MARIELLE

Présentation Chapitre I Chapitre II Chapitre III Chapitre IV

 


Marielle et Fernand
photo: Gaime

Présentation de Marielle par Philippe Forest

  
                                      Chapitre I                                   
 

Ici, dans la rue, passent des gens, des voitures. Ceux-là vont lentement, le plus souvent seuls ou par couples. Ils marchent, s’arrêtent à l’une des vitrines que cache la perspective, repartent. Traversent parfois: se glissent entre un capot et un coffre, regardent vers leur gauche, vont, poursuivent en tournant la tête à droite, franchissent la seconde file de voitures garées contre l’autre trottoir. Entrent alors dans un magasin.

Presque tous ont des vêtements de couleurs sombres. Ils se tiennent un instant immobiles, reviennent sur leurs pas, se penchent, font des gestes. Quelques manteaux, vestes, imperméables aux tons vifs: des femmes. Rouges, jaune clair, vertes. Elles regardent un tableau ou le prix de denrées que je ne vois pas.

Leurs mains: gantées ou dans une poche, peut-être les deux. Ou nues. Plus souvent que les mains d’hommes elles tiennent celle d’un enfant ou la laisse d’un chien, le parapluie fermé qu’elles manient comme une cane. Ou encore un cabas, un sac à provisions, des paquets. Certaines sont couvertes de cuir fauve, jaune, vert sombre.

Les voitures ralentissent, s’arrêtent le temps qu’une autre passe, ou une file. Puis rien: la chaussée où le vent pousse une feuille de journal. Parfois des gens s’approchent d’une voiture, y montent, elle s’en va. Une autre manoeuvre, s’immobilise: modifiant à peine l’équilibre coloré du fond de la rue, tandis qu’au dessus des devantures les murs percés de fenêtres sont blancs jusqu’aux toits, sous le ciel blanc parcouru de nuages.

Une jeune femme ferme à clef sa portière, se redresse, marche: grande, en chandail et pantalons. Gants noirs comme les bottes. Elle balance à bout de bras un sac à longue lanière, noir aussi devant l’asphalte, les pantalons noirs sur lesquels il se confond, l’asphalte encore... noir, qui oscille au rythme des longues jambes gainées de noir... l’une devant, l’autre en arrière... devant... arrière... devant... à l’exacte mesure des hautes jambes qui s’écartent, se rejoignent, s’ouvrent à nouveau selon le même angle mais dans l’autre sens. Jambes... jambes des promeneurs pressés ou lents, arrêtés. Qui se plient et se déplient. Qui avancent, se rattrapent, se dépassent et recommencent. Jambes... jambes qui bougent et se frôlent l’une l’autre. Jambes qui vont. Jambes.

Celles des femmes en pantalons, puis celles des hommes, puis celles des femmes en robes.

Les robes en cachent la moitié haute et souvent entravent leur mouvement: raccourci alors, plus vif. Les enfants, les chiens, les paquets ou cabas, les parapluies dissimulent aussi certains gestes de la marche qu’ils paraissent compliquer. Mais surtout les sacs, tenus à la main ou sous l’avant-bras replié, noirs, carrés, bruns, plats, écossais, ronds. Pendus parfois à l’épaule par une longue lanière. Se balançant ou presque immobiles. Certains trop remplis et déformés, d’autres neufs, brillants. A fermetures argentées ou dorées, ou bien de cuivre. Quelques-uns en tapisserie ou tricot, cet autre de raphia. Chaque femme porte le sien, toujours, plus ou moins apparent selon sa taille, sa place, le rapport de sa couleur à celle des vêtements contre lesquels il est serré ou se balance. Sacs... sac en forme de rectangle allongé, à poignée de cuir retenue par deux anneaux dorés; à fermeture ovale également dorée, sac aux angles arrondis, un peu usés - que j’ai rangé dans la pièce voisine, ma chambre, sur le dernier rayon de l’armoire:

Marielle entre.

Ou bien...

Allongé sur le tapis, la tête dans mes bras. Devant, le livre que je ne lis plus. Dessous, au travers de la haute laine, le parquet ressenti d’abord là où s’appuient les os. Dessus, un poids de fatigue, de muscles durs, de fumée refroidie à l’intérieur. Un arrière-goût dans la gorge tout à coup secouée d’un spasme venu d’où - de quelle pensée, quelle image?

Marielle entre.

Ou bien encore...

