des reflets comme sur le fourneau de sa pipe ceux
d'une lampe - et lorsque dans huit jours il rejoindra la ville
il trouvera feuillues les branches. Une semaine, c'est vrai, dans
ce pays où les maisons se dispersent en hameaux, les arbres
en bosquets, sans d'autre continuité que l'herbe de même
qu'il n'a que sa faiblesse pour lier ces noeuds d'attention, ces
pôles d'intérêt, ces pointes de conscience...
Il faudrait boire moins ou plus.
La porte du potager, enfoncée dans le mur et dont une flaque
défend l'accès, résiste davantage que celle
de la véranda mais sans que la rouille intervienne, puisque
le panneau est de bois gris fendu et que des jours irréguliers
mais larges le séparent du cadre rongé de vers,
mais on doit la tirer au lieu de pousser comme il essayait de
faire, d'instinct, peut-être parce qu'il assurait mieux
ainsi son équilibre au-dessus de cette eau qui l'oblige
à s'écarter du seuil. La porte tourne alors avec
un léger grincement des charnières, et, sitôt
qu'il a franchi d'un bond la flaque où s'envase un copeau
(une brindille, ou même une allumette), à son entrée
le jardin se lève. Non: pas même un envol de grives;
des arbres dressés parce que nus encore, quelques salades;
une géométrie à ras de terre, plane, de cordeaux
et de bêches; le mur éboulé en sa partie sud.
Et la pompe au milieu (l'image s'impose, brutale), bleue comme
un broc sur un tas d'ordures.
Elle ne l'est pourtant pas mais plutôt de couleur rouille,
d'un brun sale et rougi qui mange la peinture passée, pâlie,
délavée par trop de pluies qui attaquent le métal
et le rongent, en plaques caillées comme d'un vieux sang.
Et le bleu qui résiste avec de petites boursouflures aux
bords, des failles, des craquelures annonçant qu'en d'autres
endroits il va céder, n'a rien de l'éclat qui cependant
l'a frappé comme il allait fermer la porte. Même,
à présent que le panneau tourne sous l'action de
sa main et va se replacer dans son cadre, c'est à l'état
vétuste du loquet qu'il peut imaginer comment la pompe,
plantée au centre de l'allée du milieu, à
quelque vingt mètres de lui, a pu devenir cette chose terne
et presque incolore qu'il a cru entrevoir. Le bleu vif qu'au même
instant il a noté avec surprise, en revanche sans doute
sur l'indifférence du jardin, ne peut être davantage
celui de la pompe à l'état neuf comme il était
possible qu'elle le fût pendant la guerre, puisqu'ils sont
repartis avant l'hiver pour des campagnes plus lumineuses et sûres
et qu'en été, cachée parles feuillages des
pommiers nains, il pouvait d'autant moins l'apercevoir d'où
il se trouve qu'il était alors de petite taille, il ne
sait: un mètre, un mètre vingt au plus. Mais maintenant
qu'avec plus d'attention il la regarde, ce qu'il voit est moins
la pompe que, floue, comme en surimpression sur ce curieux échassier
au cou replié, à l'aile droite à demi déployée
bien qu'il soit au repos sur une patte semble-t-il, l'image d'une
photographie prise en 40 sur laquelle il apparaît, enfant,
au premier plan d'un groupe familial où ses frères
et soeurs l'entourent tandis que les adultes, pour que chacun
fût visible, sont légèrement en retrait, l'un
d'eux assis sur le bord du bassin où tombe l'eau tirée.
Dans le ciel du fond, si sa mémoire est bonne et pas trop
détournée vers l'invention par le cidre, on aperçoit
la masse pleine et sombre des poiriers portant leurs fruits, gonflés
ou pas encore tout à fait mûrs, où il aimait
planter ses dents avec, parfois, un léger saignement des
gencives. Cependant, si l'on y voit une dizaine de personnes comme
il croit en être sûr, le cliché fut pris de
trop loin pour qu'on y distingue les poires (même grosses
comme un poing, dont elles n'ont pas la forme), mais dans son
souvenir le jardin maintenant presque en friche n'apparaît
que luxuriant, débordant de produits et de fleurs au parfum
lourd, sous des nuages de moucherons tournant dans la lumière.
