Le parti-pris des bois

(La forêt au fil de l'homme - Dernier chapitre)

 

Du berceau à la tombe, du lieu de refuge au lieu d'évasion, de l'enfer au paradis ; du moteur de l'évolution au frein des équilibres ; du garde-manger de la vie aux arsenaux de la guerre; du ferment des religions aux dernières bauges du paganisme ; du barrage hydraulique à la lutte antipollution ; de l'usine à oxygène à la muse des poètes, des peintres et des musiciens - la forêt a tenu tous les emplois dans l'incessante tragi-comédie qui en même temps l'unit et l'oppose à l'homme. Né de la forêt, celui-ci ne peut se passer d'elle; que vous détruisiez par la pensée tout ce qui vous entoure et qu'elle a permis, c'est quelque chose comme la fin du monde : planchers, cloisons et plafonds s'écroulent, les meubles tombent en poussière ; le téléphone et l'électricité sont coupés ; dans votre garde-robe, tout ce qui est en soie ou en laine artificielle, en rayonne, en tissus synthétiques et en simili-cuir est en train de fondre; peintures murales et encres s'évaporent; les vernis et les laques se dissolvent, les boutons et les bouchons sautent, les provisions d'insecticides, de désinfectants et de médicaments sont largement détruites. Bibliothèque et discothèque ne sont plus que des souvenirs, la Bible et Mozart oubliés à jamais. Ce livre-ci vous a glissé entre les doigts et vous ne pourrez jamais le finir. Vous voilà sans argent et sans identité : qu'importe après tout ? Déjà l'air se raréfie, devient irrespirable - vous aurez bientôt cessé de vivre.
Ailleurs, des montagnes s'engouffrent dans des mers. Des raz-de-marée balaient villes et campagnes. Les sols sont emportés et les climats en folie. Que la forêt disparaisse, ce n'est pas seulement l'homme qui la suivra dans sa perte : la Terre redeviendra une planète morte, ou bien la vie reprendra presque depuis zéro une évolution très différente.

Or, le processus est en marche. Il est même aggravé du fait que nous polluons et détruisons simultanément les airs, les eaux douces et les océans, le sol. Ce qui nous empêche de prendre conscience de l'urgence et de la gravité du phénomène, c'est d'abord la relative lenteur de la propagation du mal par rapport à notre rythme de vie, jointe à l'inévitable exiguïté spatiale de nos connaissances. Il m'arrive de voir un bois mourir par la scie ou par le feu : ce n'est pas si fréquent et rarement très grave. Mais ce qui se passe ailleurs ! Dans le seul canton de Charost (Cher), plus de 2 000 ha comprenant les forêts de Saint-Florent (500 ha) et de Ballay (750 ha) ont été récemment défrichés presque d'un seul coup. Et surtout, comme le point de vue change si nous faisons les totaux ! Chaque année, 10 000 ha de surfaces boisées sont définitivement rasés et 30 à 35 000 brûlés. Résultat : près de 1 000 000 d'ha ont été la proie des flammes depuis trente ans...

Deuxième raison : l'accroissement de certains chiffres nous masque un recul relatif à notre explosion démographique, c'est-à-dire en fait l'essentiel. En un siècle, la surface des forêts françaises s'est accrue de plus d'un tiers : splendide ! Oui mais... Philippe Saint-Marc fait grincer une autre musique devant laquelle on aurait tort de se boucher les oreilles: " La forêt française publique et privée représente 2 500 m2 par habitant. Comme la population augmente de 400 000 habitants par an, il faudrait accroître la surface forestière de 100 000 ha par an pour maintenir à chaque Français, au cours des années, la même surface forestière. Mais l'extension annuelle du boisement n'est que de 60 000 ha, compensée pour moitié par les incendies de forêts. Ainsi, l'accroissement net de la superficie forestière n'est que de 30 000 ha, c'est-à-dire 30 % seulement du prix de stabilisation. Chaque année, le déficit d'espace forestier s'accroît donc de 70 000 ha.
Au rythme actuel de boisement et de destruction, tous les ans chaque Français dispose de 14 m2 de forêts en moins, c'est-à-dire une régression annuelle de 0,5 %".

