L'île de Monte-Cristo, le mythe et la réalité
«A mesure qu'on approchait, l’île semblait sortir
grandissante du sein de la mer; et, à travers
l'atmosphère limpide des derniers rayons du jour, on
distinguait, comme les boulets dans un arsenal, cet
amoncellement de rochers empilés les uns sur les
autres, et dans les interstices desquels on voyait
rougir des bruyères et verdir les arbres. (…) Ils
n'étaient plus guère qu'à une quinzaine de milles de
Monte-Cristo lorsque le soleil commença à se coucher
derrière la Corse, dont les montagnes apparaissaient à
droite, découpant sur le ciel leur sombre dentelure;
cette masse de pierres pareille au géant Adamastor, se
dressait menaçante devant la barque, à laquelle elle
dérobait le soleil dont la partie supérieure se
dorait; peu à peu l'ombre monta de la mer et sembla
chasser devant elle ce dernier reflet du jour qui
allait s'éteindre, enfin le rayon lumineux fut
repoussé jusqu'à la cime du cône, où il s'arrêta un
instant comme le panache enflammé d'un volcan: enfin
l'ombre, toujours ascendante, envahit progressivement
le sommet, comme elle avait envahi la base, et l'île
n'apparut plus que comme une montagne grise qui allait
toujours se rembrunissant. Une demi-heure après, il
faisait nuit noire» (1).
Rien de plus difficile à observer, semble-t-il, que
cette île de Monte-Cristo, telle que la découvre Franz
d’Epinay sous la conduite de l’énigmatique Simbad le
marin: un amoncellement de rochers vus à contre-jour où
rien n'arrête le regard. Une description lapidaire du
paysage qui contraste violemment avec celle, extrêmement
détaillée, qui vient aussitôt après: celle du palais
souterrain aménagé par le maître des lieux.
L’île elle-même apparaît bien comme
essentiellement mystérieuse, voire fantasmagorique. A
peine décrite par Dumas – tout au long du roman, on ne
trouve que quelques évocations d’amoncellements de
rochers sur lesquels gambadent des chèvres sauvages –
cette île n’en est pas moins au cœur du mythe de
Monte-Cristo. Elle donne à Edmond Dantès sa fortune et
son nom; elle lui fournit le refuge souterrain et ignoré
de tous à partir duquel il exerce sa puissance sur la
Méditerranée; elle est le lieu où, à la fin du roman, sa
tâche accomplie, il remet sa fortune dans les mains de
Maximilien Morrel et part pour l’inconnu.
Cette île fantastique, il n’est guère étonnant que
nombre de lecteurs de Dumas la croient imaginaire. Il
n’en est rien, bien sûr. L’île existe bel et bien, et
l’écrivain la connaissait, même s’il n’y a jamais
abordé. Reste que l’histoire de l’île réelle est
romantique à souhait. Et son mystère perdure
aujourd’hui: totalement protégée en raison de ses
richesses végétales et animales, l’île, interdite aux
visiteurs, est plus inaccessible encore que du temps de
Dantès…
Autour de l’île avec le prince Napoléon
Les circonstances dans lesquelles Dumas a découvert
l’île et a décidé de la faire figurer dans un roman sont
bien connues: il les a décrites en détail dans son texte
Etat-civil du Comte de Monte-Cristo, repris dans
le recueil Causeries. C’est en 1842 que
l’écrivain accompagne le prince Napoléon, neveu de
l’empereur, dans un voyage-pélerinage à l’île d’Elbe. Au
cours de leur retour en bateau vers la côte italienne,
un marin leur propose de s’arrêter pour chasser sur
l’île de Monte-Cristo, près de laquelle ils s’apprêtent
à passer. «Ce fut la première fois et dans cette
circonstance que le nom de Monte-Cristo résonna à mon
oreille», note Dumas.
Mais au moment où le prince et l’écrivain s’apprêtent
à aborder sur «ce magnifique rocher en pain de sucre»,
l’un de leurs marins les prévient que toute personne
ayant abordé cette île déserte doit subir cinq ou six
jours de quarantaine une fois revenue sur la terre
ferme: l’île, déjà, est interdite ou presque… Du coup,
les voyageurs renoncent à descendre de bateau. Mais
Dumas propose de faire le tour de l’île dans leur
embarcation. «A quoi cela nous servira-t-il?»,
demande le prince Napoléon. «A donner, en mémoire de
ce voyage que j’ai l’honneur d’accomplir avec vous, le
titre de ‘L’Ile de Monte-Cristo’ à quelque roman que
j’écrirai plus tard», répond Dumas. Promesse que
l’écrivain tiendra avec le succès que l’on sait en 1844.
