Présentation de Marielle
par Philippe Forest

 

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Fernand de Jacquelot du Boisrouvray est mort le 27 juillet 1996.  Il avait compté au nombre des membres du premier comité de rédaction de la revue Tel Quel.

C'est en 1956 que, sur les bancs de HEC, Boisrouvray fit la connaissance de Pierre de Provenchères et de Jacques Coudol qui le présentèrent bientôt à l'un de leurs anciens condisciples de l'école Sainte-Geneviève de Versailles: Philippe Joyaux.  Un cercle d'amis se constitua ainsi.  Passionnés de littérature, peu pressés d'entrer dans la carrière à laquelle semblaient les destiner leurs études commerciales, ces jeunes gens firent la connaissance de Francis Ponge, rencontré par Philippe Joyaux à l'issue d'une des conférences prononcées par le poète à l'Alliance française, boulevard Raspail.  Sous le pseudonyme de Philippe Sollers, Joyaux acquit une célébrité immédiate avec la publication de ses deux premiers textes, Le Défi (1957) et Une curieuse solitude (1958).  Le jeune romancier mit sa nouvelle notoriété au service de ses amis et s'employa à faciliter leurs propres débuts littéraires.

Achevant ses études à HEC, Boisrouvray s'était engagé dans la rédaction d'une série de proses brèves marquées par l'influence double du Parti pris des choses et de L'Expérience intérieure.  En 1995, se souvenant de ses premiers textes, Boisrouvray déclarait: "Mon ambition - démesurée pour un jeune écrivain - était d'étendre la méthode de Ponge aux sujets de Bataille: parler de ce dont parle Bataille, mais avec cette justesse d'expression qui appartient à Ponge.  Je pensais que la littérature pouvait devenir une science et que Ponge avait inventé une algèbre du langage."

Terminés à l'été 1958, ces proses furent rassemblées sous le titre de Autre chose.  Elles furent présentées par Philippe Sollers à Jean Cayrol qui dirigeait au Seuil la célèbre revue Ecrire, vouée tout entière à la découverte des nouveaux talents et où avait déjà paru Le Défi.  La décision fut rapidement prise de publier la première oeuvre de Boisrouvray qui, au début de l'année suivante, figura au sommaire du numéro 6 d'Ecrire.  L'accueil critique fut excellent.  La presse - notamment Emile Henriot dans son feuilleton littéraire du Monde- salua la naissance d'un véritable écrivain auquel l'Académie française allait bientôt accorder son prix Max Barthou.

Lorsque parut Autre chose, Boisrouvray était absent de Paris, appelé sous les drapeaux.  C'était, rappelons-le, l'époque de la guerre d'Algérie où Pierre de Provenchères, le 24 août 1959, devait trouver la mort.  Boisrouvray ne participa donc pas directement à la création de Tel Quel.  Au contrat qui donne une existence juridique à la revue est jointe la procuration qu'il adressa pour l'occasion à Philippe Sollers.  La guerre le tint éloigné.  Lorsqu'il revint en France en 1961, il trouva un emploi à l'agence Havas et ne participa plus qu'épisodiquement à la vie du groupe littéraire.  Sa présence au comité de rédaction devint purement formelle et, en mars 1963, conséquent avec lui-même, il décida de remettre sa démission à ses amis.  Au total, le nom de Boisrouvray n'apparut que cinq fois au sommaire de Tel Quel: avec "Une vallée sous les nuages" (printemps 1960), "Pages inécrites" (automne 1960), "Sur la tombe du surréel" (Eté 1961), "Musique et fruits" (Hiver 1962), "Contrejour" (Hiver 1963).

A son retour d'Algérie, Boisrouvray épousa Marielle, sa fiancée.  Leur union fut tragiquement brève.  En 1965, la jeune femme disparaissait, emportée par le cancer.  Profondément affecté, Boisrouvray traversa une crise au terme de laquelle il décida de renoncer à sa carrière professionnelle.  Au cours des années 70, il revint à l'écriture un peu par hasard, donnant quelques textes consacrés à la chasse, une très ancienne passion familiale.  Sa réputation grandit vite dans les milieux cynégétiques où ses articles, puis ses livres firent bientôt autorité.  Mais frappé par la maladie, il lui fallut interrompre à nouveau toute activité.  Il vécut ainsi les dernières années de son existence sans pouvoir pratiquement sortir de son petit appartement parisien, à deux pas de Denfert-Rochereau.

Dans les dossiers laissés par Boisrouvray figuraient certains textes inédits au nombre desquels Marielle. Ce bref récit constitue de toute évidence l'ouverture du roman inachevé que l'écrivain, en 1970, avait songé consacrer au souvenir de son épouse.  Visiblement, ces pages ont été écrites et réécrites avec le même souci de la langue, la même rigueur qui avaient présidé autrefois à la composition des proses impeccables d'Autre chose.  Mais elles restent en suspens.  Leur suite annoncée ne s'écrit pas.  Un point de douleur a été touché qui appelle à lui les images, les souvenirs, les mots et qui dote le texte d'une charge nouvelle de sens, de pathétique.  De page en page, Marielle répète un même spectacle étrangement quotidien et onirique.  Le rideau du texte se lève sur une scène vide où une femme apparaît.  Autour de cette figure, l'écriture, en un cérémonial tendre et obstiné, déploie ses décors changeants (une rue, une chambre, un paysage de neige), machine ses fragments insignifiants de récit.  Mais l'essentiel tient bien dans ce pur surgissement blanc (soudain, tel visage, tel corps, tel souffle).  Puis les traits, la silhouette s'effacent.  Ce pourrait être une autre femme qui traverse la rue mais c'est elle encore qui se glisse dans le spectacle du monde où elle n'est plus: elle frappe à la porte de la page, la pousse, pénètre dans le texte, à la fois discrète et souveraine.  L'auteur multiplie les présages d'une catastrophe dont il choisira de ne rien dire.  Il lui suffit de "penser à Marielle: choisissant de tous ses visages celui qui va me regarder, de toutes ses paroles celles qu'elle va me dire; choisissant ou ne choisissant pas: un certain profil, telle attitude, cette phrase est là tout à coup et regroupe les images, ordonne les souvenirs, oriente les projets.  Un rayon de soleil sur la nappe, qui touche le bord de mon assiette d'une certaine manière: Marielle est assise sur la terrasse au bord du fleuve.  La robe, la couleur de la robe de ma voisine: ce mauve pâle habillant Marielle, debout, devant le champ de blé.  Son oreille, la courbe de son oreille et la façon dont l'entourent les cheveux: Marielle couchée sur le ventre, la tête dans l'oreiller; Marielle qui dort."

"Tout se jouera dans la manière dont elle fermera les yeux", écrit encore Boisrouvray.

P. F.

Philippe Forest est l'auteur, notamment, de Histoire de Tel Quel (Le Seuil) et de Fiction & Cie (Le Seuil). Voir également son interview de Boisrouvray dans L'Infini n° 49/50 (De Tel Quel à L'Infini, printemps 1995).

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