Le grand prêtre de la gravure tient un couteau de pierre - d’obsidienne, dit la légende. Des plumes le coiffent. D’autres, plus courtes, ornent les bracelets qu’il porte aux poignets comme aux chevilles. Il lève son bras armé en visant le coeur. Le condamné s’arc-boute en vain: quatre aides le maintiennent sur l’autel, lavé des sangs antérieurs; quatre aides aux bijoux de jade, aux têtes nues, aux corps tendus par l’effort. Aux regards fixés sur le membre qu’ils serrent de leurs mains, indifférents à la plateforme vide du temple, aux statues des angles, à la plaine étendue là-bas jusqu’aux montagnes du fond. Le vent souffle, le vent ne peut que souffler sur la scène élevée du meurtre: mais ne dérange pas les ornements, ne soulève pas les pagnes, ne dresse aucun nuage de sable. Air raréfié des hauteurs: l’homme se débat, gonfle sa poitrine pour respirer une autre fois, une fois encore... Ne voit rien que le ciel - ou regarde la longue lame taillée qui va tuer son mal, lui permettre dans longtemps de se lever, de bouger, de vivre:

Marielle entre.

Elle entre et passe devant la fenêtre, glisse plutôt qu’elle ne marche sur la frange du tapis, s’assied. Repoussés en arrière, ses cheveux dégagent une oreille au lobe presque effacé. Elle est tournée de profil, menton soutenu par un bras plié, accoudé sur celui du siège. L’autre bras repose sur la hanche, la cuisse, les jambes que sa main retient sous elle: une pantoufle est tombée, l’autre pend sous un talon rose, lisse et rond. Pantoufles ou nu-pieds de paille ou de rotin. La robe de chambre japonaise couvre les jambes jusqu’aux chevilles, ses larges manches laissent nus les avant-bras, son col doublé de soie dégage le cou, le prolonge en avant par un étroit triangle fermé entre les seins. Là se recourbe et bat une pagode, sous un cèdre, où de petits personnages vont entrer. Bat un peu fort, un peu vite... Le toit de la même pagode se retrouve au dessus de la ceinture, en plusieurs endroits du vaste pan rabattu sur les jambes; sur l’épaule, les manches. Les mêmes petits hommes s’en éloignent, se dirigent vers un tronçon de torrent.

Elle approuve de la tête, écoutant quelqu’un que je ne peux voir, que je n’entends pas. Elle suit du regard et du menton le déroulement de l’histoire, sourit des yeux - et c’est comme un envol de douceur sur tout le visage, au battement des cils soudain plus longs - se détend davantage, remue, interrompt d’un mot que je n’ai su comprendre, sourit encore, rit. Une seconde, à peine, brillent les dents. Déjà elle parle, lèvres serrées, bouche grande ouverte, serrées... Elle écoute. Sa main gauche a glissé sous le tissu et réchauffe quelques centimètres de peau, sur la gorge.

Le guéridon est vide devant elle: ni paquet de cigarettes, ni briquet. La femme venue la voir a dû prendre le cendrier et le poser sur ses genoux. Une fumée monte et se tord, se distend en spirales et volutes qui se dissipent aussitôt, mais non: qui montent invisibles devant le papier gris pâle du mur et viennent troubler, puis épaissir, une écharpe de fumée des bouffées précédentes flottant, presque immobile, sous le plafond, juste dans l’angle de la pièce.

Marielle ne fume pas. Elle a découvert qu’elle ne fumait plus depuis au moins quelques jours. Elle n’y pense pas, de nouveau attentive à une autre histoire: celle d’une portée de jeunes chiens et des jeux qu’imaginent deux enfants avec ces bêtes souples, dociles, qui parfois mordent. A peine extraits du panier dans lequel on les a transportés jusqu’à la grande allée, en plein bois, les chiots s’exercent à courir, trébuchent, tombent d’eux-mêmes; se retrouvent couchés sur le ventre, pattes antérieures bien allongées, oreilles droites. Secouent une ou deux fois la tête. Bondissent tout à coup vers une feuille morte, la manquent, boulent à nouveau dans une touffe d’herbes. Parfois deux d’entre eux amorcent un semblant de combat: que l’un morde, et ce sera lutte ouverte. Parfois encore l’un disparaît, il faut chercher la petite masse mobile de ses taches blanches et noires parmi le dessin des ombres et de la lumière, derrière une souche, sous les premiers taillis. Les enfants s’y emploient sous les ordres de Marielle: assise sur un carré de mousse elle a l’oeil à tout, compte les bêtes, vérifie qu’aucune ne s’égare ou ne se bat, surveille aussi les jappements brefs, les grondements, les abois. Elle a saisi un chiot par le cou et le dresse devant son visage, lui parle, le laisse lécher sa gorge et son cou, son nez qu’il mordille; l’embrasse sur le museau et puis le serre contre elle, tête calée contre l’épaule: presque aussitôt le chien s’endort.