Qu'il s'efforce à plus de précision, ce sont les
doryphores que pour une pièce de cinq francs il traquait
tout le jour dans les pommes de terre, ou les fèves grosses
et pâles qu'on cueillait le soir en famille, qui reparaissent
avec une netteté suffisante pour qu'il puisse penser tenir
là, enfin, une certitude. Par contre, rien n'est moins
sûr à la réflexion que ce départ d'avant
l'hiver dont il ne doutait pas jusqu'alors: il fallait bien au
contraire que les journées fussent courtes pour qu'il pût
gagner la basse-cour à la tombée de la nuit, s'y
attarder à battre la crème puis rentrer aux cuisines
où il traînait quelque temps entre le fourneau et
la table, avant l'heure du dîner. Ce qui l'a trompé
sans doute est cette mémoire où le soleil et les
fleurs ont toute l'importance, non que le ciel ne fût jamais
nuageux ni les herbes hautes, mais il apprenait avec trop de confiance
la beauté du beau temps, le charme des pétales et
des parfums, pour prêter attention à ce qui n'était
pas ces poncifs ou d'autres, comme s'il y avait faute à
goûter aussi les nuages et l'averse, cette après-pluie
où il trouverait à présent son plaisir si...
Sur le cliché, dont les traits lentement s'organisent vers
plus de précision jusqu'au moment où, désireux
qu'elle soit complète, par un dernier effort il en perd
tout à fait l'image, c'est un sourire heureux qu'il adresse
à qui regarde. Mais justement...
Au pied d'un groseillier contre lequel une ortie se hausse, une
pierre beige où manque un éclat accroche son regard,
à demi enfouie dans le sol. D'autres d'ailleurs l'accompagnent,
de grosseurs, de teintes et peut-être de natures différentes,
plus ou moins terreuses, tapies, qu'on distingue surtout en bordure
des plates-bandes comme si le jardinier, en retournant le sol,
les avait jetées à dessein entre les endroits qu'il
aurait dû gratter et ceux où germent les semences.
Cela forme une sorte de ceinture, de zone franche abandonnée
aux pissenlits et que surmontent, coincés dans le haut
fendu de piquets, les sachets de couleurs où était
la graine qu'ils permettent à présent d'identifier.
Chaque planche ou presque en est entourée sauf celle des
laitues, plus nette, tandis que plusieurs sont livrées
au contraire à des herbes parfois épaisses sous
lesquelles on trouverait sans doute, en écartant les brins,
d'autres de ces cailloux qui un à un, maintenant que l'averse
est passée, émergent de leurs refuges. Contre l'ortie
un escargot colle à la terre humide, dont il s'amuse à
bouger les cornes à légers coups de semelle. La
pierre - celle qui la première a retenu son attention -
en est proche et le sillon baveux rampe vers elle, voisine aussi
par le terne éclat, le camouflage, proche également
de lui et c'est même cela qui fait la différence:
à portée de main, il suffit de se baisser pour la
prendre. Un peu de boue s'accroche à sa face inférieure
et salit les doigts. Il la glisse dans sa paume, la soupèse,
et après qu'elle a fait deux ou trois bonds soudain il
l'assure mieux, détend son bras, lâche - avec violence
elle échappe en direction de la pompe, sa courbe tendue
se brise, trop haute, sur la branche d'un poirier. Mais déjà
il en a pris une seconde, la lance, en ramasse une autre. Imprécises
elles passent à droite, à gauche, courtes ou longues,
du but qu'il leur désire avec une joie farouche, une façon
de sauvagerie qui le libère, le dégrise, exprime
enfin le mauvais rêve où depuis une heure il se débat.