A défaut de l’avoir abordée, Alexandre Dumas a donc bien
vu de près cette île fort peu connue et aux
caractéristiques suffisamment romantiques pour stimuler
son imagination. Faisant partie, au même titre que l’île
d’Elbe, de l’Archipel toscan, Monte-Cristo (2) est une
île relativement petite – 10 km2 – mais très escarpée:
ce rocher granitique culmine à 645 mètres. Dépourvue de
port en eau profonde, l’île est difficile d’accès. Ce
qui ne l’empêche pas d’avoir une riche histoire derrière
elle.
Le trésor de l’abbaye
Fréquentée pendant l’Antiquité par les Etrusques, les
Phéniciens et les Carthaginois, l’île est utilisée par
les Romains comme carrière de granit pour la
construction de villas patriciennes sur les îles
voisines. Elle est alors connue sous le nom de Mons
Jovis.
En 455 après Jésus-Christ, saint Mamiliano, archevêque
de Palerme, s’y réfugie. La légende affirme qu’il tue un
dragon qui en occupait le sommet. Du coup, l’île prend
son nom actuel de Montecristo – la montagne du Christ.
Après cet événement, des ermites s’installent sur l’île,
dans la Grotte du Saint qui existe toujours.
Au VIIème siècle, les
Bénédictins viennent à Monte-Cristo et y construisent
une abbaye. Celle-ci connaît un développement important.
Au XIIIème siècle, l’abbaye touche au faîte de sa
puissance et de sa richesse. C’est alors qu’apparaît –
mais oui… - la légende d’un considérable trésor accumulé
par les moines. (3)
La richesse réelle ou supposée de la communauté
religieuse de Monte-Cristo suscite bien des convoitises.
Et en 1553, le pirate turc Drago ravage l’île et emmène
les moines en esclavage. Selon certains récits, il
aurait mis la main sur le trésor de ces derniers; selon
d’autres, les moines l’auraient mis à l’abri à temps…
Ce raid marque en tout cas la fin de la présence
religieuse sur l’île. Durant les siècles suivants,
celle-ci demeure abandonnée. Elle ne sert plus guère que
de refuge occasionnel aux pirates et autres
contrebandiers. Lorsqu’Alexandre Dumas en fait le tour
en bateau en 1842, l’île est donc complètement
inhabitée.
Est-ce une coïncidence? Monte-Cristo revient à la vie
quelques années seulement après la publication en 1844
du roman de Dumas. En 1852, en effet, un Britannique,
George Watson Taylor, achète l’île. Botaniste de son
état, il y introduit de nombreuses espèces végétales. Il
y fait aussi construire la villa qui s’y trouve encore
aujourd’hui. (4)
Pénitencier et chasse royale
Taylor ne reste
cependant pas longtemps maître des lieux. Et en 1874,
l’île de Monte-Cristo est transformée en… colonie
pénitentiaire! Quelques dizaines de détenus sont occupés
à des travaux agricoles sous la surveillance d’une
poignée de gardes. On imagine ce que le comte de
Monte-Cristo eut pensé en voyant l’île qui lui avait
donné puissance et fortune transformée en une sorte de
château d’If…
Des jours meilleurs reviennent pour l’île quand, en
1889, le marquis de Ginori la prend en concession et en
fait une réserve de chasse. La richesse de la faune et
la beauté de ces lieux sauvages séduisent ses invités et
tout particulièrement Victor Emmanuel III, futur roi
d’Italie. Celui-ci tombe en fait tellement amoureux de
l’île qu’il obtient du marquis d’en récupérer les
droits. L’île devient alors propriété royale – c’est à
cette époque que la villa de Taylor prend le nom de
«Villa Royale» - et le reste jusqu’à la fin de la
Deuxième Guerre Mondiale où elle sombre de nouveau dans
l’abandon.
L’île étant revenue dans le Domaine italien, ce dernier
en cède en 1953 les droits d’exploitation à la société
romaine Oglasa. Celle-ci élabore un projet ambitieux:
convertir cette île totalement préservée en centre de
tourisme de grand luxe. En 1970, elle crée le
Montecristo Sporting Club dans le but de développer une
activité de chasse l’hiver et de villégiature l’été.
Mais la perspective de voir cette île à l’environnement
exceptionnel envahie par le béton et des activités
touristiques suscite une levée de boucliers dans les
milieux scientifiques – qui s’inquiètent de voir
menacées les richesses naturelles de l'île – et
l’opinion publique. L’Etat italien intervient alors et
classe Monte-Cristo réserve naturelle en 1971: l’île est
désormais protégée… tout comme en France, au même
moment, le château de Monte-Cristo échappe aux
promoteurs immobiliers en étant classé monument
historique suite à une campagne de presse.