Une ombre est passée, comme d’un nuage assombrissant d’un coup la forêt. Mais déjà Marielle s’est reprise, ses yeux sourient et elle me regarde. Je vois son front, l’arête légèrement courbe de son nez, ses joues maigres. Une veine bat sur la tempe gauche: ne pourrais-je aller à la cuisine chercher de la glace et servir des rafraîchissements? - Mais non, ne vous dérangez pas, je vais partir - Pas encore!.. Et que deviennent les poneys?

Le plus gros des chiens s’est couché sur le dos, pattes repliées, tête de côté. Il dort lui aussi, maintenant. Je gagne la salle à manger, tire au passage les rideaux: une auto manoeuvre, cherche en vain une place où se garer, s’arrête en double-file. Sur la table, les napperons du couvert que j’avais commencé à mettre. Whisky, porto. Citronnade ou jus de pamplemousse pour Marielle. Les verres. Le seau à glace.

La fenêtre de la cuisine ouvre sur le jardin, déjà obscur tout en bas. D’une corbeille de tulipes sourdent des couleurs restées vives: rouge et jaune, sur le sol de gazon. Troncs noirs des arbres, fuite vers moi des troncs noirs qui se ramifient juste en dessous, se multiplient en branches de plus en plus fines, légères, diversifiées. Explosion immobile du branchage, de quelques bourgeons encore, des premières feuilles. Coupures nettes et blanches, à leur base, des rameaux qui seraient venus battre aux vitres par grand vent. Et ce réseau de feuilles et de bois se profile sur le ciel rose du fond, au dessus des toits d’autres maisons, des tuyaux de leurs cheminées, de leurs antennes; des pigeons posés sur leurs faîtes, immobiles ou presque, tandis que chante un merle.

Sans doute, si à cette minute je me promenais dans la grande allée de la maison de campagne serait-ce l’instant où les odeurs s’élèvent et semblent plus lourdes: parfums mêlés de la mousse, des feuilles mortes, du bois mouillé. Un tracteur couvrirait de son lointain grondement les appels des oies et des dindons, le chant d’un merle comme celui-ci (qui s’est tu, traverse le jardin et disparaît derrière un mur). La nuit paraîtrait s’installer de plusieurs manières: à partir du sol à condition de regarder au plus près, se coulant d’abord entre les buissons, les taillis, sous les branches basses des sapins; puis remontant le long des troncs, atteignant les feuillages; effaçant à mesure le bleu du ciel. Ou bien la nuit prendrait possession de la moitié Est du ciel - la nuit ou plutôt un aplat gris continu, progressif, déjà piqueté d’étoiles au dessus des champs mais se clarifiant vers le haut - gris, gris-bleu, presque bleu, bleu - tandis que de l’autre bord, vers la maison, le ciel serait rose encore des dernières lueurs du couchant. Des taches de lumière presque blanche éclaireraient la cime des peupliers. Par contre les fenêtres resteraient obscures, là-bas, au bout de l’allée. La fenêtre de notre chambre... Rattachés, les trois fox-terriers laperaient du lait dans de vieilles casseroles. Les chiots dormiraient au fond des niches.

Peut-être Marielle préparerait-elle le repas. Ou bien, au salon, elle continuerait de tisser une tapisserie: celle qui se trouve dans ma salle à manger - cet oiseau rouge et blanc parmi les feuilles. Son doigt s’affairerait entre la trame à demi roulée et les laines de couleurs. Sa cigarette fumerait dans un cendrier, sur la table basse. Elle aurait passé un tricot et tout en travaillant parlerait aux enfants couchés sur le tapis, commentant pour eux un livre d’images. Ou bien elle se tiendrait contre moi dans l’allée, immobile, frissonnante un peu. Blottie, debout. Son épaule pleine, ronde, pèserait sous ma main. Ses cheveux frôleraient mon cou, par instants. Bras croisés sur la poitrine elle repartirait sans rien dire, pensant au dîner ou à la tapisserie à poursuivre, attentive aux craquements et glissements venus du sous-bois, plus sensible que moi aux odeurs.

Aucune ne me parvient ici, à cette fenêtre, depuis le jardin: il y a surtout ces couleurs qui sombrent, se fondent lentement en une même obscurité; le remue-ménage des oiseaux; leurs chants, leurs pépiements sur fond continu de voitures qui roulent, de l’autre côté de l’immeuble, et cette musique inconnue. Une bande d’hirondelles surgit, amorce un virage grinçant autour de l’orme, s’engouffre dans la brèche entre deux maisons qui laisse deviner, là-bas, un autre jardin. Loin déjà: survolant d’autres maisons, des rues, un parc, atteignant les quais, plongeant derrière les platanes, traversant le fleuve d’un coup d’aile au ras de l’eau, piquant droit vers le ciel. Là-haut d’autres hirondelles, isolées, aigües, planent sans bruit. Rapides, bien groupées malgré les crochets et zig-zags de leur vol, les oiseaux remontent l’avenue en frôlant les arbres, prennent au dessus du rond-point le même virage crissant qu’à l’instant même, ici. Mais là je suis assis sur un banc, coudes aux genoux, le visage entre mes mains.