La troisième raison est peut-être la moins manifeste : tous autant que nous sommes, nous surconsommons de la forêt. Nos surfaces boisées ne cessent de s'étendre parce que l'Office comme les propriétaires privés sont de sages gestionnaires, qu'ils veillent à ne pas exploiter davantage que l'accroissement annuel (les intérêts du capital), et qu'ils boisent ou reboisent même plus qu'ils ne coupent. Mais notre production est déjà déficitaire d'environ 6 000 000 de m3 par an sur un total de 31 000 000, soit 19 %. Nous devons donc importer du bois ou des produits dérivés : pour 1,4 milliard de francs en 1970. Dans vingt-cinq ans, nos besoins atteindront les 40 000 000 de m3. D'où viendra le surplus ? La surface boisée de la partie méridionale du Canada a diminué des deux tiers depuis le début de la colonisation ; il ne reste aux Etats-Unis que 262 000 000 d'ha de forêts sur les quelque 365 000 000 primitifs ; dans trente ou quarante ans, l'exploitation des araucarias du Brésil s'arrêtera faute d'araucarias ; les taux de boisement de l'Inde et de la Chine ne sont plus que de 18 % et de 9 %. L'Afrique ? Les forêts ghanéennes sont réduites à 15 % du pays, 250 000 ha disparaissent chaque année au Nigéria, la forêt recule d'un kilomètre par an sur tout son pourtour au Ruanda et au Burundi. Durant la période 1882-1952 - la seule pour laquelle nous disposons de statistiques - 1,9 milliard d'hectares de forêts, c'est-à-dire 36,8 % de la surface boisée du monde, ont été définitivement détruits. Si le saccage des forêts des pays pauvres nous permet encore de préserver les nôtres, ce n'est certainement plus pour longtemps...

Ces chiffres, ainsi que d'autres du même ordre relatifs à l'eau et à l'air, au sol, aux richesses agricoles et aux réserves en matières premières, sont les anges annonciateurs de l'Apocalypse. L'homme a toujours imaginé celle-ci comme une espèce de catastrophe finale avec tremblements de terre, feux d'artifices météoritiques, éclairs et tempêtes, déchaînement des vagues et des vents ; ne s'agirait-il pas plutôt d'une mort lente, tenace et progressive, invisible ou presque à ses débuts - et qui pourrait donc être déjà en action un peu partout dans le monde? Les courbes exponentielles de la croissance des besoins et de la diminution des ressources en donnent sans doute l'image mathématique la plus achevée. Or, les réactions à leur lecture sont essentiellement de deux ordres.

Les uns conservent toute leur foi dans l'évolution. Ils placent la petite histoire de l'homme moderne au bout de l'immense histoire animale, végétale, minérale et même cosmique, trouvent qu'elles s'emboîtent parfaitement, considèrent en conséquence notre siècle comme justifié par les milliards d'années précédentes. "On n'arrête pas le progrès". L'homme est le maître du monde, son génie évident, ses découvertes lui vaudront peut-être l'immortalité ; qu'il soit libéral ou marxiste, le paradis est en vue. Ceux qui doutent sont des alarmistes et des obscurantistes, leur terreur de l'an 2000 relève de la superstition moyenâgeuse ; les quelques nuages qui obscurcissent en effet l'horizon seront balayés comme tant d'autres avant eux. Il reste la mer, l'espace, la science... Fanatiques de l'évolution, ceux-là nient la loi d'équilibre.

Les autres ne pensent qu'à elle, voient dans sa violation la certitude d'une rupture sans appel et prêchent donc un retour en arrière ; une remontée du temps jusqu'aux harmonies perdues ; une rentrée de l'homme dans le giron de la nature, dont il ne serait qu'une des innombrables composantes : ni plus ni moins important que l'écureuil, le mélèze ou le silex. L'état de " bon sauvage ", devient la seule alternative à l'enfer. Mystiques de l'équilibre, ceux-là nient l'évolution.

C'est en ce point précis que nos forêts, même si elles ne sont plus cent pour cent naturelles, peuvent et doivent nous apporter aujourd'hui un bien autrement précieux que du calme ou de la beauté, du bois ou même de l'oxygène : la clef de notre survie. La voie est étroite entre les utopies de toutes natures, elle passe nécessairement par quelques paliers très simples :

La vie est une association symbiotique entre l'équilibre et l'évolution. Pour être viable, tout comportement humain doit donc observer le premier tout en poursuivant la seconde : le retour en arrière est aussi impensable que la fuite en avant.

L'homme fait intégralement partie de la nature, dont il n'est ni le créateur, ni le maître, ni le but, mais une créature qui en dépend et qui n'est sans doute qu'une forme provisoire de la vie. Plus il se libère de cette tutelle à l'échelon individuel ou collectif, plus il la renforce à celui de l'espèce et de la planète.

L'homme est la créature actuellement la plus évoluée de la Terre. Il a quelque chose de plus que les animaux, eux-mêmes moins primitifs que les végétaux, etc. Mais cette situation doit être pensée en termes de différence et de complémentarité, et non pas de supériorité et d'indépendance.

Cette différence est à double face - raison et passions. Si la première est universellement admise, elle est pourtant la moins importante : le jeu de la sélection naturelle fait comme si chaque plante ou animal raisonnait plus rigoureusement que nous. Par contre les passions, dont les autres formes de la vie sont incapables, sont ce qui nous pousse à en transgresser les lois.