Cette initiative de l’Etat italien est confortée par la
décision prise en 1977 par le Conseil de l’Europe de
classer l’île comme Réserve biogénétique. Dorénavant,
Monte-Cristo devient inaccessible. Son accès est
totalement interdit (hors autorisation particulière),
une interdiction qui s’étend d’ailleurs aux eaux qui
l’entourent jusqu’à un kilomètre de ses côtes.
Depuis, l’île est
occupée en permanence par un couple de gardiens, chargés
de l’entretien des bâtiments et de la surveillance des
visites. Deux gardes forestiers, changés tous les quinze
jours, sont par ailleurs postés sur l’île pour faire
respecter l’interdiction d’aborder. Les autorisations de
visite ne sont accordées qu’au compte-goutte, notamment
aux scientifiques qui viennent étudier la flore et la
faune.
Au cœur des suites
Qu’il soit virtuellement impossible de se rendre sur
Monte-Cristo ne fait évidemment que contribuer au
mystère – au mythe. Car l’île fait rêver. La place
symbolique qu’elle occupe au cœur du mythe du comte de
Monte-Cristo fait qu’elle devient un point de passage à
peu près obligé pour les écrivains qui veulent donner de
nouveaux développements à l’histoire de Dumas. Bien
rares, ainsi, sont les «suites» du Comte de
Monte-Cristo où l’île ne joue pas un rôle –
parfois anecdotique, souvent central (voir une sélection d'extraits).
L’île peut ainsi devenir un lieu de séjour pour le comte
et ses amis (La fille de Monte-Cristo, de P.-B.
Gheusi) ou, transformée en somptueux tombeau, pour sa
dépouille (Les filles de Monte-Cristo, de Charles
Testut). Elle peut symboliser le changement de vie
décidé par Edmond Dantès une fois sa vengeance menée à
bien : elle est alors laissée à l’abandon (Monte
Cristo’s daughter, de Edmund Flagg) ou même
détruite en ce qui concerne les grottes et le palais
souterrain (Le fils de Monte-Cristo, de Jules
Lermina).
Plus curieux, l’île se transforme parfois de source de
puissance de Dantès en instrument de vengeance contre
lui ou ses amis. Dans Monte Cristo and his wife
(auteur inconnu), l’infâme Benedetto y emmure vivant
Maximilien Morrell. Et dans La main du défunt
(d’Alfredo Hogan), qui voit le même Benedetto devenir
l’instrument de la colère divine contre le comte de
Monte-Cristo, qui a péché par orgueil en se vengeant,
c’est fort logiquement sur l’île dont le comte tirait sa
puissance qu’il subit son châtiment: ruine totale,
disparition pour toujours de son fils, mort de sa femme
Haydée…
A l’origine source de richesses inépuisables et de
puissance illimitée, l’île de Monte-Cristo devient
enfin, par un beau retournement, une sorte de cachot du
château d’If en plein air, à la fin du Fils de
Monte-Cristo de Lermina. Là, c’est volontairement
que le comte, revenu de tout, profondément affecté par
l’assassinat de son fils, passe en ermite les dix
dernières années de sa vie dans la solitude et le
dénuement total.
Ile bien réelle, mais interdite, ou île imaginaire où
tout est possible, ce rocher sauvage de la Méditerranée
est décidément dans tous les cas un lieu magique – celui
par lequel passe inexorablement le mythe d’Edmond Dantès
qui fait rêver, depuis un siècle et demi, tous ceux qui,
dans le monde, veulent croire que, aux pires
souffrances, peut succéder le sommet de la fortune et de
la puissance et que la justice finit toujours par
triompher.
Mistral à Monte-Cristo
L’île de Monte-Cristo est parfois devenue un
objet littéraire à soi tout seul, sans même de
référence au roman de Dumas. Mistral à
Monte-Cristo est un exemple de
récit centré entièrement sur l’île et son
atmosphère sauvage et mystérieuse. Si l’un des
héros, approchant de l’île, se souvient que dans
ses rêves de jeune garçon « cette île
devait être sombre, avec des ouvertures
béantes de grottes mystérieuses sur des sables
dorés », il n’y a pas la moindre
mention de Dumas pour expliquer pourquoi un
jeune garçon rêverait à cette petite île de
Méditerranée.