C’est l’été.

Ombre profonde, presque bleue, des marronniers. Moineaux qui s’ébrouent, hérissés, dans des flaques de poussière. Bancs verts, jets d’eau. Couleurs acides des fleurs. Des cochers de fiacres jouent aux boules, à l’ombre d’en face, entourés de curieux. Fouets, chevaux. Tout un mouvement de passants et de voitures. La gesticulation mécanique d’un agent.

Assis, le visage entre mes mains: quand Marielle m’aura quitté, je partirai en voyage. Je mènerai ma voiture sur des routes étroites, tournantes, où la circulation se fait rare; où j’écraserai au passage du crottin frais; où par instants, de hautes herbes battues de vent, ou des buissons du talus, frôleront l’aile ou la vitre droites ou glisseront sur elles. Je conduirai vite, coupant les virages, accélérant dès que possible, sans crainte que crissent ou dérapent les roues. Je chanterai, peut-être. L’air pénétrera par la vitre gauche baissée, baignera ma joue, mon front, coulera derrière vers mes valises. J’aurai disposé un guide, un paquet de gauloises, un appareil photo sur l’autre siège: à sa place. Les paysages glisseront autour de moi, rapidement sur chaque bord (les bas-côtés, les fossés, les premiers feuillages), puis plus lentement (les champs, les prés), puis à peine (la ligne d’horizon hachée d’arbres, de haies, parfois de villages et de leurs clochers). Je traverserai par moments des parfums (champ de trèfle, bruyères) ou de la fumée dégagée par un chaume ou des branchages qu’on brûle. Je ralentirai à travers bois - quand le paysage serre de plus près la route - jetant de rapides coups d’oeil aux rochers, aux fougères, à une clairière de bouleaux. Attentif surtout à la présence de l’eau: ruisseaux, mares, étangs. Mais aussi aux perspectives nées d’un virage, de la plongée sur l’autre versant d’une colline, de la sortie d’une vallée. Le ciel sera sec, seulement barré de nuages dans le lointain.

Je roulerai. Des amorces d’idées, quelques mots sans suite, des impressions fugitives m’atteindront à peine: je roulerai. Parfois Marielle sera là et risquera une réflexion: le plus souvent à la rencontre d’animaux, ou à la vue de vieilles maisons, de fleurs. Je saurai, je crois, ne pas répondre. J’aurai noté la veille telle église, tel site, tel retable. Je m’arrêterai sur de petites places, à l’ombre d’ormes ou de tilleuls. Il fera chaud. Je regarderai le monument, prendrai quelques vues selon le meilleur angle avec des effets de feuillages, ou de grilles, ou de pavés au premier plan.

Mais auparavant j’aurai observé Marielle sans rien dire, quand elle vaque aux choses ménagères si vivement que je n’y vois rien. Je lui demanderai certaines précisions comme si je désirais l’aider, pour une fois: combien de temps elle laisse tremper mes chemises, quelle quantité de lessive elle met. Elle me répondra de ne pas m’en soucier ou bien me montrera, avec lenteur, comment faire. Elle devra recommencer plusieurs fois puis ce sera mon tour: je l’embrasserai sur le front et rirai de mon inhabileté, un peu fort. Tout se jouera dans la manière dont elle fermera les yeux.

Elle portera sa robe de chambre japonaise de soie bleue, sur laquelle certains petits hommes entrent dans une pagode, sous un cèdre, tandis que d’autres se dirigent vers les rochers d’un torrent: celle qu’elle porte encore en ce moment, au salon - Et ces boissons? La voix s’est étranglée sur le dernier mot; elle tousse - J’arrive! Je me redresse, essuie mes manches salies par la barre d’appui, prends deux cubes de glace que je laisse tomber dans mon verre: un peu d’eau teintée de whisky du verre précédent gicle sur ma main. Deux doigts d’alcool, encore, et de l’eau jusqu’en haut. Fermer la bouteille puis la porte du freezer, celle du réfrigérateur, celle de la cuisine.

Sur le tapis du salon, un livre fermé dont je détaille la couverture depuis l’entrée: des lettres hautes, noires renversées, surmontant la coiffure de plumes d’un prêtre inca...

Mais pas l’ombre de Marielle.

Chapitre II

Retour à la page d'accueil