La survie de l'espèce humaine passe par le respect de ces lois autant que des lois physiques et chimiques. Instrument privilégié de la raison, la science nous permet de les découvrir : elle ne nous autorisera jamais à leur échapper.

Toute invention, modification du comportement, découverte de la pensée, création de besoins comme de moyens techniques, bref : toute innovation de l'homme a une chance de s'insérer dans le droit fil de l'évolution et donc de perpétuer la vie. Mais elle en a beaucoup plus de constituer une déviation ou une monstruosité, donc d'engendrer la mort par déséquilibre à plus ou moins long terme: à terme d'autant plus sûr qu'il sera plus lointain.

Dans la nature, les innovations sont dues au hasard. C'est à notre imagination, à notre intuition, à notre capacité créatrice de jouer, pour ce qui nous concerne, le rôle du hasard. C'est pourquoi les solutions ne sauraient se trouver dans une répétition ou un retour servile aux recettes du passé (attitude réactionnaire) : ce serait raisonner comme une pierre.

Mais dans la nature, toute invention du hasard passe immédiatement au crible implacable de la sélection naturelle. N'est retenu que ce qui se révèle viable pour l'ensemble, c'est-à-dire les nouveautés qui ne compromettent pas l'acquis du passé mais, au contraire, le renforcent. La découverte révolutionnaire est donc toujours sacrifiée à l'exigence d'évolution et nous en perdons jusqu'à la trace. Préparer la révolution, c'est raisonner comme un dinosaure.

L'homme doit donc, aujourd'hui plus que jamais, chercher, imaginer, rêver, inventer. Mais en même temps passer chacune de ses découvertes au filtre des lois de la vie avant de les rendre publiques et opérationnelles. Enterrer immédiatement, au sens fort du terme, toute nouveauté qui ne résiste pas à l'épreuve. Et publier au contraire, diffuser, enseigner, fabriquer, imposer celles qui s'avèrent non seulement possibles mais nécessaires.

Car les satisfactions intellectuelles ne sont rien. Il ne suffit pas de savoir, il faut faire. Seul compte ce qui se passe dans la vie - ce qui la tue et ce qui la perpétue.

 

 

 

Le grand problème est celui du crible. Nous avons pléthore d'inventeurs et de techniciens qui multiplient machines et produits extraordinaires et mortels ; pléthore d'hommes politiques de tous les bords qui raisonnent merveilleusement juste sur des données fausses ; pléthore d'intellectuels qui nous disent des choses étonnamment subtiles et vaines. Tous ont en commun de sacrifier le naturel à l'humain, le spécifique au particulier (individuel ou collectif), le long terme à l'immédiat, la raison aux passions ; de soumettre leurs découvertes à quelques amis ou relations qui ne s'assemblent que parce qu'ils se ressemblent - qui ont les mêmes idées, les mêmes intérêts, le même but. Forts d'un quitus qui n'en est pas un, ils mettent alors ces innovations sur la place publique, c'est-à-dire souvent, grâce au développement des moyens de transport et de communication, à la portée du monde. Mais le crible n'a pas fonctionné à temps, faute d'avoir été seulement consulté. Le livre, la théorie, le programme, la machine, le produit deviennent bientôt universels et exercent partout leurs ravages.

Et la nature ? Et la vie ? Et l'évolution dans l'équilibre ?

C'est le hasard qui mène le jeu. Et le hasard, par définition, a beaucoup plus souvent tort que raison.

 

 

 

C'est pourquoi je demande, je réclame, je voudrais exiger ceci... Que le lecteur parvenu à la fin de ces pages, à l'autre orée de la forêt qu'il aura ainsi traversée de part en part, ne se sente pas quitte pour autant. Je le souhaite évidemment changé par cette randonnée à travers mots, images et bois. Je l'imagine parfois convaincu et parfois hostile, troublé sur certains points et réticent sur d'autres. J'ignore où il a raison et où il se trompe - je suis sans doute le seul à ne pouvoir distinguer où j'ai tort. Car j'ai commis des erreurs, c'est une certitude : la nature est une perpétuelle leçon qu'on n'a jamais fini d'apprendre.

Alors... que ce lecteur laisse là ce livre et aille le mettre à l'épreuve d'une forêt véritable. Qu'il y vérifie ses accords comme ses refus, ses hésitations comme ses résistances. Qu'il interroge l'oiseau, la feuille, l'herbe, les signes sur le sol. Qu'il passe ses réactions au crible des Vosges ou des Landes, de Saint-Amand ou des Maures, de Paimpont ou de Fontainebleau.

C'est là-bas que la Belle au Bois Dormant attend toujours
que l'homme la réveille.
C'est là-bas que tout est dit.

(photographies: Boisrouvray)

Lire le premier chapitre

Retour à la page d'accueil