L’intrigue de ce court roman ne présente guère
d’intérêt. Publié dans Lisez-moi Bleu –
Miroir romanesque (sic), mensuel qui
offre à ses lectrices « des lectures
saines, jeunes, dynamiques, pouvant être mises
entre toutes les mains », il s’agit
d’un roman sentimental sans surprise. Deux beaux
jeunes hommes arrivent à bord de leur voilier
sur l’île de Monte-Cristo où ils se retrouvent
bloqués par le mistral en compagnie d’une belle
jeune fille qui semble terrifiée et de quelques
hommes mystérieux. On ne doute pas un instant
qu’ils arriveront à aider cette fille dont ils
sont tombés tous les deux amoureux et le seul
suspense, assez intolérable, est de savoir
lequel des deux elle choisira.
L’intérêt du livre est ailleurs : l’auteur
a eu l’occasion de se rendre sur l’île, à une
époque où ce n’était pas encore complètement
interdit. Le récit comporte donc diverses
descriptions et évoque une ambiance de façon
assez réussie. En outre, « une équipe
de la rédaction de Lisez-moi Bleu – Miroir
romanesque », pas moins, est allée
elle aussi sur l’île « afin de prendre
spécialement pour vous (amies lectrices) des
photographies qui illustrent ce roman
inédit ». Les deux parties du roman
sont donc accompagnées de diverses photos de
l’île, ce qui est rare, malheureusement fort mal
reproduites sur très mauvais papier.
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Paul Blake, or the story of a boy’s
perils in the islands of Corsica and Monte
Cristo
Autre roman consacré (en partie) à l’île de
Monte-Cristo : Paul
Blake, or the story of a boy’s perils in the
islands of Corsica and Monte Cristo
par Alfred Elwes. Comme dans Mistral à
Monte-Cristo, l’île sert de décor à un
récit qui ne fait pas la moindre référence au
roman d’Alexandre Dumas. Il s’agit des aventures
de Paul Blake, un adolescent qui se perd en mer
au large des côtes italiennes, est recueilli par
un navire de trafiquants d’armes et se rerouve
sur l’île parfaitement déserte de Monte-Cristo.
Là,
une mutinerie éclate au sein de l’équipage et le
jeune homme doit se battre pour sa survie aux
côtés des hommes qui ont affété le bateau, selon
un schéma qui évoque un peu L’île au trésor
de Stevenson. L’histoire est agréable à lire et
bénéficie de belles descriptions de l’île – sans
qu’il soit possible de savoir si elles
correspondent à la réalité ou bien si elles sont
imaginaires. Le meilleur du livre, joliment
illustré, réside cependant dans sa deuxième
partie où les mœurs de la Corse au XIXème
siècle, incroyablement sauvages, sont décrites
en détail.
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L’autre île de
Monte-Cristo: une résidence de rêve en Floride…
Il existe au moins une autre île de Monte-Cristo:
une petite île située près des côtes de Floride, à
proximité de la ville de St Petersburg. Dans les
années 1920, un agent immobilier de cette dernière
ville a bâti la promotion de l’île sur
l’exploitation du mythe de Monte-Cristo. Une
brochure
abondamment illustrée d’une quinzaine de pages
présente l’île de Floride comme la résidence de
rêve pour les «comtes de Monte-Cristo
d’aujourd’hui»… Romantisme, nature sauvage, charme
de l’isolement, tous ces délices sont promis à
ceux qui choisiront de s’y installer. Une
différence au moins avec l’île du roman de Dumas:
il est visiblement conseillé de disposer d’une
fortune à la Monte-Cristo AVANT de venir bâtir sa
résidence sur une île où parmi les passe-temps
suggérés figurent en bonne place les courses
d’hydravions!
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Patrick de Jacquelot
Dessins et photos: Jean-Pierre Cagnat
Sources: |
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- Jean-Pierre Cagnat, Retour à
Montecristo, Editions Séquences
- Il ponte di Montecristo, dieci anni
sull’isola del tesoro
Paolo Del Lama, Il Tagliamare, 1999
-
Fiche descriptive sur le site
officiel de l’Archipel toscan
- Excellent article
de fond sur l’histoire, la faune et la flore
de l’île |
Notes: |
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(1) Le comte de Monte-Cristo, chapitre 31
(2) Les Italiens écrivent Montecristo en un seul
mot
(3) On ne sait pas de façon certaine si Dumas
connaissait cette légende. Ce qui est sûr, c’est
qu’il ne l’a pas utilisée dans son roman pour
justifier l’existence du trésor légué par l’abbé
Faria à Edmond Dantès.
(4) L’histoire de George Watson Taylor est
développée dans un petit livre, Le vrai comte
de Montecristo, de Philippe Di Folco,
publié en 2020 par les Editions du Trésor. |
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