Rien ne compte à présent que la recherche des projectiles,
leur forme et leur poids dont dépend la manière
de s'en servir, et surtout cette parfaite trajectoire qu'il lui
faut mériter à force de patience, elle et sa fin
sonore, franche, sur le métal. Une pierre a heurté
le bord du bassin, sauté comme de surprise, puis elle est
tombée à l'intérieur avec un bruit sourd
et mouillé montrant qu'il était plein. Une autre,
frappant un arbre, ricoche sur le socle. Il s'agit surtout d'adapter
le geste à chacune, d'évaluer, jauger, mesurer d'un
coup d'oeil, de communiquer à ces choses amorphes et mornes
la volonté de détruire qui l'habite; de ne pas s'emporter,
qui serait inefficace, mais garder tête froide; avec obstination
de se prêter à cette mystérieuse épreuve
de force dont il n'a d'autre idée que le soulagement qu'il
en éprouve, mais qui, déjà il est sûr,
répond à un besoin d'autant plus pressant qu'il
se l'est plus longtemps dissimulé: ce bonheur quand, enfin,
une pierre sonne creux sur la pompe! Une autre encore, une seconde
est nécessaire, puis d'autres, il importe d'en finir et
d'être seul. Sans excès: ne rien précipiter,
pour aller vite. Se détourner aussi de comprendre, aller
au plus urgent. Un autre jour il interrogera cette confusion dont
il commence à se défaire - qui commence à
s'échapper de lui; comme un objet il la tiendra sous son
regard mais jusqu'à reconnaître son secret misérable,
quelque sentiment sans importance puisqu'il se manifeste sans
plaisir, et dont l'emprise qu'il exerce sur lui marque un affaiblissement
de son courage; quelque chose d'encore mystérieux, sur
quoi il manque de clartés mais qui n'aveugle pas de lui-même,
lié au bonheur de la pluie comme à la difficulté
d'en jouir, à des souvenirs d'insouciance; qui le pousse
au mensonge puisqu'il semble bien que la photographie dont il
a cru se rappeler n'a jamais été prise, ou plutôt
qu'il vient de le faire à partir de clichés qu'il
trouvera dans les albums, comme si tout moyen était bon
qui pût éveiller sa violence; quelque chose qui s'est
cristallisé sur la pompe, absurde de ce qu'il lui ajoute,
et sur laquelle une cinquième pierre vient de s'écraser,
insuffisante et qui pourtant l'affirme davantage, lui et sa différence.
Il commencera par vérifier que sur le tas d'ordures qu'il
a vu hier, pendant sa promenade jusqu'au bourg, se trouve un broc
d'émail bleu, percé mais de couleur demeurée
vive, tranchant sur l'entourage. Puis il pourra se dispenser peut-être
de questionner sur les dates, les saisons, les hivers, renseignements
dont il faudra se méfier d'ailleurs car qui les détient
devrait se taire ou brouiller les traces. Ensuite... C'est environ
la douzième pierre. Tout en lançant il a fait le
tour du jardin par le chemin de l'extérieur, évitant
l'allée centrale qui l'eût conduit à toucher
la pompe. Une douleur à l'épaule remplace son malaise,
il ne sent plus en lui qu'un léger vide qui s'élargit
et se creuse, un peu crispé, qu'à plaisir il va
combler tout à l'heure: il marchera longtemps dans les
fougères. Contre la porte il ramasse un dernier silex,
jaune, au grain lisse en deux endroits marbré de mauve,
où la boue fait des taches plus sombres. Il se retourne
et sans voir, car cela n'a plus d'importance, rassemblant ce qu'il
lui reste de fatigue, en jurant il la jette à toute force,
le plus durement, le plus violemment, le plus brutalement qu'il
peut.
Puis il sort.
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