C'est le monde à l'envers. Quand nos oreilles sont déchirées par les moteurs et les transistors, nos yeux hallucinés par les écrans et les néons, nos narines suffoquées par les vapeurs d'essence, quand nos poumons crachent les sels de plomb et l'anhydride sulfureux ; quand notre tête éclate sous le feu roulant des agressions de tous ordres, que notre coeur ne peut plus battre au rythme emballé de la vie, que nos nerfs craquent à force d'inquiétudes et d'oppressions - alors, à pied, à cheval, en voiture, nous fuyons les villes pour chercher refuge en forêt. En masse. (...) Il ne s'agit pas tant d'aller en forêt que de fuir les villes; la mer et la montagne conviennent aussi bien pourvu qu'elles soient accessibles - et même, faute de mieux, la plaine, qu'on appelle alors la campagne. Mais la forêt a volontiers les faveurs du public, même en altitude ou sur les rivages; sans doute sa valeur de refuge est-elle supérieure, à la fois pour le corps qui y retrouve l'air pur, le silence, l'espace, et pour l'esprit en mal de ce " choc du futur " dont Alvin Toffler s'est fait le prophète et le chantre : sur-stimulation incessante, bombardement continu des sens, surabondance d'informations, "stress décisionnel". Au défi victorieux que la nouveauté, l'éphémère et la diversité proposent à longueur de semaine à nos facultés d'adaptation qui n'en peuvent mais, la forêt oppose chaque dimanche son immobilité, sa permanence, son unité. Elle sert d'abri contre les chocs, les coups, les agressions de la vie urbaine, et c'est bien là que se situe le paradoxe. Bernard Oudin l'a remarqué à juste titre : " La nature n'a pas été créée par Dieu pour permettre aux hommes de fuir les villes, ce sont les villes qui ont été créées par les hommes pour s'abriter de la nature. " Et plus spécialement de la forêt. Depuis l'école, chacun revêt la Gaule d'un épais manteau forestier; l'écureuil qui se déplaçait sans toucher terre d'une extrémité à l'autre du pays gambade encore dans toutes les mémoires. En fait, la forêt couvrait alors 80 % du territoire, ce qui est en effet considérable. Nos ancêtres se réfugiaient dans des oppida perchés au sommet de plateaux et de collines, au bord des rivières ou même dans des cités lacustres. Entre chaque agglomération des milliers d'hectares de forêt vierge dressaient autant d'obstacles presque infranchissables, favorisant ce séparatisme tribal dont César devait si bien se servir pour faciliter ses conquêtes. A l'époque - on a trop tendance à l'oublier - les forêts constituaient des frontières naturelles beaucoup plus sûres que les montagnes et les fleuves: le nom de Marchenoir, entre Maine et Beauce, perpétue jusqu'à nous cette antique fonction. Elles étaient aussi le symbole et la survivance d'un mode de vie préhistorique qu'il importait de fuir à tout prix; la survivance : le lieu réservé aux aléas de la cueillette et de la chasse, par opposition aux sécurités de la culture et de l'élevage ; et le symbole : Cernnunos, le dieu aux bois de cerf, n'était autre que l'avatar hivernal d'Esus, dieu de la fécondité et de la fertilité. Mais Cernnunos ne régnait que sur les enfers et les morts. Pour lui permettre de redevenir Esus et de retourner sur terre, l'hercule gaulois Smertullus devait immoler le cerf sacré, libérant ainsi le dieu de toute attache avec l'animalité. Chaque année, les Gaulois célébraient l'événement par une chasse en forêt : cerfs et biches étaient pris, tués, dépecés; hommes et femmes se revêtaient alors de leurs peaux et dansaient pendant plusieurs jours. Cette fête est devenue notre carnaval. Aller en forêt, c'était donc à la fois
descendre aux enfers et remonter aux sources. La civilisation
s'identifiait au défrichement, indispensable à l'agriculture,
à la construction, à l'ouverture de chemins et de
routes. Plus évolués que leurs adversaires, les
Romains venaient de régions largement déboisées;
chacun se rappelle combien les forêts gauloises épouvantèrent
les légions - c'est à coups de haches autant que
d'épées que celles-ci bâtirent leur victoire
et imposèrent leur paix. Pourtant, Mérovingiens et Carolingiens ont considérablement domestiqué la forêt. Artisans et paysans y trouvent matière à toutes sortes de profits : le bois pour les maisons, les moyens de locomotion par voies d'eau et de terre, la vaisselle et le mobilier, les outils, les sabots, les rouets et les peignes; le charbon de bois pour le chauffage et l'industrie, fours et forges; l'écorce des chênes pour la tannerie, les cendres des buissons pour la blanchisserie et la teinture, la résine pour les moyens d'éclairage; les fougères et les feuilles de hêtres - la " plume de bois " ardennaise - pour les matelas. Et matière à nourriture : le miel qui tient lieu de sucre, les fruits sauvages, l'écorce et les glands dont on fait du pain, les faînes dont on extrait une huile. Si les seigneurs forestiers veillent jalousement sur leurs prérogatives, dont le droit de chasse, le braconnage permet d'améliorer de temps à autre l'ordinaire. Néanmoins, la forêt médiévale produit plus de menaces et de dangers que de bonnes choses. C'est le domaine réservé des bêtes et des gens de mauvais aloi, notamment les loups et les brigands. Les premiers sont si redoutables que le synode de Saint-Jacques-de-Compostelle doit, en 1114, en rendre la chasse obligatoire pour tous - ce que Dagobert avait déjà fait cinq siècles auparavant à propos des aurochs. Quant aux seconds, leur emprise fut assez déterminante pour que notre géographie en garde le souvenir : si, à partir d'Etampes, la route Paris-Orléans s'incurve à l'ouest au lieu de suivre le tracé rectiligne de la voie romaine, c'est qu'au Moyen Age des pillards forestiers rançonnaient les voyageurs; ceux-ci changèrent d'autant plus volontiers d'itinéraire que des moines hospitaliers s'établirent sur le nouveau parcours. Aujourd'hui les brigands sont morts, la forêt aussi qui est devenue la Beauce, mais nos voitures et même nos trains continuent de faire scrupuleusement le détour... Pourtant, plus qu'à ces périls réels mais limités, c'est à des terreurs imaginaires que le paysan moyenâgeux associe son inquiétant et toujours proche horizon forestier. Des superstitions immémoriales se donnent libre cours, les loups deviennent hommes-loups ou loups-garous. Il ne faut rien moins que des saints, tel François d'Assise, pour dominer de tels monstres. Mais qui viendrait à bout des êtres merveilleux et terribles, fées, enchanteurs et magiciens, qui hantent les plus grands massifs ? Le nain d'Obéron l'emporte sur Huon de Bordeaux et Hagen sur Siegfried. Viviane et Merlin exercent en toute impunité leurs sortilèges en Brocéliande. Les forêts sont à ce point inhospitalières qu'elles constituent les déserts du monde médiéval; et seuls des ermites, des chevaliers errants et des hors-la-loi, c'est-à-dire des gens qui fuient le monde par vocation ou par obligation, sont assez fous pour y chercher refuge. Ainsi, mille ans et plus après son ancêtre gaulois,
l'homme du Moyen Age continue d'avoir avec la forêt non
seulement des rapports de dépendance et de lutte, mais
encore des liens mystiques fondés sur la terreur. Il n'est
pas indifférent que dans les deux cas nous ayons affaire
à des périodes sombres de notre histoire, qu'éclaireront
bientôt qui la paix romaine, qui la Renaissance : siècles
des lumières marqués chacun par un certain retour
à la nature, l'un au moyen des villas, l'autre des châteaux
d'agrément. Villas et châteaux entourés de
jardins, au centre des terres dont il faut superviser la culture.
Terres elles-mêmes gagnées sur la forêt à
grands coups de défrichements. Pas trace dans tout cela
de retour de flamme pour la forêt, bien au contraire. (photographies: Boisrouvray) |